Pendant le régime militaire, le général Médici, un des dictateurs de service, a eu un accès de sincérité en déclarant : “l’économie va bien mais le peuple va mal”. Il parcourait alors le Nord-Est brésilien où se concentrent des signes impressionnants de misère et avait été surpris par le spectacle de pauvreté qu’il avait devant les yeux. Cette épisode date des années 70, années de croissance accélérée de l’économie brésilienne (autour de 10 % par an du PIB), et pour beaucoup, du ” miracle brésilien “.
Des années de concentration extrême des revenus, ce qui a encore plus aggravé les indicateurs sociaux du pays. A cette époque., un ministre des Finances, Delfin Neto, n’a-t-il pas dit qu’il fallait que ” le gâteau grandisse pour qu’il soit ensuite partagé ” ? Le gâteau a grandi à un tel point que des spécialistes ont constaté que l’économie brésilienne a connu le plus haut taux de croissance entre 1880 et 1980, pendant les années 70, surtout. Situés parmi les 10 plus grandes économies du monde, nous sommes parmi les derniers pour ce qui concerne la qualité de vie de la majorité écrasante de la population. Le gâteau n’a pas été partagé.
Cette situation s’est aggravée pendant la décennie 80 et en ce début des années 90. Globalement, il s’est agi de 14 ans de décélération de l’économie, avec de longues périodes de récession et une croissance de l’inflation qui s’est approchée souvent de l’hyper-inflation. Au moment où j écris ce texte avril 1994 – l’inflation dépasse 45 % par mois. Aujourd’hui, presque la moitié des 150 millions de brésiliens est composée de pauvres et d’indigents. Ainsi, la situation a changé. En pire. Non seulement le peuple ” va mal “, comme l’a affirmé autrefois le dictateur, mais l’économie aussi, ce qui signifie pratiquement que le peuple va encore plus mal.
Cependant, en dépit de toutes les difficultés, ces dernières 15 années ont été très riches du point de vue des luttes sociales et politiques et de l’avancement de la démocratie politique dans le pays. Le mouvement syndical a pu reconquérir sa liberté, et des centrales syndicales se sont structurées, la CUT entre autres. Grâce à sa taille et sa combativité, elle a eu un rôle essentiel dans la résistance contre le chômage et contre la politique de compression salariale de ces dernières années. Les ” citoyens ” ont organisé de grands mouvements pour la conquête des libertés et de la démocratie politique comme l’indiquent les mobilisations pour les élections directes en 1984 qui ont rassemblé des millions de Brésiliens dans les plus grandes manifestations de l’histoire républicaine que le Brésil ait connues. Pendant les années 87/88 la société s’est largement mobilisée pour qu’une Constitution progressiste soit élaborée par l’Assemblée Nationale Constituante. Quelques conquêtes ont été obtenues.
En 1989, nous avons eu la première élection présidentielle directe, au cours de laquelle j’ai obtenu 48 % des suffrages (autour de 32 millions de voix) comme candidat de mon parti, le Parti des Travailleurs (PT) et d’une coalition de partis démocratiques et de gauche. Le président élu, Collor de Mello, un aventurier populiste, apparu sous le régime militaire, allait être destitué par le Congrès National, moins de trois an après son élection, sous l’accusation de corruption. Ceci n’a pu se produire que grâce à la pression de millions de Brésiliens descendus dans les rues.
Le Brésil est un pays conservateur, contrôlé par une élite qui a toujours tourné le dos au peuple ; menacée dans ses privilèges, elle a été capable de dépasser ses désaccords internes pour éviter que le peuple puisse influencer les voies de notre histoire.
Notre Projet de Programme de Gouvernement pour les élections de 1994 s’ouvre sur cette affirmation :
” A la différence de nombreux pays – dont certains de l’Amérique Latine – l’unité de la Nation et la construction de l’État National n’ont pas été accompagnées d’un processus d’universalisation de la citoyenneté.
” L’histoire du Brésil ne présente pas de révolutions nationales ; c’est un pays qui a réalisé toutes ses grandes transformations politiques et sociales à travers des processus conservateurs de conciliation des élites, et des alliances d’intérêts pour empêcher la présence de ceux ” d’en bas ” dans la réalisation des transformations nécessaires.
” L’Indépendance, en 1822, n’a pas entraîné de rupture avec la métropole et le pays a évolué vers une monarchie conservatrice et a créé de nouveaux liens de dépendance.
” L’Abolition (de l’esclavage) a frustré les désirs de réforme sociale qui animaient les dirigeants du mouvement et les aspirations de la grande majorité qui y participait.
