Une réflexion sur des pratiques féministes du réseau NextGENDERationEn partant du débat qui opposait “la positivité de la politique” à la “négativité de la théorie” ainsi qu’il s’est développé sur la liste NextGENDERation -un réseau européen d’ étudiants et de chercheurs en études féministes- nous recherchons les voies par lesquelles la division entre “penser” et “faire” est le mécanisme clé par lequel se singularise la production de connaissance tout au long des lignes de races et de genres ; comme l’ont relevé des générations de féministes , l’amoindrissement comme théorie du savoir des “autres”- femmes et peuples- et la relégation de ces connaissances à la catégorie de “description” maintiennent la division sexuelle et raciale du travail en faveur des intellectuels ( males) et blancs et au final protége les relations de domination actuelles. Nous argumentons que l’affirmation de pratiques féministes et sans doute leur repolitisation ne sont pas suffisantes pour surmonter la négation de la théorie . Au lieu de cela nous avons un besoin urgent de nous remémorer à la lumière des interventions féministes de NextGENDERation’s au forum social de Florence, des généalogies féministes , queer et antiracistes qui d’un coté permettront l’émergence de nouvelles subjectivités et de l’autre l’affermissement du féminisme comme projet oppositionnel.
À chaque génération l’action libère nos rêves
Adrienne Rich
——
Notre projet[[Nous remercions María Puig de la Bellacasa pour son intervention dans ce texte.vient du désir de créer un espace où il soit possible d’échanger des réflexions théoriques sur les relations de pouvoir sur les corps – le patriarcat et l’hétérosexualité, et leurs intersections avec le racisme et les inégalités économiques – qui configurent nos vies actuellement dans le temps et l’espace. Nous avons mis en place un réseau de femmes étudiantes en recherches féministes.[[Dès le début du réseau les recherches féministes ont été comprises dans leur sens générique, comme se référant à l’ensemble des champs d’étude nommés en anglais Women studies, Gender studies, et en français Études féministes ou théorie féministe. Nous avons toujours entendu employer « recherches féministes » dans un sens inclusif, en référence à la diversité des types d’intérêts intellectuels et des réflexions en relation avec le féminisme, que ces recherches aient lieu à l’université, dans des associations de femmes ou ailleurs. Nous utilisons Études Féministes avec des majuscules quand nous parlons spécifiquement des départements d’Études Féministes universitaires. NextGENDERation est devenu le nom de ce réseau d’étudiantes et de chercheuses intéressées par les études féministes, les gender studies, ou la théorie féministe, qu’elles soient dans l’université ou en dehors. Comme le réseau était centré sur le contexte européen, tout en ne s’y limitant pas, une liste électronique, installée en 1998, a fourni le premier espace collectif pour diffuser l’information et s’engager dans le difficile travail d’articulation de politiques tout à la fois liées à notre intérêt commun pour les recherches féministes et rendues différentes par les langues, les origines géographiques, les positions politiques, et les histoires particulières de chacune.
Le(s) sujet(s) de la théorie
Parmi les premières discussions apparues sur la liste électronique a surgi un débat sur la difficulté de combiner travail théorique et militantisme. Ce démarrage par une vieille et irritante question jamais vraiment résolue, et dont l’irrésolution précisément permet l’engendrement de nouvelles impulsions théoriques et politiques, montre bien le genre de ré-articulations féministes cherchées par NextGENDERation . Dans ce contexte, nous avons été particulièrement frappées du fait que la plupart des interventions au cours de cette discussion tournaient le dos à la théorie en général, et à la théorie féministe en particulier. On y trouvait un sentiment général que les Études Féministes officielles faisaient de la « théorie pour la théorie », et non une théorie « pour un mouvement, ou pour l’appliquer dans ma vie, en le reliant à la vie vécue par ma mère, en tant que femme vivant et respirant dans une société encore plus sexiste. » D’autres mails exprimaient le regret que « la théorie féministe ait tendance à s’échapper vers des terres introuvables ». Très peu de la « sentencieuse théorie étudiée a un impact sur la vie des femmes réelles confrontées aux problèmes réels de la violence dans leurs vies. » « Je ne pense pas que l’essentiel de ce qui sort de la discipline soit vraiment de la théorie élaborée pour un usage militant ». Un autre message allait jusqu’à parler d’une « sorte de conspiration pour maintenir les militantes inefficacement enfermées dans des débats théoriques, plutôt que de les laisser juste agir. » La description des Études Féministes officielles comme d’un « espace où vous laissez le problème dehors » semblait résumer l’image que beaucoup de jeunes étudiantes féministes en colère avaient de leur « discipline ».
