2. Europe constituante ?

Vers une science des étrangers ?

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Dans cet entretien Michael Hardt analyse les évolutions apportées à l’équilibre du pouvoir impérial par la guerre en Irak. L’unilatéralisme américain débouche sur une situation militaire intenable; mais le multilatérisme européen ne signifierait qu’un partage des profits par quelques autres grandes puissances. Les manifestations du 15 février 2003, prolongeant par leur mode d’organisation le cycle de luttes altermondialistes, sont plus prometteuses pour la multitude. Celle-ci, précise M. Hardt, est “un concept de subjectivités sociales singulières (…) mais qui peuvent communiquer, collaborer et agir en commun”. Son développement est orienté par les caractéristiques majeures du travail immatériel, qui exerce son hégémonie à travers la composition complexe de la division du travail mondiale. Le fait d’écrire “multitude” au singulier indique la “capacité décisionnelle” requise pour que la multitude puisse devenir un projet social. L’une des manières de concevoir ce projet sur le plan intellectuel serait l’instauration d’une science des étrangers, “un devenir-étranger dans son propre pays et dans tous les pays”.
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Pour la version originale de ce texte :

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—–Multitudes : Dans des articles écrits avant et pendant l’invasion de l’Irak, vous avez décrit l’unilatéralisme américain comme « un coup d’État à l’intérieur du système mondial ». Vous opposez l’unilatéralisme de Bush aux négociations multilatérales chères aux élites impériales. Mais qu’est-ce que la résistance à la guerre aura révélé concernant la composition des multitudes ? Où, et à travers quels moyens, les forces démocratiques peuvent-elles gagner un statut d’acteur sur la scène mondiale ?