” La République, en modifiant formellement les institutions, n’a pas été capable d’un changement significatif des groupes au pouvoir, et s’est soldée par une succession de frustrations populaires.
” Par deux fois, le besoin de réformes sociales profondes, afin de sortir des graves impasses politiques et économiques, S’est fait sentir dans l’histoire de la République. Mais tant en 1930 qu’en 1964 les classes dominantes ont adopté des solutions autoritaires pour résoudre la crise de domination.
” Il est symptomatique qu’elles aient appelé leurs mouvements ” Révolution “, peut-être pour essayer de légitimer dans l’imaginaire populaire les ruptures conservatrices qu’elles ont effectuées avec le précaire État de Droit existant. “
J’ai fait cette longue citation de notre Projet de Programme afin de bien indiquer l’enjeu des élections de 1994 et comment nous essayons de répondre aux problèmes posés aujourd’hui dans le pays. Le grand défi consiste à mettre fin à une situation de pauvreté et de misère d’une grande partie de la population brésilienne – un véritable apartheid social qui exclut des millions de Brésiliens de la production, de la consommation et, ce qui est plus grave, de la citoyenneté réelle.
Les conservateurs brésiliens ont adopté le credo libéral, qui commence également à emporter dans un même naufrage le monde développé. Ils essaient d’obliger le Brésil à mettre à l’ordre du jour ” les grands problèmes a résoudre ” : la taille de l’État, la nécessité d’ouverture internationale de 1’économie, la déréglementation du travail, etc. Il s’agit d’un discours pour le moins bizarre venant de ceux qui ont vécu et se sont épanouis grâce à l’État,, qui ont tiré bénéfice du protectionnisme et qui ont enfreint systématiquement la législation du travail.
Nos élites veulent l’assainissement de l’État, mais pratiquent systématiquement la fraude fiscale. Elles veulent une Banque Centrale ” indépendante “, mais ont toujours essaye contrôler en leur faveur. Elles se plaignent des intérêts élevés, mais obtiennent une grande partie de leurs profits de la spéculation financière.
Cette ” modernité ” dont elles font tant état semble suspecte. Notre modernité est autre.
Qu’est ce que c’est que d’être ” moderne ? C’est manger trois fois par jour. Avoir droit au travail. Pouvoir envoyer ses enfants dans une école publique de qualité. Avoir un système de santé et de sécurité sociale décent, un logement et une infrastructure d’assainissement. Avoir accès à la justice et jouir de droits humains respectés. Or ce n’est pas ce qui se passe au Brésil, ce pays où les enfants vivent à l’abandon dans les rues, voués au crime, à la prostitution, au risque d’assassinat ; les pauvres, surtout les noirs, les femmes et les homosexuels sont victimes de la violence ; les indiens, les habitants de bidonville et les travailleurs agricoles sont massacrés.
Devant ce tableau tragique nos libéraux ne savent apporter en réponse que ” l’ouverture “, ” l’économie de marché ” où les privatisations apporteront la solution à tout. Ceux qui ont plus de ” sensibilité sociale ” seront capables de proposer quelques politiques compensatoires, comme si l’ampleur des problèmes que ce pays a accumulés pouvait être résolue par de tels expédients.
Face à ces graves problèmes sociaux, nous avons affirmé clairement qu’il faut penser à un nouveau modèle de développement. Nous ne pouvons plus attendre que le gâteau grandisse pour ensuite le partager, mais faire en sorte que la croissance et la distribution aillent de pair. Et que la distribution soit un facteur de croissance.
Pour rendre viable ce but – combattre la pauvreté et la misère, éliminer cet haïssable apartheid social, nous défendons dans notre programme la création d’un grand marché de biens de consommation de niasse, capable de nourrir ces centaines de millions de Brésiliens pauvres ou marginalisés, de les faire accéder à un système de santé et de sécurité sociale effectifs, de faire qu’aucun enfant ne reste dans les rues mais puisse être scolarisé dans une école publique reconstruite, et que tous aient progressivement le droit au logement, au tout à l’égout et au transport.
Ce programme aura un impact très fort sur l’ensemble de l’économie brésilienne qui, malgré la crise prolongée, présente aujourd’hui une complexité considérable dans son système productif. Le programme prévoit des réformes. D’abord, une réforme agraire (jamais faite dans le pays) qui élimine les latifundia improductives, qui démocratise la propriété de la terre et qui soit accompagnée d’une politique agraire (de crédits, de prix, de transport, de stockage) servant de levier à une révolution productive dans le pays.