Cette ré-articulation contemporaine dans un contexte féministe de la question des rapports théorie-pratique a rendu visible un nouveau sujet historique fortement impliqué dans le débat: une génération d’étudiantes dont le voyage en féminisme avait commencé par une formation universitaire en Études Féministes. Alors que ces étudiantes avaient peut-être choisi les Études Féministes comme n’importe quelle autre discipline universitaire, leur intérêt politique pour le féminisme s’était développé ensuite à travers la lecture et la discussion des textes théoriques féministes dans les salles de cours. Leurs interventions sur la liste électronique témoignaient en fait des attentes politiques particulières des étudiantes qui suivaient les Études Féministes. L’émergence même de ce nouveau sujet est indicative des transformations apportées par les luttes féministes à l’université, où elles ont fait entrer et se développer des cours officiels en Études Féministes, des programmes, et des examens.
Nous ne soulignerons jamais assez combien ce développement est inégal en Europe – dans de nombreux pays la recherche féministe et les Études Féministes n’ont pratiquement aucune reconnaissance académique – et combien il reste fragile. Mais il est également important de montrer quelles transformations du féminisme cela entraîne, et quelles nouvelles subjectivités en ont véritablement émergé. L’émergence de ce nouveau sujet étudiant est particulièrement significative en termes de complexification de la généalogie connue des Études Féministes comme champ de systématisation théorique issu des luttes féministes des années 1970. Cette complexification transforme encore davantage les recherches féministes et les Études Féministes en lieu de rencontre de sujets aux généalogies personnelles très différentes quant à la manière dont elles sont venues à la connaissance et à la politique féministes. Ces différences impliquent une confrontation permanente à la question « Que voulons-nous que nos théories fassent ? » Car les Études féministes ont été effectivement le point de départ de la politisation (féministe) de ces nouveaux sujets.
La tension exprimée dans beaucoup d’interventions de la liste – entre la « positivité de la politique » et la « négativité de la théorie », comme l’a résumé Teresa de Lauretis – a soulevé la question de ce qui est arrivé à la théorie féministe dans les années 1990, quand la recherche féministe, ou le féminisme, est devenue une « discipline ». « Qu’est-il arrivé à une audacieuse aventure lancée il y a trente ans pour transformer les institutions sociales et académiques, pour qu’elle soit finalement récupérée par elles ? », se demande Ellen Messer-Davidow dans le contexte américain. Certes son interrogation sur le féminisme académique ne résonne pas de la même façon dans le contexte européen, où les Études Féministes, en tant que champ de connaissance critique, ne bénéficient pas d’une reconnaissance académique semblable. Mais cette question nous invite fortement à nous interroger sur les effets structurants des formats académiques sur notre connaissance critique et sur notre intervention politique. Les féministes ont parfaitement compris le pouvoir d’exclusion des institutions académiques, note Messer-Davidow, mais nous ne faisons que commencer à comprendre le pouvoir qu’elles pourraient exercer en nous aidant à avancer dans nos projets.[[Ellen Messer-Davidow (2002), Disciplining Feminism. From Social Activism to Academic Discourse, Durham, Duke University Press. Messer-Davidow se réfère au pouvoir du format académique disciplinaire qui, à travers le relais entre institutionnalisation et intellectualisation tracé par les disciplines de savoir académique, risque de supprimer l’impulsion généalogique des recherches féministes. Cette impulsion généalogique, selon la notion foucaldienne de généalogie, unit les connaissances savantes aux mémoires locales pour établir une connaissance historique des luttes féministes et pour faire un usage tactique de cette connaissance aujourd’hui.
