Entretien réalisé par Yann Moulier BoutangYANN MOULIER BOUTANG – J’ai dit ailleurs (La Quinzaine Littéraire de la deuxième quinzaine de janvier 2000) ce que je trouvais dans votre ouvrage de profondément novateur dans l’espace culturel français : un renversement radical de la perspective critique. Vous ne vous contentez pas de l’idée classique de la récupération par le capitalisme de la contestation, vous allez plus loin en montrant dans la partie rétrospective reconstructrice de votre ouvrage l’ampleur de la crise interne du capitalisme aussi bien dans les entreprises que dans la société et surtout vous soulignez à quel point cela résultait de la conjonction libératrice de la critique sociale (l’égalité) et de la critique artiste (l’autonomie et la liberté). Quel rôle positif ou négatif ont joué dans ce diagnostic pour l’un comme pour l’autre les grandes écoles de pensée, les outils théoriques que vous avez eu à votre disposition pour penser la société actuelle et son devenir ?
EVE CHIAPELLO – On peut répondre de deux façons à votre question, selon que l’on s’intéresse aux outils théoriques que nous avons utilisés comme matériaux de construction de notre modèle théorique ou à nos influences dont toutes ne sont pas très conscientes. En ce qui concerne les « matériaux de construction », la plupart sont liés assez directement à nos travaux antérieurs à l’un et à l’autre. Du côté de Luc Boltanski, ce qui a joué un grand rôle est la tentative de trouver un juste milieu entre les deux courants de pensée auquel il a contribué successivement dans les années 70 puis 80 : dans les années 70, il s’agit des approches qui pensent le monde social en termes de rapports de force et de domination avec notamment des travaux de type bourdieusien, et dans les années 80, il s’agit de sa contribution, avec Laurent Thévenot [[Luc Boltanski, Laurent Thévenot De la Justification. Les économies de la grandeur, Gallimard, 1991., à un courant très différent qui met plutôt l’accent sur les dimensions positives du lien social et sur les conditions de réalisation du juste dans la société. Nous nous expliquons assez sur ces sources lorsque nous faisons évoluer la notion d’épreuve de façon à ce qu’elle englobe à la fois l’épreuve de force et l’épreuve de grandeur (p. 68, puis 73-76).
Ceci a fait que nous avons pris au sérieux l’exigence de justification qui pèse sur les représentants du capitalisme, et que nous n’avons jamais cru à la possibilité d’un capitalisme totalement sauvage, sans pour autant être assez naïfs pour nier l’existence de rapport de forces et de violences économiques et sociales. Par ailleurs, l’ouvrage avec Laurent Thévenot était aussi une théorie de la critique et mettait en évidence la nécessité d’un point d’appui critique, i.e. d’une « cité » de référence, pour pouvoir dénoncer un dispositif, un comportement, etc. comme pour pouvoir le défendre. Ceci explique que nous avons tout de suite analysé le discours managérial comme un discours qui sert aussi à donner des justifications, lesquelles pour être crédibles supposent d’être mises à l’épreuve. Les travaux des économistes des conventions dont nous sommes familiers nous incitaient aussi bien sûr à aller dans ce sens.
LUC BOLTANSKI – Des travaux de Eve Chiapello, nous avons repris le distingo entre la critique artiste et la critique sociale. En particulier nous avons étendu la critique artiste au-delà de ses manifestations au sein du champ culturel auxquels elle s’était limitée dans ses premiers travaux [[Eve Chiapello, Artistes Versus Managers. Le management culturel face à la critique artiste, Métaillé, 1998.. Un certain nombre de nos lecteurs n’ont d’ailleurs pas compris ce nom de « critique artiste » mais nous l’avons gardé car le mode de vie de nombreux artistes et le type d’activités auxquels ils se dédient, supposées créatives et libres de contraintes, fonctionnent comme des alternatives vivantes permettant de constester les conditions de travail du grand nombre, tout comme les réalisations socialistes et communistes fonctionnaient comme alternatives pour la critique sociale. Ce distingo nous permit de voir que les étudiants en 1968 portaient les thèmes de la critique artiste tandis que les ouvriers étaient proches de la critique sociale. En fait, ces deux critiques sont le plus souvent portées par des groupes distincts même si elles peuvent faire alliance temporairement et cela est dû principalement au fait qu’elles sont largement incompatibles, de même qu’elles renferment en leur sein des tensions assez fortes (cf. p. 81-88). Notons par ailleurs que la critique artiste n’est pas le fait de tous les artistes et intellectuels (certains la rejettent d’ailleurs au nom de la critique sociale) ni uniquement des artistes et intellectuels (on a vu combien elle a pu pénétrer le mouvement syndical et notamment la CFDT). Nous avons utilisé systématiquement la dichotomie critique artiste/critique sociale pour analyser les discours des différents acteurs de notre histoire (experts patronaux, syndicalistes, hommes politiques, etc.) et celle-ci s’est révélée être un outil de compréhension si remarquable que nous avons structuré tout le livre autour d’elle.