Le nouveau modèle économique exige des réformes sociales assurant un programme de création d’emplois consistant et spécifique, un des plus grands problèmes nationaux. On sait que l’emploi ne croît pas exclusivement en fonction de la croissance de l’économie, et qu’il nécessite des mesures particulières. Parmi les réformes sociales une place particulière est accordée à une nouvelle politique des revenus, spécialement, mais non exclusivement, à une augmentation des salaires réels. Il n’est pas possible qu’on continue avec notre salaire minimum de 83 dollars américains, un des plus bas du monde. Un Programme National de Revenu Minimum sera institué, l’État devant l’accorder à toute famille à bas revenus, dès qu’elle inscrit ses enfants à l’école.
L’expansion accélérée du marché intérieur aura un impact non seulement sur le secteur de biens de consommation de masse, mais sur l’ensemble de l’économie; elle exige des mesures de politique industrielle et agricole permettant d’obtenir des gains significatifs de productivité. Nous espérons ainsi éliminer le faux antagonisme entre le choix du marché interne ou externe. La constitution d’une économie d’échelle devra assurer la compétitivité à l’économie brésilienne. Elle est nécessaire dans une époque de globalisation et particulièrement pour un pays qui doit développer son commerce extérieur afin d’accélérer les importations exigées par le cycle d’expansion et l’augmentation de la consommation interne.
La mise en oeuvre de ce modèle suppose une conception d’un développement écologiquement équilibré, à la recherche d’une harmonie spatiale dans un pays marqué par de grandes différences régionales. Pour cette raison, des programmes spécifiques pour des régions comme le Nord-est ou l’Amazonie seront élaborés. Ce projet national de développement se heurtera à quelques obstacles, pour lesquels nous devrons apporter des solutions. Le premier, et le plus important, c’est le financement.
La faillite de l’État brésilien est un fait ; la plus grande partie de l’épargne interne est dirigée vers la spéculation financière et les capitaux étrangers vont fondamentalement vers le secteur spéculatif, dans la mesure où l’inflation prolongée et d’autres difficultés comme le manque de crédibilité des gouvernants, font obstacle aux investissements extérieurs. Cet état de choses exiee d’assainir l’État, de le réformer et de le démocratiser. L’Etat brésilien a été historiquement privatisé par les intérêts particuliers de grands groupes économiques associés à une partie de la bureaucratie. Il a crée des protections légales (tarifs préférentiels d’ énergie, des subsides pour les intrants industriels, des taux d’intérêts spéciaux, etc) et a permis surtout une expansion illimitée de la corruption (” pots de vin “, faveurs, absence de concurrence pour l’obtention des marchés publics – ou fraude -, surfacturation, fraude fiscale, etc.) couverte par l’inexistence de mécanismes de contrôle institutionnel et social. Cet assainissement de l’État lui permettra de récupérer sa capacité d’investissement, surtout dans les secteurs vitaux comme l’éducation et la santé, tout en gardant sa capacité d’intervention dans les secteurs économiques que nous considérons stratégiques, tels que le pétrole, l’énergie et les télécommunications.
La crédibilité et la transparence de l’action gouvernementale sont les atouts que nous avons pour négocier avec le capital étranger, tout en valorisant notre potentiel économique, un grand attrait pour les investissements, ou pour négocier avec le capital national, en le réorientant vers le secteur productif. Le gouvernement devra tenir compte des négociations, inspirées en grande mesure par la création , il y a deux ans, des Chambres Sectorielles de l’industrie automobile, auxquelles participent des syndicats liés à la CUT et élaborées avec l’aide d l’économistes du PT. L’exemple de ces Chambres est intéressant. Devant l’imminence d’une décadence irréversible de l’industrie automobile, une négociation a été entamée entre patronat, travailleurs et État. Un accord sur une réduction de 22 % du prix des voitures est intervenu, ce qui a dynamisé rapidement le marché intérieur. Les syndicats ont obtenu une augmentation réelle de salaires de 25 %, échelonnée sur deux ans avec une stabilité de l’emploi et même sa croissance. L’État a diminué une partie des impôts, mesure accompagnée par un processus d’expansion de la masse fiscale collectée, la production ayant augmenté substantiellement avec la dynamisation du marche Les entreprises, grâce à une croissance réelle et dans la perspective d’arriver à produire deux millions de voitures par an jusqu’à la fin du siècle, ont commencé à faire de nouveaux investissements importants, à travers le renouvellement du parc industriel. et l’apport de changements technologiques significatifs, ce qui a eu un impact favorable sur la compétitivité des véhicules brésiliens sur le marché extérieur.
Cette négociation a eu aussitôt des conséquences en termes d’augmentations salariales, d’expansion de l’emploi, de production et de productivité et donc de politique industrielle, et des implications sur le commerce extérieur, la collecte des impôts et, finalement, sur la lutte contre l’inflation.
