L’appropriation par les Diggers, ou encore ” Vrais Niveleurs “, des communaux de la colline St George, près de Londres, peut être considérée, au cœur de la révolution anglaise, comme la proclamation d’un pouvoir constituant en acte. Théoricien de cette aventure, Gerrard Winstantley nous a laissé une œuvre singulière dans la constellation des ” communismes bibliques “. Animée de vives tensions internes, travaillée par un archaïsme indissociable de sa modernité, elle est à la fois un aboutissement, une impasse absolue et, peut-être, un point de départ : elle peut aussi bien déboucher sur Spinoza que sur le ” communisme réel “.
Le[[Cet article est la version abrégée d’un texte écrit il y a plus de dix ans : rédigé aujourd’hui, il aurait probablement un ton un peu différent. Il doit beaucoup au livre de T. Wilson Hayes : Winstanley the Digger (Harvard UP, 1979), ainsi qu’à l’œuvre toute entière de Christopher Hill, et notamment à « The religion of Gerrard Winstanley », (in The collected essays of C. Hill, T.2, The Harvester Presss Limited, Brighton 1986), et « The Norman Yoke » (in Puritanism and Revolution, Peregrine Books 1986 ). Il aurait été très différent sans la lecture de l’ouvrage magistral de J.G. Pocock, L’ancienne constitution et le droit féodal, trad. française Paris, PUF, 2000.dimanche 1er Avril 1649, deux mois après l’exécution du roi Charles I, un petit groupe d’individus visiblement fort pauvres prend possession des friches de la colline Saint Georges dans le Surrey, près de Londres, et prétend en faire le point de départ d’une vaste opération de réappropriation collective des communaux d’Angleterre. L’expérience durera tout juste un an : ces « Diggers » (en français « Bêcheux » ou « Piocheurs ») disparaîtront définitivement de la scène en Avril 1650. De cette aventure, il nous reste, essentiellement, des textes : ceux de Gerrard Winstanley. Lorsqu’elle commence, il a déjà derrière lui quatre écrits théologiques et un ouvrage « théologico-politique », La Nouvelle Loi de Justice, publié en Janvier 1649, où il affirme avoir reçu dans une « extase » la révélation de la nécessité d’une culture collective des communaux. En un an il ne rédige pas moins de quinze traités, animé par une passion dévorante de l’écriture. Cette activité s’interrompt avec la défaite des Diggers – il ne publie qu’en 1652 son dernière ouvrage, La Loi de Liberté, dont la tonalité est nouvelle : prenant acte de son échec, il admet que l’avènement du communisme ne se fera pas spontanément et propose, sans illusion, à Cromwell un projet de constitution, dont la rigueur collectiviste peut sembler bien éloignée de ses préoccupations initiales. Il a alors quarante deux ans et affirme attendre désormais une mort apaisante. Celle-ci sera longue à venir : après avoir mené une vie socialement plus respectable, Winstanley devenu Quaker meurt selon toute probabilité en 1676.