EVE CHIAPELLO – En ce qui concerne les autres influences, il y a bien sûr les travaux d’Albert Hirschmann [[Albert Hirschmann, Exit Voice and Loyalty, Harvard University Press, 1970, Les passions et les intérêts, PUF, 1980. (auquel nous avons d’ailleurs dédié le livre) et ceux de Michael Walzer [[Michaël Walzer, La critique sociale au XXe siècle, Métailié, 1995 ; Critique et sens commun, La découverte, 1990 ; Sphères de justice, Le Seuil, 1997. desquels nous sommes très proches en ce qui concerne l’analyse de la critique et de son rôle. Nous avons été aussi très marqués par l’ouvrage de Karl Polanyi [[Karl Polanyi, La grande Transformation, Gallimard, 1983 (première édition, 1944)., notre but plus ou moins avoué étant de refaire La Grande Transformation, mais cette fois non pour expliquer la chute de la « société de marché » mais son retour (si on nous pardonne cette expression alors que nous disons plusieurs fois dans le livre que la figure principale d’aujourd’hui n’est pas le marché mais le réseau). Ce livre montre en particulier que la société se défend contre les destructions que provoque le capitalisme, et que des groupes sociaux se lèvent et se trouvent chargés à différents moments de l’histoire de cette défense (cf. Polanyi, 1983, p. 182-183). Les travaux de l’école de la régulation nous ont aidé à concevoir différents âges du capitalisme et de son esprit. En ce qui concerne notre conception du capitalisme, Schumpeter[[Joseph Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, Payot, 1963 (première édition, 1942). Nous évoquons cette influence p. 584-586. qui développait sur ce point l’intuition de Marx, a aussi été très important car pour lui le capitalisme est profondément révolutionnaire. Sa dynamique propre est de sans arrêt changer ses modes d’organisation, de production et de commercialisation, ainsi que d’inventer de nouveaux produits et services, la concurrence se chargeant ensuite de diffuser à l’ensemble des concurrents des innovations au départ introduites par un seul, ce processus étant à la base du comportement mimétique des entreprises. Dès lors il était très facile de concevoir que le capitalisme venait de faire une fois de plus la révolution et que toutes les entreprises se conformaient peu à peu aux nouveaux modes d’organisation jugés plus efficaces et efficients.
LUC BOLTANSKI – Enfin, pour clôre une liste qui n’a rien d’exhaustive, nous avons ferraillé bien sûr avec l’essai de Max Weber [[Max Weber L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Plon, 1964. auquel le titre de l’ouvrage fait référence. Nous y avons trouvé que le capitalisme avait besoin de motifs éthiques lui étant extérieurs et parfois même complètement étrangers pour engager les personnes, que le capitalisme ne se résume pas à la soif du profit mais en est plutôt une « modération rationnelle » (selon des principes que nous avons considérés changeants selon les époques). Par ailleurs, nous avons presque constamment travaillé selon la méthode de l’idéal-type cherchant à identifier les caractères propres d’une époque tout en négligeant les continuités également évidentes (d’où le reproche que nous ont fait certains de montrer un capitalisme monolithique et de n’avoir pas voulu voir par exemple que coexistaient aujourd’hui différentes formes d’organisations capitalistes renvoyant notamment aux différents âges de l’esprit du capitalisme).