L’indispensable combat contre l’inflation nia pas encore reçu de formulation précise. D’abord, parce que l’on ne peut pas connaître d’avance le scénario que nous aurons en 1995, cela dépend beaucoup des résultats du plan économique actuellement mis en œuvre. De toute manière, une politique anti-inflationniste, complémentaire des mesures de politique monétaire demandées par l’évolution du contexte interne, exigera une réforme fiscale qui pénalise davantage ceux qui gagnent plus, à côté d’une réforme des organismes du Ministère des Finances chargés de la collecte des impôts. Ensuite, nous aurons recours à des mesures de protection/ouverture, à des politiques visant le contrôle des monopoles et des oligopoles et un changement du profil de la dette interne. En ce qui concerne la dette extérieure, il faudra examiner la teneur exacte de l’accord en cours ces jours-ci avec les créanciers, pour engager une négociation souveraine, en alliance avec d’autres pays débiteurs.
Ce modèle de développement et les politiques sociales qui lui sont liées cherchent à créer des bases matérielles pour l’expansion réelle de la citoyenneté. Un des risques graves encourus par les pays de l’Amérique Latine est que le manque de démocratie économique et sociale mette fin à la démocratie politique. Preuve en est le coup d’État de Fujimori au Pérou ou la déstabilisation politique récente au Venezuela. Le soulèvement dans le Chiapas, au Mexique et les agitations dans les provinces pauvres de l’Argentine montrent l’instabilité des institutions qui résulte de la crise sociale. Mais il ne suffit pas d’avancer dans la démocratisation de la vie économique et sociale. Il faut approfondir la démocratie politique. Universaliser la citoyenneté signifie, non seulement respecter les droits humains, créer et élargir de nouveaux droits, mais surtout instituer un véritable espace public dans un pays marqué par le conservatisme et par la tentation autoritaire tel que le Brésil. La réforme de l’État exige sa démocratisation, par la multiplication des mécanismes de contrôle de la machine étatique par la société, combinant représentation et participation populaire, ce qui redonne force à la proposition démocratique.
L’universalisation de la citoyenneté ne sera effective que si l’on accorde la priorité à l’éducation. Cela permettra de créer une force de travail qualifiée capable de répondre aux défis lancés par ce nouveau cycle de la révolution industrielle, mais surtout de rendre possible la constitution de citoyens dotés de discernement et, donc, aptes à rompre avec le clientélisme, un des principaux fléaux du système politique brésilien.
Le Programme de Gouvernement que nous défendons a vocation d’universalité pour le Brésil.
Nous aurons une nouvelle politique extérieure, parce que nous aurons un projet national. Nous chercherons à renforcer nos liens avec le reste de l’Amérique Latine, en impulsant l’intégration régionale (le projet Mercosul, entre autres),, car, pour nous, l’intégration va de pair avec le projet national ; ne donne-t-elle pas plus d’atouts aux pays du Sud dans l’affrontement avec les grands blocs ? Le Brésil cherchera à construire des rapports plus souverains et plus ouverts, non seulement avec les États- Unis et l’Union Européenne, mais surtout avec des pays comme la Chine, la Russie, l’Inde et l’Afrique du Sud. La présence du Brésil dans le monde sera marquée par la lutte en faveur d’un ordre économique plus juste, d’une démocratisation des relations internationales et d’une réforme de l’ONU et d’autres organismes internationaux.
Il existe au Brésil aujourd’hui un grand mécontentement en ce qui concerne l’état actuel des choses. Une partie de cette opinion publique, déçue par les politiciens traditionnels, s’incline vers la candidature du PT aux prochaines élections. Je suis sûr, cependant, que l’important est de transformer ce sentiment de non-conformité en adhésion au Programme de Gouvernement qui sera la base de la campagne du PT aux prochaines élections.
Notre gouvernement subira la pression de ceux “d’en haut”, qui n’hésiteront devant rien pour enlever toute viabilité à notre projet. Mais il subira aussi de fortes pressions de ceux “d’en bas”, car nombreux sont ceux qui voudront obtenir dans quelques semaines ou dans quelques mois, ce qu’ils n’auront pas pu remporter pendant des décennies.
Seul un gouvernement transparent, solidement ancré dans le peuple, à travers des mécanismes de participation populaire, pourra réformer les institutions, garantir la gouvernabilité et commencer le processus de réformes dont nous avons besoin et qui seront les bases de la révolution démocratique que nous proposons pour le Brésil.
Sâo Paulo, avril 1994
Traduit du portugais par H. Hirata et H. Le Doaré