Majeure 9. Philosophie politique des multitudes

Une philosophie politique de la différence anthropologique

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Entretien avec Bruno KarsentiB.K. : Dans le premier numéro de la revue Multitudes, nous avions formulé le projet de placer l’approche de la politique sur un tout autre terrain que celui de la philosophie politique telle qu’elle est pratiquée dans ses tendances dominantes. L’intention était surtout de lui conférer le caractère radical qu’elle ne pouvait plus avoir lorsqu’elle s’enfonçait dans les méandres du transcendantal, cherchait un aménagement des dispositifs contractuels pouvant servir de base à une « société juste », restait prise dans l’examen des conditions légitimes d’institution du pouvoir démocratique, ou encore la célébration des noces plus ou moins joyeuses de l’universel et du particulier. Ce tournant juridico-institutionnel de la pensée politique, en nette régression par rapport aux principaux acquis du post-structuralisme des années 70 comme d’ailleurs de ce qu’on pouvait tirer de fécond de l’école de Francfort, l’enchaînement rapide et les formes inédites des luttes depuis 1995 n’ont pas cessé d’en accuser les limites. Afin de bien mesurer le saut qu’il fallait accomplir, un mot d’ordre deleuzien revenait fréquemment dans le comité de rédaction : la vraie politique, c’est l’ontologie ! Ce mot d’ordre a-t-il pour toi un sens ? Te permet-il de mieux définir le politique, ou y vois-tu au contraire une source de confusion ?

E.B. : Je ne peux pas m’empêcher de commencer par renverser la formule. Pour Althusser, elle se déclinait plutôt de la manière suivante: la vraie ontologie, c’est la politique. Autrement dit, l’essentiel était et est encore pour moi de circonscrire et de situer le caractère irréductible de la politique comme telle, et de chercher à y reconduire l’activité théorique elle-même, c’est-à-dire de lui permettre de se ressaisir comme constitutivement politique dans ses objets les plus spéculatifs et les plus métaphysiques. Évidemment, dans cette perspective, la question du sujet, du rapport entre sujétion et subjectivation, revêt une dimension stratégique. Mais c’est peut-être en suivant le problème de l’irréductibilité du politique que les différences d’approches peuvent apparaître plus saillantes. Je comprends que ce refus de rabattre le discours politique sur des postulats ontologiques ou de le réinscrire dans une philosophie de l’histoire, les deux démarches reposant en somme sur le même principe, puisse être à son tour suspecté de quitter le plan où la politique se produit, d’en hypostasier les formes et les enjeux. Et l’on peut concevoir qu’un retour à l’ontologie, qui ménage l’apparition d’une nouvelle figure de l’être, se pose à l’inverse comme une manière d’appréhender la politique autrement, voire de faire de la politique autrement. Mais alors, c’est dans l’ontologie même que le clivage opère, à l’intérieur de ce qu’il faut bien appeler une lutte, où l’on cherche à dégager une ligne affirmative ou constituante. La force de cette perspective ontologico-politique, me semble-t-il, réside toute entière dans l’économie interne du concept de puissance tel qu’il prend forme chez Spinoza: la puissance est essentiellement rapport, elle augmente ou diminue, précisément parce qu’elle est un différentiel de passivité et d’activité, un point de passage permanent entre sujétion et subjectivation. De sorte que le concept de puissance est tout sauf une ontologisation du sujet comme entité préconstituée et fondatrice. C’est la base, ou du moins l’un des éléments essentiels de ce qui peut servir de base à une autre ontologie.
Un second geste visant à définir l’irréductibilité du politique consiste effectivement à suivre, comme tu le dis dans ta question, les « méandres du transcendantal ». Mais je ne pense pas, contrairement à ce que tu suggères, qu’elle soit nécessairement une entreprise de désamorçage. Le représentant le plus intéressant à mes yeux de cette tendance est Derrida. Ce qu’il appelle « spectralité » est en somme l’ultime figure du transcendantal, en laquelle, plus que jamais, la raison pratique prime sur la raison spéculative. Tout point de vue ontologique est alors critiqué au profit d’une « injonction » qui se dit éthique, et le cas échéant, prophétique. Il s’agit donc bien, en un certain sens, de faire revivre la perspective d’une refondation morale de la politique, et, dans cette mesure, de rétablir une nouvelle figure du sujet. Mais ce rétablissement est inséparable d’une dénonciation de toute forme de substantialisation du sujet pratique. À ce titre, on est à l’opposé de l’idée de puissance telle qu’elle opère dans les formes contemporaines du spinozisme. Le pôle transcendantal, dans la version qu’en donne Derrida, affirme qu’il est toujours encore possible de déterminer les conditions de l’action, d’engager une action qui ne serait pas prisonnière de la posture identitaire, de la « communauté imaginaire » qu’elle implique, dans un geste d’interpellation adressé à l’autre et à soi qui exige du sujet pratique et de l’action pour la justice qu’ils se distancient de leur propre ontologie. La conclusion n’est pas alors : il ne faut rien faire, mais, il faut le faire quand même, suivant une attitude qui retrouve certains accents du pari pascalien.

Entre ou au delà des deux pôles de l’ontologique et du transcendantal où le questionnement politique cherche à s’articuler, il me semble qu’on peut distinguer une perspective différente, qui est précisément celle dans laquelle se situe mon travail. Le déséquilibre dans lequel le discours politique est constamment pris entre d’une part une revendication d’autonomie, d’irréductibilité, et d’autre part l’impossibilité de ne pas s’étayer sur un discours spéculatif déterminé, me semble, non pas se résorber, mais du moins devenir plus intelligible lorsqu’on s’interroge sur l’articulation de la politique et de l’anthropologie. C’est par un retour sur certains points aveugles de notre interprétation du marxisme, et, au fond, sur une dénégation qui se trouvait bien chez Marx, que j’ai été conduit à envisager la nécessité d’une reformulation et d’une relance du problème anthropologique. Car c’est bien au niveau anthropologique, par l’inscription de différences anthropologiques, par le tracé sans cesse redéfini séparant l’humain et l’inhumain que se redoublent spéculativement les difficultés constitutives de la politique, transformant ou transposant la question du conflit dans celle de la norme, et ouvrant les conditions d’une institution ou d’une transformation des rapports sociaux à partir de cette différence critique. En somme, pour dire les choses très simplement, la fameuse sixième thèse sur Feuerbach est restée inachevée : « L’essence humaine n’est pas l’universel logé dans l’individu singulier. Dans sa réalité effective, elle est l’ensemble des rapports sociaux ». Soit. Mais les rapports sociaux risquent bien de tenir lieu d’une nouvelle abstraction métaphysique si on ne les reconduit pas à ce qui, en eux, tend toujours, sous des formes variables, à constituer la norme de l’humain, à la fixer, et à la rendre par là même intolérable. Cette question trace une grande ligne qui va de Nietzsche à Foucault en passant par Canguilhem. Il me paraît absolument nécessaire de s’y affronter lorsqu’on cherche à définir le sens de la biopolitique. Les rapports sociaux fonctionnent en posant des différences au sein de l’espèce – des différences réelles-imaginaires dans la vie elle-même, des différences de « nature » ou de « valeur » dans le vivant, dans les populations humaines – dont on est sans cesse conduit à reconnaître la contrainte et à dénoncer l’impossibilité ultime. De ce point de vue, la question de l’irréductibilité de la politique me semble bien être celle de la violence – entendons, de la violence normative ou parfois extrême produite par le jeu de la différence anthropologique.