Y. M. B. – Vous montrez bien que le capitalisme déstabilisé par la force de la critique sociale (poussée égalitaire des luttes ouvrières, démocratisation politique dans les années 1965-1975) a su s’ouvrir dans une certaine mesure aux valeurs de la critique artiste ( autonomie, liberté, transversalité) pour affaiblir les syndicats et le Mouvement ouvrier en général, pour déclasser son projet réformiste ou révolutionnaire. Vous décrivez ainsi après la composition de l’antagonisme, la décomposition des forces et de cette alliance qui a été la clé du triomphe du libéralisme. Mais dans la dernière partie de votre livre vous esquissez la perspective d’une recomposition, d’une fertilisation réciproque des deux versants de la critique. Vous parlez d’une renouveau de la critique sociale. Y a-t-il de nouveau possibilité de confluence de la critique artiste et de la critique sociale ? Ou bien ces hybridations que nous avons vus se manifester dès 1995 (et même avant dans le mouvement lycéen) avec la forme des coordinations (auxquelles la revue Futur Antérieur avait consacré une large place), des mobilisations massives largement transversales et ponctuelles autour de problèmes comme les sans-papiers, la Taxe Tobin, aujourd’hui le mouvement qui secoue toute l’Éducation nationale, sont-elles plus des juxtapositions sans lendemain que des fusions et des créations nouvelles ?
LUC BOLTANSKI – En ce qui concerne l’alliance des deux critiques artiste et sociale, il faut tout d’abord lever une ambiguïté. Cette conjonction n’est pas en soi nécessaire à la mise en cause efficace du capitalisme comme le montrent les succès antérieurs du mouvement ouvrier sans les renforts de la critique artiste. Mai 68 était, de ce point de vue, exceptionnel. Ce que nous pensons en revanche est que l’association des deux critiques, du fait même qu’elles sont largement incompatibles, permet de les modérer l’une l’autre pour en tirer le meilleur. La critique sociale, lorsqu’elle n’est pas modérée par la critique artiste, risque fort, comme nous l’avons vu avec l’Union Soviétique, de faire fi de la liberté, tandis que la critique artiste non tempérée par les considérations d’égalité et de solidarité de la critique sociale peut très rapidement faire le jeu d’un libéralisme particulièrement destructeur comme nous l’ont montré les dernières années. Et ce qui vaut pour l’équilibrage des deux critiques vaut aussi pour la mise en balance des deux motifs d’indignation qui sous-tendent chacune d’elle. Cela dit, il s’agit là d’un exercice très difficile car des groupes se reforment assez rapidement privilégiant tel ou tel facteur d’indignation au détriment des autres.
EVE CHIAPELLO – C’est pourquoi les nouvelles formes de contestation qui s’appuient sur des nébuleuses de groupements aux objectifs divers sont peut être la solution à ce problème délicat. Par cette forme organisationnelle, est garantie, d’une part, que chaque revendication est forte puisqu’elle est prise en charge par certains groupes qui s’y consacrent et, d’autre part, que toutes sont présentes et obligées de dialoguer.
Quant à la manière dont les transformations du capitalisme ont permis de déjouer la critique, il est essentiel de comprendre que la décomposition des forces critiques ne fut pas obtenue que par machiavélisme (même si à l’évidence l’externalisation a eu souvent pour motif le fait de contourner les résistances opposées par des syndicats internes trop forts). A bien des égards, les responsables d’entreprises ont entrepris de donner aux personnes ce qu’elles réclamaient pour obtenir à nouveau leur implication au travail, ce qui revient à dire que c’est le succès de la critique artiste qui l’a rendue moins dangereuse pour le capitalisme. Certes pour de nombreuses personnes l’autonomie est fallacieuse et n’est faite que de précarité. Pourtant le vieux chef hiérarchique qui exigeait qu’on obéisse sans discuter a largement disparu, mis à la retraite anticipée : qui le regrettera ?
C’est un aspect de notre livre que les mouvements critiques ont du mal à comprendre : la force et le talon d’Achille du capitalisme est qu’il doit séduire de très nombreux travailleurs pour fonctionner. C’est sa force parce que quand il est convaincant, il est peu vulnérable ; c’est sa faiblesse au sens où il est obligé de s’amender si les personnes se désimpliquent et il est évident que la critique joue un rôle essentiel à la fois dans l’ampleur de cette défection et dans son identification comme problème par les dirigeants d’entreprises. Cependant, parce que le capitalisme se révolutionne lui-même en permanence pour que l’accumulation continue, la réaction la plus probable des responsables d’entreprises à une critique de forte intensité sera de chercher des solutions pragmatiques compte tenu de leur jeu de contraintes quitte à changer comme ils en ont l’habitude une fois de plus leur organisation. Malheureusement pour la critique, ou heureusement selon les visées qu’on lui prête, le changement n’affole pas vraiment les entreprises. Un avantage que nous voyons à cette façon d’envisager les choses est que la critique doit se sentir pour partie libérée de l’obligation de trouver elle-même les solutions aux problèmes qu’elle soulève, injonction qui permet trop souvent de la stériliser.