Cependant les réaffirmations nécessaires de cette impulsion généalogique, à travers laquelle les recherches féministes peuvent continuer à alimenter et déstabiliser les Études Féministes ne peuvent pas, pensons-nous, exiger d’en passer par la négation de la théorie. Les perspectives critiques sur la division entre « penser » et « faire », qui insistent sur l’expérience sensible incorporée dans la production de la théorie, ont été poussées plus loin par les féministes quand elles ont rendu visible la division sexuelle du travail entre « penser » et « faire » et, ce faisant, ont contesté les systèmes d’oppression existant. Beaucoup de féministes ont analysé comment la femme savante, et ses variantes scientifique et théorique, avaient été interprétées comme une contradiction dans les termes. De telles contradictions ont conduit Evelyn Fox-Keller à se demander dans quelle mesure la nature de la science est liée à l’idée de masculinité, et à ce que cela signifierait pour la science s’il en était autrement.[[Evelyn Fox-Keller (1985), Reflections on Gender and Science, New Haven, Yale University Press. Plus récemment, Sara Ahmed a invoqué le caractère toujours masculin de la grande théorie comme une des raisons pour lesquelles les féministes se sont lassées d’en faire.[[Sara Ahmed (1998), Differences that Matter. Feminist Theory and Postmodernism, Cambridge and Melbourne, Cambridge University Press. Ce qui est arrivé dans la division sexuelle du travail entre « penser » et « faire » est que la connaissance, la raison, la logique, l’analyse ont été mises du côté masculin, tandis que les domaines de l’expérience, du sentiment et de l’intuition étaient mis du côté féminin. Les règles du jeu académique disciplinaire obligent à cadrer les sujets de certaines manières, certains modes de discours seulement passeront pour théoriques, et les critiques féministes ont montré combien ces modes et manières étaient genrés. Trop souvent, ce que les femmes disent, est « trop brouillon » pour passer pour de la théorie – le brouillon venant du brouillage des frontières entre disciplines établies, ou des frontières entre le théorique, le personnel, le politique, le descriptif, l’émotionnel. Surtout, des questions comme celle de la division du travail – et les croyances qui y sont liées quant aux capacités des hommes et des femmes, quant aux objets connaissables et aux sujets sachants – qui structurent nos économies de la connaissance, ont été généralement évacuées hors du champ des études académiques. De telles questions ont été mises sur l’agenda universitaire par les Études Féministes, qui l’ont marqué, en même temps que de leur impulsion critique, du désir d’autres connaissances, transformatrices; bref qui ont marqué l’université d’un devenir-femme (transformateur) de la connaissance.
Parallèlement à l’analyse de la division sexuelle du travail, les féministes ont aussi fortement critiqué la production de connaissances sur les problèmes raciaux. Les études sur la division raciale du travail, qui viennent pour une grande part des écrits de féministes noires et du « tiers monde », ont remis en cause la logique théorique pour expliquer le racisme qui existe en son centre. La connaissance de l’Autre ethnique n’est autorisée que si elle reste cantonnée à l’intérieur de frontières thématiques et territoriales bien circonscrites, de sa « propre » culture et/ou nation, ce qui réduit la connaissances des Autres à la seule catégorie de la description et leur statut à celui d’informateurs locaux. Dit autrement, dans les études occidentales, les particularités des ethniquement Autres ont tendance à être considérées comme des exemples pratiques d’abstractions théoriques rapportées aux seuls lieux blancs d’énonciation.
Dans le contexte des économies de la connaissance féministe, ceci a pour implication la critique de la codification ethnicisée du savoir par des intellectuels masculins blancs mais également par des féministes blanches occidentales. Barbara Christian et Bell Hooks, pour ne mentionner que deux noms parmi la riche tradition des recherches féministes noires ont contesté par exemple l’hégémonie de la théorie déconstructiviste et des critiques postmodernistes du sujet dans le contexte universitaire américain.[[Bell Hooks(1990) « Postmodern Blackness », in Yearning: Race, Gender and Cultural Politics, Toronto. La « course à la théorie » selon les termes de Barbara Christian, poursuivie par quelques penseures féministes et par les nouveaux philosophes occidentaux à travers le changement du langage critique et la réinvention de la théorie, a eu pour résultat d’exclure une fois de plus les écrits des peuples de couleur en général et des femmes noires en particulier du centre des débats théoriques, et de maintenir les hiérarchies du privilège en faveur des intellectuels blancs[[Barbara Christian (1987), «Race for Theory » in R. Davis and R. Schleifer (eds.) (1994), Contemporary Literary Criticism: Literary and Cultural Studies, New York, Longman, 123-131..
Les contributions théoriques des féministes du Tiers monde ont apporté de nouvelles perspectives sur les interrelations entre race et disposition à la théorie. Mais elles ont jeté aussi une lumière essentielle sur les manières dont le format disciplinaire académique continue de perpétrer la racialisation des domaines théoriques aujourd’hui. Dans son enquête sur les universités américaines, Chela Sandoval a discerné ce qu’elle a appelé un « apartheid des domaines théoriques »: la sphère post-structuraliste blanche masculine, la théorie féministe blanche euro-américaine, et la théorie féministe post-coloniale et du tiers monde[[Chela Sandoval (2000), Methodology of the Oppressed, Minneapolis and London, University of Minnesota Press. . Une telle division de travail, selon Sandoval, montre la façon dont le colonialisme intellectuel utilise savoir et pouvoir au sein d’un système qui s’approprie le savoir de « l’Autre » (les peuples noirs et les femmes) et réduit leurs contributions par une catégorisation dévalorisante. En définitive, ceci se traduit notamment par un « apartheid des connaissances académique » dans une dynamique complice à celle du capitalisme avancé. Il faut s’interroger sur cette persistance de la division du travail intellectuel entre les penseurs migrants et postcoloniaux, féministes et hommes. Nous voyons cette sorte de travail critique comme une tentative d’articuler des projets capables de former entre ces domaines trop souvent séparés de nouvelles coalitions intellectuelles et politiques.