Dieu et/ou la nature
Dans l’Angleterre de Cromwell, la politique des multitudes ne saurait être athée : pour comprendre les Diggers, il faut partir de Dieu. Dans son dernier texte, La loi de liberté, Winstanley paraît identifier Dieu et la nature et rejeter toute forme de transcendance : « connaître les secrets de la nature, c’est connaître les œuvres de Dieu ; et connaître les œuvres de Dieu dans la création, c’est connaître Dieu lui-même, car Dieu habite en toute œuvre ou en tout corps visible » (S[[L’abréviation S désigne l’édition presque complète des oeuvres de Winstanley réalisée par George H. Sabine (The Works of Gerrard of Winstanley, réimpression Cornell U.P. 1965). L’abréviation H désigne l’édition réalisée par Christopher Hill, d’accès plus facile (Winstanley :”The Law of Freedom” and other Writings, réédition Cambridge U.P. 1983). Les quatre premiers textes de Winstanley n’ont pas été réédités depuis le XVIIème. Les traductions des textes de Winstanley sont de mon fait., 565 ; H, 349) ; « la création dans toutes ses dimensions est la plénitude de celui qui remplit tout de lui-même ». Quoique Winstanley n’en dise guère plus, Dieu est devenu quelque chose comme la puissance interne produisant, reproduisant et structurant la nature. Dans un de ses premiers opuscules, La vérité calomniée relevant la tête, publié avant la révélation du communisme, il écrivait pourtant: « L’esprit est le seul être cause de soi, qui donne l’être à tout ce que nous voyons et entendons, car toutes les choses que l’on voit et que l’on entend ne sont que souffles ou déclarations d’un être infini qui existait avant elles » (S, 134). Bien que le cadre, en dépit du mot « création », soit plutôt celui de l’émanation, il n’en est pas moins vrai que Winstanley a bien l’air ici de parler d’un Dieu personnel, extérieur à la nature, et doté de volonté – et cependant il écrit, quelques lignes plus loin, que Dieu est la Raison présente, et même habitant en toute chose. Nous sommes donc confrontés à une double difficulté : 1. le dernier texte de Winstanley semble contredire la quasi totalité des autres, l’identité pure et simple de Dieu et de la nature n’étant pas compatible avec sa théologie ; 2. la plupart de ses écrits paraissent affectés d’une contradiction interne difficilement soluble. Il n’y aurait aucun sens à vouloir résoudre à toute force ces contradictions : on peut dire, en un sens que la coexistence de ces pulsions hétérogènes constitue la singularité spécifique de la subjectivité Digger.
Dans l’adresse au lecteur de La vérité calomniée relevant la tête, opuscule dans lequel il prétend prouver son orthodoxie religieuse, Winstanley écrit qu’il parlera de « raison » plutôt que de « Dieu » (S, 104-105). Avec « Dieu », nous risquons d’être pris dans un cercle : à la question « qui a fait toute chose ? », nous avons l’habitude de répondre : « Dieu » ; mais à la question « qu’est-ce que Dieu ? », nous avons également l’habitude de répondre qu’il est « celui qui a fait et qui gouverne toute chose ». Avec le mot « raison », nous échappons au cercle : la raison est « le pouvoir vivant de lumière présent en toute chose ». À quoi s’ajoute une seconde explication: le mot « Dieu » suggère presque infailliblement l’existence d’une réalité transcendante, alors que celui de « raison » nous conduit à une recherche à l’intérieur de nous mêmes. Distinguant systématiquement le « Christ selon la chair » et le « Christ en l’homme », Winstanley soutient que l’« homme Jésus Christ » n’était qu’un homme, « un grand prophète » (S, 187-188), dont le caractère éminent ne doit pas nous conduire à le prendre pour le fils unique de Dieu : il n’y a pas de distinction réelle entre les trois personnes de la Trinité, qui ne sont que trois noms donnés à une même réalité (S, 131), que l’on peut également dénommer « Christ ». Classiquement, le Christ historique est la réalisation de ce dont Abraham ou Moïse étaient des figures. Un peu moins classiquement, il n’est lui même que la figure de l’avènement du véritable Christ dans le corps de tous les hommes (S, 161) : d’où l’idée d’un salut universel, sur laquelle Winstanley ne reviendra jamais. La seconde venue du Christ, alors perçue comme imminente, n’est donc pas la réapparition personnelle du Christ historique, mais la réalisation de ce dont il n’était que la figure ; et le salut, le paradis, l’enfer, sont essentiellement conçus comme des réalités terrestres. Sans nier absolument la possibilité d’un au-delà et d’un Jugement dernier, Winstanley affirme explicitement qu’on ne peut, mais surtout qu’on ne doit rien en dire, car cela équivaut à s’interdire d’atteindre ce qui est parfaitement atteignable : le salut comme paix à l’intérieur des consciences et dans les rapports interhumains, et conduit à un véritable enfer, conçu comme règne de la peur et du conflit.