Y. M. B. – Une question plus « spécialisée » maintenant : page 437 vous expliquez que dans un capitalisme essentiellement « connexionniste » les deux problèmes symétriques à régler, mais autrement que dans la théorie « morale » traditionnelle, sont l’exclusion d’un côté et l’égoïsme de l’autre. Le premier parce qu’il constitue une forme de fuite vis-à-vis du réseau de collecte de la valeur et pas simplement pour les dysfonctionnements sociaux qu’il occasionne ; le second parce le manager en entreprise ou en free-lance qui profite du réseau pour son propre intérêt (le faiseur selon votre terminologie) sans en faire profiter les autres (comme le mailleur altruiste) constitue lui aussi, un élément de fuite. Ce faisant, vous entendez décrire les termes nouveaux du problème de l’exploitation auquel se trouve confronté le capitalisme actuel. Si la valeur se trouve produite au sein des réseaux, il importe que a) que le maillage soit aussi fin que possible, qu’il n’ait pas de trous (la densification communicationnelle offre une occasion historique de ce maillage) ; b) que les différences de potentiel entre les divers points de connexion soit appropriées par des entrepreneurs qui jouent le jeu (loyauté non plus des salariés vis-à-vis du manager, mais des managers vis-à-vis des actionnaires de la corporate governance). Mais ainsi, ne posez-vous pas le problème du seul côté du « management » ? Que dire en effet des ceux qui sont dans le réseau, qui multiplient la densité connectique mais sans pour autant être dans le réseau valorisable.
LUC BOLTANSKI – Notre but dans cette section du livre que vous mentionnez était de reconstruire une théorie de l’exploitation susceptible d’appuyer une relance de la critique sociale dans le nouveau monde en réseau. Si les deux sources d’indignation qui fondent la critique sociale sont d’une part la misère des pauvres, d’autre part l’égoïsme des riches, la formule générale de l’exploitation peut s’écrire comme suit : « l’égoïsme des riches est cause de la misère des pauvres ». L’exclusion pointe à l’évidence sur la forme de misère du monde connexionniste. Mais, il nous fallait encore décrire la forme qu’y prend l’égoïsme, ce que nous avons tenté de faire avec la figure du faiseur qui utilise les connexions qu’il possède en évitant au maximum d’être utilisé par elles, alors que la logique réticulaire est celle de la réciprocité des échanges. La nouvelle formule de l’exploitation est donc : « les comportements des faiseurs sont causes de l’exclusion ».
EVE CHIAPELLO – Par ailleurs, la notion d’exploitation est essentiellement une notion économique. Elle pointe sur le fait que des personnes participent à la création de valeur sans être rémunérées au niveau de leur contribution. Notre but étant de refaire une théorie de l’exploitation, nous avons donc naturellement mis au centre la question de la valorisation du réseau. Dans cette perspective, ceux dont vous parlez « qui sont dans le réseau et multiplient la densité connectique mais sans pour autant être dans le réseau valorisable » sont effectivement des exploités, au sens où ils contribuent à la valorisation sans être rémunérés pour cette contribution. Mais c’est à la critique 1) de montrer qu’ils participent, 2) de construire une contre-échelle de mesure des contributions (à la manière des grilles de classement des emplois des conventions collectives) de façon à obtenir une rémunération suffisante pour celles-ci.
Cela dit, la critique sociale n’est pas obligée de s’appuyer uniquement sur une théorie de l’exploitation. Même si nous ne nous y sommes pas essayés, on peut dans l’absolu envisager la construction d’autres instruments de mise en accusation mettant en scène différemment les motifs d’indignation de la critique sociale, et même envisager une recombinaison plus large incluant les sources de protestation de la critique artiste.