Michael Hardt : Pendant les mois précédant la guerre en Irak, le grand conflit idéologique entre les forces politiques dominantes a posé une alternative tranchée quant à la forme de la gestion mondiale : « unilatéralisme » ou « multilatéralisme », c’est-à-dire domination américaine de la politique mondiale ou contrôle partagé parmi un ensemble de pays à travers la médiation des Nations unies. Au moment de la conquête de Bagdad, les USA ont dit haut et fort que leur position unilatérale était la bonne. Ils ont le pouvoir militaire pour agir indépendamment, et seule leur résolution politique permet de faire face à l’irruption ponctuelle, et inéluctable, du désordre mondial. Mais alors que l’occupation américaine de l’Irak s’enlise, alors que les soldats américains tombent l’un après l’autre sous les attaques de la guérilla, pendant que l’Irak et l’Afghanistan « libérés » s’avèrent toujours davantage chaotiques et ingouvernables, la victoire à la Pyrrhus en Irak semble donner de plus en plus fortement raison à la position multilatérale. L’Amérique ne peut pas faire cavalier seul. Elle a la force de frappe militaire permettant de vaincre une armée, mais elle ne peut pas fournir les troupes nécessaires à une police d’occupation sur le long terme ; sur le plan politique et culturel, elle n’a pas le savoir-faire qu’il faut pour créer et imposer un gouvernement stable ; et en termes économiques, elle n’a pas l’argent nécessaire – surtout en l’absence du pétrole irakien – pour financer cette coûteuse entreprise. Les événements semblent indiquer qu’une coalition multilatérale de puissances aurait eu plus de facilité à dominer et à transformer l’Afghanistan et l’Irak, tout en préservant l’ordre et la sécurité à un niveau global.
Il me semble important en effet de constater que le gouvernement unilatéral du monde, du moins tel que les dirigeants actuels à Washington le conçoivent, est impossible à maintenir. Cela ne veut pas dire que les États-Unis ne pourront pas continuer de poursuivre de telles aventures (assurément tragiques pour tous ceux qui seront impliqués), mais plutôt qu’elles ne seront que des phénomènes transitoires, qui ne réussiront pas à créer un ordre mondial. Néanmoins, l’échec de l’unilatéralisme ne valide pas à mes yeux la thèse du multilatéralisme, du moins dans la forme ouverte et pluraliste où l’on se plaît souvent à l’imaginer. La forme actuelle d’ordre mondial ne sera pas maintenue par un concert démocratique d’États-nations, s’orchestrant à l’intérieur du forum des Nations unies, par exemple, ni par une stratégie ne reconnaissant pas les hiérarchies réelles dans la structure du pouvoir mondial existant. Bien sûr, ce n’est pas ce que l’on entend par multilatéralisme dans les discours actuels. Le multilatéralisme, c’est le partage de la décision et des profits par un petit nombre d’États-nations. Une stratégie multilatérale en Irak, par exemple, ne donnerait pas tous les contrats pétroliers à une société américaine, mais les partagerait sans doute avec une société française. En fait le drame de l’unilatéralisme et du multilatéralisme ressemble aux vieilles scènes où le roi ne peut pas conduire ses guerres tout seul, et doit aller chercher de l’aide financière et militaire auprès de l’aristocratie ou des condottieri. Voilà le genre de multilatéralisme que l’on nous joue aujourd’hui. Ce n’est, autrement dit, qu’une lutte entre deux stratégies de contrôle mondial, deux modèles différents de guerre globale.
Tout ceci, comme vous le suggérez avec raison, n’a rien à voir avec la résistance et l’évolution de la multitude. (La « résistance » du multilatéraliste Chirac à l’unilatéralisme bushien peut être significative, mais ce n’est pas ce qui nous intéresse ici.) En soi, bien sûr, le champ de la résistance à la guerre est plutôt limité : tout ce que nous pouvons faire est de dire non. Pourtant, les mouvements de la multitude pendant la guerre en Irak étaient bel et bien impressionnants. Un jour, quand on jettera un regard rétrospectif sur l’époque actuelle, le 15 février 2003 apparaîtra peut-être comme la date la plus significative du début du millénaire, le jour où des millions de personnes ont manifesté contre la guerre à travers les villes du monde entier. C’était la première manifestation réellement mondiale. Cependant, les protestations contre la guerre, quelle que soit leur ampleur, demeurent des expressions simplement négatives, si on ne les relie pas à d’autres mouvements. Et de fait, les manifestations contre la guerre ont un rapport intrinsèque à la protestation contre la forme actuelle de la mondialisation, sur le plan de leur organisation et de leur orientation. Les manifestants ont compris depuis quelque temps déjà que l’état de guerre mondial recoupe les formes de l’Apartheid mondial, les régimes d’inégalité et d’appauvrissement qui divisent le globe : pour s’opposer à l’un, il faut s’opposer à l’autre. Et sans aucun doute, le 15 février et l’ensemble des protestations massives contre la guerre ont été rendus possibles, matériellement et idéologiquement, par des événements comme le Forum social mondial et tout le cycle des luttes altermondialistes, de Seattle en 1999 jusqu’à aujourd’hui, qui s’opposent à la forme actuelle de la mondialisation. C’est en tout cas là que la résistance à la guerre a ouvert les possibilités les plus positives et les plus prometteuses de formes démocratiques d’action globale.

Multitudes : Aujourd’hui, paradoxalement, la dynamique constituante des multitudes apparaît le plus clairement dans les mouvements sociaux de la « vieille Europe » – avec le risque constant d’une instrumentalisation au service du bloc continental émergeant. Comment élargir la dynamique constituante ? Est-il suffisant de raisonner en termes de subsomption réelle du travail par le capital à l’échelle planétaire ? Pour atteindre un constitutionalisme plus large, ne faudrait-il pas chercher une nouvelle articulation des divisions mondiales du travail agricole, industriel et immatériel ?