Bien que dans ses premières œuvres théologiques, Winstanley ne dise pas que Dieu et la nature ne font qu’un, son esprit démocratique et son dégoût de l’autorité, joints à son goût pour la spéculation, poussent donc dès cette époque à un rejet de la transcendance. Mais si Dieu est présent partout dans la nature, il n’y a pas que Dieu dans la nature, et il n’est peut-être même pas certain que tout Dieu soit en elle. Ce n’est pas un problème de formulation : la pensée de Winstanley tire en effet toute son énergie d’une confiance inébranlable en l’unité, portée à son paroxysme dans un passage de L’Étendard Déployé des Vrais Niveleurs où il parle d’un peuple uni en une « common community of livelihood into oneness » (S, 262 ; H, 89). Et, contrairement à Spinoza, il ne saurait imaginer que Dieu modifié en Cromwell puisse combattre Dieu modifié en Charles Stuart, sans que son unité en soit entamée. L’unité à laquelle il songe est à construire, et il réalisera très vite qu’elle suppose, ou plutôt signifie la propriété commune de la terre ; mais elle ne se justifie que parce qu’elle est unité originaire, ou du moins originellement projetée par un dessein divin : Dieu a produit la terre en voulant qu’elle soit un « trésor commun ». La pensée de Winstanley baigne ici dans un finalisme extrêmement archaïque, sans lequel pourtant ses aspects les plus novateurs seraient impensables. Voici, nous dit-il, quelques exemples de la façon dont « la Raison a fait et gouverne la création »: les nuages produisent la pluie pour qu’il y ait de l’herbe et des fruits ; la terre fait pousser l’herbe pour nourrir le bétail ; le bétail mange l’herbe pour pouvoir servir les hommes ; le soleil envoie lumière et chaleur pour conserver la création, etc. (S, 109). Et si les hommes sont destinés à diriger collectivement la création (au moins terrestre), ce n’est pas par leur capacité à être « comme maîtres et possesseurs de la nature », mais parce que, seuls êtres capables d’avoir conscience de cette raison présente en eux, ils sont les plus à même de structurer et de reproduire cette coopération originelle. Telle est la fonction de la Raison en tant que proprement humaine, que Winstanley distingue soigneusement de la simple capacité de raisonner. « L’Esprit Raison, que j’appelle Dieu, est le pouvoir spirituel guidant le raisonnement de tous les hommes en un ordre juste et vers une juste fin : car l’Esprit Raison ne conserve pas une créature en en détruisant une autre, comme souvent les raisonnements des hommes, aveuglés par l’imagination de la chair : mais il a égard à l’ensemble de la création et soude toutes les créatures en une unité…; et plus les raisonnements des hommes s’en approchent, plus ils sont spirituels ».
Les raisonnements humains étant en général très éloignés de la Raison, il y a donc quelque chose dans la nature qui ne se réduit pas à Dieu. Et Winstanley semble même compliquer les choses à plaisir, affirmant à plusieurs reprises, tout au moins dans ses premiers écrits, que la corruption de l’homme a entraîné une corruption généralisée de l’univers : apparition des ronces, des épines, des herbes vénéneuses, des tempêtes, etc. (S, 169) Il se trouve alors confronté à une question très classique : comment la chute est elle possible ? Comment Dieu peut il être dit gouverner un monde qui fonctionne dans la plus grande irrationalité apparente ? Autant il donne avec aisance un contenu à cette chute, autant il a du mal à résoudre le problème de sa possibilité ontologique. En principe en effet, la création tout entière est une émanation directe de la substance divine : il n’y a nulle part « autre chose » ; l’identification Dieu-nature n’étant toutefois pas possible, il doit donc y avoir dans la nature quelque chose qui n’est pas d’ordre divin ; mais il n’y a pas non plus d’un côté la matière et de l’autre l’esprit : la création se réduit aux « quatre éléments ». Et pourtant le mal existe bien aux yeux de Winstanley. Il ne peut pas vraiment recourir à la solution ultime du mystère insondable de la volonté divine, et cependant il est parfois amené à le faire, mais d’une façon assez stéréotypée, à laquelle il ne peut réellement adhérer : le mal serait permis pour être anéanti définitivement par la suite, de façon à ce qu’on le haïsse pour toujours après en avoir éprouvé les funestes conséquences, ou encore pour permettre au Christ (dont nous savons pourtant qu’il est une réalité intérieure) de montrer sa puissance (S, 110, 182, 481 ; H, 254) . On voit très bien pourquoi Winstanley utilise de tels arguments, mais on voit également pourquoi il ne peut insister : ils font trop évidemment appel à cette transcendance dont il ne veut pas.