Y. M. B. – Est-il pertinent de représenter la société comme constituée de deux mondes : celui des « branchés » sur le réseau et celui des sans liens des « désaffiliés », des « exclus » ? N’y a-t-il pas ( sans nier l’existence de « dé-branchés », de totalement déconnectés) plutôt un affrontement sous-jacent et de plus en plus fort entre des constitutions permanentes de réseaux nouveaux, libres, et leur subsomption, absorption dans le réseau de la production de valeurs capitalisables comme l’atteste le problème de la « fuite » hors du circuit , de la « déviance » des hackers, et l’autovalorisation de l’individu entrepreneur de sa liberté et non de la production de valeur marchande accumulable au moyen du réseau ?
LUC BOLTANSKI – La forme « réseau » ne sert évidemment pas qu’à faire du profit, même si ce que l’on note est le fait qu’elle est de plus en plus utilisée pour en faire, y compris de façon illégale (que l’on pense seulement au poids économique des marchés criminels). Le succès de cette forme dans le champ économique, lié notamment à la disponibilité d’outils de communication à distance qui la rende possible sans que le contrôle soit perdu, appelle en face le développement de forces critiques fonctionnant elles aussi en réseau et ayant la plasticité et l’extension du capitalisme. Car comment combattre avec des organisations hiérarchiques et planifiées au sommet, un procès capitaliste qui s’étend de façon décentralisée et réticulaire ? Donc, il serait dans l’ordre des choses, comme vous le suggérez, de voir se développer un affrontement de plus en plus fort entre les deux types de réseaux (capitalistes et critiques), comme entre les réseaux criminels et les autres.
Y. M. B. – Une question sur l’exploitation, le travail gratuit contenu. Le monde connexionniste et connectique (les NTIC, nouvelles technologies de l’information et de la communication), semble être un nouvel eldorado. Mais on s’aperçoit que ce monde « riche » repose sur une masse considérable de travail gratuit, d’absence de statut, de protection, de formes nouvelles de pression au travail, à la performance. Croyez-vous que la critique dite « artiste » est loin de ce type de préoccupation qui traditionnellement étaient du ressort de la critique sociale ?
LUC BOLTANSKI – La critique « artiste » n’est pas forcément loin de ces préoccupations. Ses tenants devraient s’apercevoir que la liberté n’est pas réelle pour de très nombreuses personnes et que sa réalisation effective est impossible sans sécurité, c’est-à-dire sans statut, mais cette idée de « statut » est tellement associée à la bureaucratie qu’ils ont combattu que nous ne sommes pas sûrs qu’ils soient prêts à enfourcher ce cheval de bataille. Par ailleurs, il faut bien voir que la critique artiste est aujourd’hui surtout portée par des personnes placées en haut de la hiérarchie socioculturelle, qui ont fait des études supérieures, qui travaillent souvent dans des secteurs créatifs (le marketing, la pub, les médias, la mode, internet, etc.) ou encore sur les marchés financiers ou dans des sociétés de conseil, et que leur sensibilisation à ce qu’est, à l’autre bout de l’échelle sociale, la vie d’un ouvrier intérimaire, qui n’a, lui, aucune espèce d’intérêt à la mobilité, est pas loin d’être nulle. Mais la critique artiste, encore une fois, n’est pas spontanément égalitaire ; elle court même toujours le risque d’être réinterprétée dans un sens aristocratique : la liberté à laquelle prétend l’artiste, peut être considérée comme un moyen d’accomplir une créativité humaine, c’est-à-dire formellement donnée à tous, bien qu’elle soit brimée chez la plupart. Mais on sait bien que, alliée, depuis le XVIIIesiècle et surtout au XIXe siècle, aux conceptions de l’art comme « sublime » et de l’artiste comme « génie », la critique artiste s’est souvent accompagnée d’un mépris pour le « commun », pour les « petits bourgeois », pour les « beaufs », etc. Certes, le « peuple » ou le « prolétariat » pouvaient paraître à l’abri de ce mépris, mais parce que la critique s’en donnait un tableau idéalisé et purement abstrait. Le « peuple », comme entité, était conçu comme « admirable », mais ses représentants réels, quand par aventure il arrivait aux tenants de la critique artiste de les croiser, ne pouvaient sembler que décevants, avec des préoccupations « terre à terre », « rétrogrades », etc.