Michael Hardt : Ici nous passons du terrain négatif au terrain positif – de la résistance de la multitude aux formes de domination mondiale à ce qu’est la multitude, ou plutôt, à ce qu’elle peut devenir. Après tout, la multitude n’est pas un sujet social préexistant, mais un projet politique, un mode d’organisation sociale. La multitude est un concept de subjectivités sociales singulières, qui demeurent toujours différentes et s’expriment librement, mais qui peuvent communiquer, collaborer et agir en commun. Il y a pourtant certaines conditions de possibilité pour le projet de la multitude. La multitude se compose de différences, mais ces différences ne doivent pas empêcher la collaboration ou la communication. Le champ mondial du travail, comme vous le suggérez, a été longtemps fractionné par des hiérarchies et des divisions qui faisaient obstacle à une telle communication : hiérarchies internationales des classes travailleuses, par exemple, divisions raciales et sexuelles du travail, divisions entre travail productif et reproductif, entre classes travailleuses et pauvres, entre travailleurs industriels et agriculteurs. Pendant longtemps les projets politiques socialistes et communistes se sont fondés sur ces divisions, en disant par exemple que la classe des travailleurs industriels devait montrer le chemin aux paysans et aux autres classes laborieuses. Néanmoins, pour que la multitude soit possible il ne faut plus qu’il y ait ce genre de divisions qui ont séparé les différentes classes dans le passé. Il doit y avoir une tendance vers un devenir-commun du travail, l’émergence d’une base commune de communication et de collaboration. Ceci, bien entendu, est une question surtout empirique, qui demande une analyse en profondeur de la composition de classe mondiale.
Prenez le travail agricole, par exemple, qui depuis cette perspective pourrait poser l’un des plus grands défis au projet de la multitude. Marx lui-même, et les courants majeurs de la tradition, considérait non seulement la paysannerie comme incapable de conduire indépendamment les projets politiques visant à sa propre libération, mais encore comme incapable de collaborer d’égal à égal avec d’autres classes travailleuses. La paysannerie, disait la tradition, doit suivre la classe des travailleurs industriels, qui peut garantir ses intérêts politiques. Ce mandat politique était fondé sur une analyse de la composition de classe de la paysannerie, qui, dans son éclatement géographique, semblait ne pas disposer des outils de communication que la classe des travailleurs industriels avait, par contre, à sa disposition. Pour que le projet de la multitude soit possible, on doit établir que cela n’est plus le cas (si cela l’a jamais été) et que le travail agricole peut collaborer avec toutes les autres formes du travail sur des projets politiques, de manière égale et autonome.
Je dirais pour ma part qu’il y a une tendance aujourd’hui au devenir-commun du travail, et que ce devenir-commun a lieu sous l’hégémonie du travail immatériel. Quand je dis hégémonie je ne veux pas dire que la majorité du travail dans le monde aujourd’hui est caractérisée par la production immatérielle – en réalité l’agriculture reste dominante en termes quantitatifs, et le nombre de travailleurs industriels, pris globalement, n’a pas baissé. Je ne veux pas dire non plus qu’il faut donner l’hégémonie politique aux travailleurs immatériels, comme si les programmateurs de Microsoft pouvaient nous indiquer la voie lumineuse ! Mais je veux dire que les qualités et les conditions du travail immatériel tendent à transformer toutes les autres formes du travail, leurs procédures, leurs rythmes et leurs techniques. De la même manière que dans une époque précédente, toutes les formes du travail et de la société elle-même ont été obligées de s’industrialiser, aujourd’hui elles se trouvent obligées de s’immatérialiser de plus en plus, c’est à dire, d’adopter les caractéristiques marquantes du travail immatériel. Un seul exemple, à l’extrême : même l’agriculture subit une transformation qui la recentre sur la production et la gestion de l’information, comme on le voit quand on considère les luttes autour du germoplasme, c’est à dire de l’information génétique contenue dans les semences : là, des conflits autour de la brevetabilité occupent la vie quotidienne des agriculteurs. D’un autre côté, des savoirs traditionnels ou des « savoirs indigènes » qui ont longtemps été un élément essentiel de la production agricole apparaissent aujourd’hui sous un nouveau jour, quand eux aussi deviennent l’objet de brevets et de propriété immatérielle. Bref, je dirais que le devenir-commun du travail qui rend possible le projet de la multitude se développe aujourd’hui sous l’hégémonie du travail immatériel ; mais comme je l’ai dit, un tel discours demanderait des études empiriques d’envergure, qui dépassent le cadre de notre discussion ici.
Je voudrais simplement ajouter que Toni Negri et moi-même insistons sur l’utilisation du terme multitude, au lieu de multitudes, comme vous le suggérez. Cela pourrait paraître une distinction mineure, car le concept de la multitude marque déjà une distance par rapport à toute notion d’unité ou d’identité, cette notion étant toujours-déjà remplie de différences, qu’on l’écrive au pluriel ou au singulier. La forme singulière nous semble importante, néanmoins, afin de marquer la capacité politique du projet – afin de signaler, pour utiliser un terme venant d’un tout autre contexte, la capacité décisionnelle de la multitude. La multitude se compose de différences, elle n’a pas de centre d’intelligence, pas de hiérarchie interne, et pourtant elle doit pouvoir prendre une décision. Ou, pour dire la même chose avec d’autres mots, la multitude doit pouvoir créer une société. Voilà ce que l’usage du terme au singulier veut dire pour nous.