Dans d’autres passages, et parfois dans les mêmes, Winstanley tend à analyser la chute comme un phénomène purement naturel, l’avènement de la raison pouvant être conçu comme une construction historique et politique : mais il ne peut pas non plus aller trop loin dans ce sens, car il lui faudrait renoncer à la formidable puissance rayonnant de ses postulats finalistes. S’il déteste la transcendance, il met en œuvre des schèmes de pensée qui nécessairement y ramènent. Dans ces conditions, il ne construira jamais une véritable théorie de Dieu, mais il en donnera une série de substituts qui prendront la forme des innombrables métaphores, bibliques et non bibliques, constituant alors l’idiome dans lequel il pense et écrit. On se contentera d’évoquer ici l’image du Soleil/Fils (Sun/Son) de Justice, empruntée à Malachie IV,2, toujours présent mais souvent voilé par les nuages d’iniquité, ou encore celle du feu purificateur brûlant l’immondice à la manière des alchimistes pour précipiter la transformation des hommes en saints, renvoyant sur ce point aux analyses extrêmement détaillées de T.W Hayes (1979).
La pensée de Winstanley s’est elle définitivement transformée lorsque, dans La loi de liberté, il identifie Dieu et la nature ? L’inflexion est évidente : il aborde les problèmes concrets de l’organisation politique à venir, ce qu’il n’avait jamais fait jusqu’alors ; il prononce un éloge beaucoup plus appuyé que d’ordinaire de la connaissance de la nature. Il cherche également à construire une théorie générale de la loi (S, 587-589 ; H,374-377). « La loi est une règle par laquelle l’homme et toutes les autres créatures sont gouvernées dans leurs actions, pour la préservation de la paix commune ». Elle se divise en deux genres : la « loi écrite », et « le pouvoir de vie (appelé la loi de nature interne aux créatures), qui meut les actions des hommes et des bêtes, qui fait pousser l’herbe, les arbres, le blé et toutes les plantes quand la saison est venue ; et tout ce que fait un corps, il le fait en tant que mû par cette loi interne ». Cette loi interne se divise elle-même en deux genres, empruntés à l’Épître aux Romains, VII,23 : la « loi dans les membres », ou encore loi interne « irrationnelle », « lorsqu’un homme s’abandonne sans aucune réflexion à la recherche égoïste des satisfactions présentes, tel un enfant étourdi ou une bête brute – souvent pour le plus grand dommage du corps », et la « loi de l’esprit » (ou « pouvoir raisonnable », ou encore loi interne « rationnelle »), « lorsque tous les motifs de l’acte sont scrupuleusement examinés, avec une réflexion sur sa fin et sur ses effets, de manière à éviter en matière de nourriture, de paroles ou d’actions tout excès susceptible de porter préjudice à soi même ou aux autres ». Cette dernière « s’élève dans le cœur par une observation expérimentale de la paix ou des troubles procurés à l’homme par tels et tels mots, pensées ou actes ». Ce serait à peine forcer le sens du texte que de l’interpréter en termes spinozistes. La « loi interne irrationnelle » est celle qui anime les choses aussi longtemps qu’elles ne sont pas principalement mues par des lois se déduisant de leur seule nature ; mais il peut aussi arriver que cette puissance naturelle qu’est la raison, cette « loi interne rationnelle », finisse par prendre vigueur au moins chez certains hommes, et un jour ou l’autre chez tous, dont on pourrait dire qu’ils vivraient sous la conduite de la raison – La loi de liberté ayant pour objectif de chercher à exposer le conditionnement politique nécessaire à un tel avènement. Lorsqu’il rédige ce texte, Winstanley n’a plus d’illusions. Il a pris acte de l’immense pesanteur du réel ; il est assez théoricien pour savoir que cela impose un profond remaniement conceptuel, mais il ne peut faire mieux que d’en poser les jalons. Il ne renonce pas pour autant à ses présupposés finalistes, il les réaffirme même, mais sans grande intensité. L’extrême tension animant ses autres œuvres a presque disparu – l’expérience de la défaite implique également un changement de style : Winstanley le reconnaît, mais il n’a plus le désir de tout remettre en chantier : il attend désormais une mort apaisante (S, 600 ; H, 389).