EVE CHIAPELLO – C’est pourquoi l’alliance de la critique artiste avec la critique sociale est la meilleure garantie d’une promotion de l’égalité dans les libertés. Mais demander la sécurité n’est pas la seule façon pour la critique artiste de faire face aux problèmes que vous soulevez. Elle pourrait aussi le faire en redonnant de l’importance à ce motif qui lui est si fortement lié : le refus de voir la valeur des choses, historiquement des œuvres d’art et par extension du travail artistique, se résumer à leur valeur marchande, et au-delà le refus de voir le marché organiser des activités jugées trop nobles ou trop dignes pour être perverties par lui. La critique artiste a toujours été un rempart contre la marchandisation, notamment de l’homme et de son travail. Or il est essentiel que soit conservée une telle position critique qui permet que le capitalisme soit cantonné dans sa sphère et ne deviennent pas tyrannique au sens de M. Walzer en envahissant tous les secteurs de la société. En fait, il n’est pas impossible que la critique artiste soit amenée à disparaître accouchant de deux groupes en forte opposition comme on peut par exemple l’illustrer avec la question des OGM : d’un côté les tenants de la sauvegarde de « l’authenticité » de la nature qui sont contre toute production de masse et commercialisation d’OGM, voire toute recherche sur la question ; de l’autre ceux qui pensent qu’il ne faut rien interdire aux capacités d’innovation de l’homme et qui ont vite fait de faire alliance avec les forces capitalistes qui voient tout le profit que l’on peut tirer d’un tel credo libertaire.
Y. M. B. – Comment analysez-vous les pratiques des nouveaux mouvements sociaux ? Quelle stratégie praticable voyez-vous se dessiner ou non ? Après toutes les transformations productives, l’unité sur laquelle elle s’appuie est-elle encore pour vous le lieu de travail, l’entreprise ? Quand vous parlez d’employabilité et de développement de la notion de compétence, (p. 479) vous faites allusion à des structures de formation, de transition qui sont hors entreprises : comment voyez-vous le rôle des ces institutions par rapport au marché standard ?
EVE CHIAPELLO – Ce sont des institutions qui équiperaient le marché du travail, comme aujourd’hui l’équipent l’ANPE, les journaux de petites annonces, les agences d’intérim, mais qui instrumenteraient une nouvelle façon de mesurer la valeur des travaux réalisés par les personnes. On est aujourd’hui dans une situation où les compétences investies dans les tâches ne sont pas reconnues à leur juste valeur. Pour prendre un exemple, on fait réaliser à des ouvriers classés « non qualifiés » dans les hiérarchies professionnelles, et payés en conséquence, des tâches de maintenance et de contrôle de qualité qui, quand elles étaient réalisées par du personnel spécialisé, étaient considérées et payées comme qualifiées. Un autre exemple est celui de la restauration rapide dont la plupart des équipiers sont des étudiants payés au salaire minimum comme si leur niveau d’études n’avait aucune incidence sur la qualité de leur travail et notamment sur leur réactivité et leur capacité à gérer plusieurs activités en même temps (s’occuper d’un client, commander les hamburgers en cuisine, tenir la caisse, etc.). L’instrumentation de la notion de compétences est peut être une solution comme le fut celle de qualification dans les conventions collectives du second esprit du capitalisme.
Y. M. B. – Vous écrivez que dans le capitalisme s’appuyant sur la cité de projet et le réseau, « les grands ne tiennent pas en place, les petits restent sur place » (p. 446). Mais s’agit-il du discours que tente de faire passer le capitalisme ou bien de la réalité ? N’y a-t-il pas une autre espèce de mobilité chez les petits ou les pauvres qui maille et fait à la fois un réseau qui n’est pas transformable ou appropriable directement par la norme marchande ?
EVE CHIAPELLO – Nous avons déjà évoqué le travail de maillage qui sert au réseau valorisable mais qui n’est pas reconnu notamment financièrement, ainsi que les réseaux alternatifs d’où sortiront nous l’espérons de nouvelles forces et formes critiques. En dehors de ces deux cas de figure, la mobilité des petits étant le plus souvent une mobilité subie, n’est pas vraiment de nature à créer du réseau. Ils sont ballottés au gré de leurs fins de contrats et courent d’un employeur à l’autre pour ne pas disparaître définitivement de la toile. Ils circulent comme marchandises dans un réseau dont ils ne tricotent jamais la maille, et sont échangés par d’autres qui s’en servent en revanche pour entretenir leurs propres connexions. Comme nous l’expliquons lorsque nous évoquons la nature de l’exploitation en réseau, la mobilité du grand, source d’épanouissement et de profit, est exactement à l’opposé de celle du petit qui n’est qu’appauvrissement et précarité. Ou, pour reprendre l’une de nos formules, la mobilité de l’exploiteur a pour contrepartie la flexibilité de l’exploité.