Les liens manquants
Au fur et à mesure du développement du réseau NextGENDERation, les interactions virtuelles de la liste ont été complétées par des rencontres en chair et en os de différents membres du réseau, dans différents contextes, allant de réunions informelles dans des maisons, des cafés, dans les couloirs de rencontres féministes plus importantes, jusqu’à une participation plus explicite à des conférences féministes, à des journées de travail cyberféministes, et à des discussions publiques sur l’état du féminisme contemporain. Comme nous étions souvent présentées comme de jeunes féministes, nous en sommes venues à comprendre que la notion de génération dans le contexte de notre réseau avait moins à voir avec l’âge qu’avec la complexification des différentes manières d’en arriver au féminisme – à ses théories et à sa politique – et avec l’engendrement des réarticulations féministes contemporaines. Un point crucial que nous continuons à sous-estimer à ce propos est le caractère intriqué des systèmes d’oppression, que ce soit selon les lignes de race, de sexe ou de classe, en même temps que l’importance de la critique de l’hétérosexualité telle qu’elle est articulée par les auteurs queer et lesbiennes. S’intéresser à la normativité hétérosexuelle et blanche ne signifie pas seulement contester quelques unes des catégories de base à partir desquelles se sont organisées les conceptualisations théoriques féministes actuelles, mais ouvrir les possibilités de différentes formes de lutte politique.
Un autre point qui informe de plus en plus notre manière de travailler est la prise de distance par rapport au modèle de la représentation en politique, que l’université continue de soutenir, en faveur d’un type plus contagieux ou « viral » de micropolitique. Cela coïncide avec un processus de politisation du réseau qui, dans sa façade publique, doit encore inventer comment un intérêt commun dans les recherches féministes peut se traduire dans l’articulation de positions politiques, ou être le lien qui le permet.
Ce qui a animé de plus en plus notre engagement dans le réseau est l’alimentation ou le renforcement de l’impulsion généalogique des recherches féministes, comme part des continuelles réinventions et ré-imaginations féministes. Notre impatience se reflétait dans le désir de certaines d’entre nous de faire une intervention féministe au Forum social européen de Florence en 2002. Nous imaginions cette participation comme un petit espace d’atelier informel et collectif qui permettrait un échange créatif entre diverses personnes qui la plupart du temps n’habitent pas les mêmes domaines de l’intervention féministe. Quand le titre de l’atelier a été choisi, « Les liens manquants : le féminisme et la résistance mondialisée » le souhait de participer au Forum social européen faisait converger plusieurs préoccupations. L’une concernait nos généalogies féministes, et ce qu’il en advient quand la théorie et le militantisme restent séparés, ou quand les luttes multiples, si souvent mentionnées mais portées par des corps différents, sont marginalisées. C’est de là que vient notre recherche de nouvelles formes de subjectivité féministe, reflétant la complexité de nos métissages et de nos investissements corporels, et luttant contre la réduction simpliste à la notion de genre ou de différence sexuelle.
Cette recherche pourrait trouver de nouvelles opportunités dans le « mouvement des mouvements » – caractérisé par l’émergence de nouveaux sujets et de nouvelles alliances, et par l’abandon des identités rassurantes organisées – mais seulement si nos impatiences féministes arrivent aussi à transformer le mouvement. Car nous sommes également préoccupées par l’absence de perspectives féministes à l’intérieur du « mouvement des mouvements » – un mouvement qui nous laisse nous demander ce qu’il advient des connaissances issues des luttes menées à partir de positions subjectives multiples et différenciées liées aux différences sexuelles, ethniques, dans les identités telles que nous les connaissons aujourd’hui, où on les fait s’effondrer dans le concept indifférencié de « la multitude ». Un mouvement qui oublie trop facilement quelles luttes portées par quels corps ont produit des concepts cruciaux comme « le personnel est politique », la politique de la vie quotidienne et du désir.[[Cristina Vega (2002), Firenze, feminism, global resistance.
http://nextgenderation.let.uu.nl/esf/
C’est peut-être dans l’affirmation des généalogies féministes, antiracistes et queer, qui informent tant de pratiques et de théories des résistances mondiales, et dans l’affirmation de nouvelles alliances et impatiences qui refusent de manipuler les oppressions les unes contre les autres, que les nouvelles subjectivités féministes se créent, et sont capables de soutenir l’impulsion généalogique du féminisme comme projet antagonique.