Multitudes : Empire est une synthèse complexe, qui véhicule des innovations théoriques de la gauche française et italienne à travers le filtre de la langue anglaise. Selon vous, quel est le rôle de l’intellectuel américain dans la machinerie impériale de diffusion ? On peut argumenter que la reconnaissance des langues « minoritaires » alimente des nationalismes qui se prêtent aux formes les plus répressives de gestion impériale. Afin de dépasser ce rapport en vrille entre la reconnaissance des minorités et le développement de nationalismes impériaux, faudrait-il imaginer une sorte d’exode interne, articulé depuis l’intérieur des États-Unis par des intellectuels à la fois blancs et minoritaires ? C’est à dire, une transformation fondamentale des sciences humaines, de manière à dissoudre les partages disciplinaires qui reconduisent la logique de la souveraineté et du colonialisme, et à instituer une nouvelle science des étrangers ?

Michael Hardt : J’aime cette notion d’une science des étrangers – du moins, si je l’ai bien comprise. Cela me rappelle la phrase de Proust que Deleuze aimait à citer : il faut apprendre à écrire dans sa propre langue comme si c’était une langue étrangère. En effet cela me semble être une sorte d’exode, une évacuation de la position de l’autorité académique, un devenir-autre qui ouvre de riches possibilités. Peut-être que cela pourrait non seulement transformer fondamentalement les disciplines, comme vous le dites, mais aussi mener enfin à une sortie du système des « area studies » (études de régions), développé par la logique du colonialisme et de la guerre froide, qui continue de dominer les sciences humaines. Cela me semble un merveilleux projet.
Pourtant, je ne privilégierais pas les intellectuels américains, et je ne les mettrais même pas en exergue, comme vous semblez le suggérer. L’exode interne que vous posez comme nécessaire dans la sphère intellectuelle américaine serait certainement nécessaire ailleurs, et dans les mêmes termes. Peut-être que je me méfie de l’idée d’assigner un rôle spécifique aux intellectuels américains. Vous savez, bien sûr, qu’à rebours de la pression dominante qui voudrait que l’intellectuel soutienne la nation, et en réaction à cette pression, beaucoup affirment que l’anti-américanisme est le devoir principal des intellectuels américains de gauche, comme la critique de l’État français serait le devoir principal des intellectuels français, et ainsi de suite. Cela me paraît être une sorte de piège, qui nous enferme dans une position réactive et ne conçoit l’alternative politique qu’en termes nationaux. Mais peut-être que je me laisse distraire par ces vieux problèmes éculés, et que je n’écoute pas assez votre question, car le type d’exode interne que vous suggérez, ce devenir-étranger dans son propre pays et dans tous les pays, déplace en effet complètement les vieilles problématiques. Et le projet intellectuel d’une science des étrangers, cet effort pour créer une société d’allogènes, parlant toutes les langues, mais pouvant communiquer et agir pour rendre possible un autre monde – c’est là certainement une autre manière de concevoir le projet de la multitude.

Septembre 2003

(traduit de l’américain par Brian Holmes)