Y. M. B. – Quand vous passez en revue (pp. 481-498) les solutions esquissées ou proposées au problème du statut de l’emploi et de la protection du salarié dans un monde « flottant » bien qu’en réseau, vous savez que certaines propositions que vous placez à la suite les unes des autres sont concurrentes : RMI, contrat d’activité, revenu universel prétendent apporter des solutions différentes et partent d’a priori très différents. Dans l’économie de réseau, vers quel type de mesures croyez-vous que les transformations penchent ou devraient pencher ?
EVE CHIAPELLO – Cette partie du livre ressemble en effet un peu à un inventaire à la Prévert puisque sont juxtaposés des dispositifs parfois défendus par des ennemis politiques ! Nous avons cherché à montrer par cette accumulation que de nombreuses idées étaient lancées dans l’espace public et que la critique n’était pas démunie de propositions et d’idées, ce qui était une autre façon de combattre le fatalisme ambiant, car on a trop souvent l’impression qu’il n’y a pas d’alternatives aux politiques menées alors qu’il existe plein de petites marges de manœuvre. Nous avons montré dans les chapitres précédents comment l’ancien monde s’était défait, non sous le coup d’un grand événement et d’une cause unique, mais sous l’effet d’un amoncellement de micro-changements, différents en outre selon les pays. Il ne faut donc pas être trop inquiets de ne pas avoir trouvé la pierre philosophale et la réponse unique à tous les problèmes du monde, car on peut très bien se mettre en marche avec juste quelques petites idées qui, se cumulant changeront peut-être la face de notre société, même si bien sûr nous rêvons, comme d’autres, de voir se reconstruire une vraie grande alternative et une belle utopie.
LUC BOLTANSKI – Pour autant, nous n’avons pas non plus mis « n’importe quoi » dans la liste que vous évoquez, histoire de faire masse. Nos principes de sélection sont en fait tout à fait apparents puisqu’il s’agissait de recenser des mesures anti-exploitation en réseau. Nous les avons ainsi regroupées en trois groupes :
a) les propositions qui vont dans le sens de l’établissement d’un cadre comptable permettant de recenser les contributeurs à une création en réseau, ce pour éviter les cas de figures évoqués dans cette interview où des personnes maillent au profit d’autres sans être rémunérées ni même remerciées pour ce travail rendu invisible par le manque d’outils adéquats de révélation. C’est le groupe des propositions de loin les plus floues.
b) les propositions qui visent à réorganiser les rémunérations des contributeurs en réseaux. Ceci suppose tout d’abord de mesurer les contributions autrement qu’à leur valeur de marché aujourd’hui, car c’est cette valeur qui est jugée injuste dans un procès en exploitation, mais en se basant sur les compétences par exemple. Outre la somme monétaire qui doit venir en échange d’une contribution en réseau, la justice dans un tel monde suppose aussi que lorsqu’un lien se défait les personnes sont en mesure d’en nouer d’autres ce qui porte le nom d’« employabilité » sur le marché du travail. Nous avons donc recensé de nombreuses idées qui vont dans le sens du développement et d’une instrumentation d’un droit des travailleurs, si ce n’est à l’emploi, du moins à l’employabilité, c’est-à-dire à la sauvegarde et au développement de leurs capacités à trouver un emploi.
c) les propositions qui cherchent à rééquilibrer les chances et donc à distribuer de façon égalitaire les ressources qui facilitent les connexions. De ce point de vue, renforcer la sécurité au plus bas de l’échelle est une condition sine qua non pour permettre à tous le tirer le meilleur de la mobilité à l’image de nos élites. Il s’agit de mesures qui favorisent l’accès des moins mobiles aux profits de la mobilité, mais aussi de mesures, comme la taxe Tobin, qui diminuent les profits que les plus mobiles peuvent tirer de leur capacité à valoriser les réseaux.