Le « travail intérieur de l’esprit »
C’est la tension constitutive de l’idée de Dieu qui nous permet de comprendre le « travail intérieur de l’esprit » : celui de la connaissance et de l’écriture. Dans sa préface à une réédition de ses cinq premiers textes, Winstanley s’explique : « Je n’écris pas cette épître pour me mettre en avant, comme si j’avais en moi quelque chose de plus que les autres hommes. Je n’ai que ce que je reçois d’un libre dévoilement intérieur, et j’écris donc pour honorer l’esprit et pour apporter une parole de réconfort en un cœur brisé et vide. Le cœur plongé dans la torpeur et la désolation, j’étais autrefois comme un homme errant dans une nuit bourbeuse, et en un instant je fus rempli d’une telle paix, d’une telle lumière, d’une telle vie, d’une telle plénitude, tant de choses m’avaient été révélées que même si j’avais eu quatre mains, j’aurais eu de quoi écrire pendant longtemps». (H, 155-157) : tel est précisément le « travail intérieur de l’esprit ».
A chaque fois qu’il aborde l’origine de sa décision constituante, Winstanley évoque des paroles ou des visions révélées dans des extases (le mot anglais est « trance ») ou dans des rêves. « Comme j’étais il y a peu en extase…j’entendis ces mots : travaillez ensemble, mangez ensemble votre pain ; déclare au monde ces paroles » (S, 190); et la voix ajoute que la main du Seigneur s’abattra sur ceux qui acceptent de travailler au service d’autres hommes. Winstanley ne cessera d’affirmer qu’avec le passage à l’acte des Diggers, il a simplement obéi à la parole divine. Il y a en effet trois manières de la « déclarer au monde »: on peut le faire oralement, par écrit, mais aussi par des actes (S, 257-266, 315-316 ; H, 84-94, 127-129). Winstanley ne se présente pas comme un élu auquel Dieu aurait adressé un message personnel : il veut avant tout affirmer que la Raison n’est soumise à aucune autorité humaine, qu’elle est étrangère au savoir « par ouïe-dire », auquel il oppose systématiquement la « pure raison », ou encore l’ « expérience ». Mais comment être certain qu’il s’agit bien de la parole divine ? La référence ultime est bien la conscience : « Cet arbre de vie est l’amour universel, que notre époque appelle conscience droite ou pure raison » (S, p.453 ; H, p.222). Que répondre alors à un adversaire invoquant lui aussi sa conscience ? Tout d’abord qu’il ment, ou qu’il se trompe lui-même : la présence de la parole divine se manifeste par une totale sérénité intérieure, et en particulier par la disparition de l’angoisse. Si la paix et la sérénité « ne demeurent en vous qu’aussi longtemps que vous lisez ou écoutez lire l’Écriture, ou que vous êtes en compagnie d’hommes capables d’en parler ou de tenir sur elle des discours, et disparaissent dès que vous êtes privés de cette compagnie des Saints, alors permettez-moi de vous dire que, bien que vous prisiez et honoriez l’Écriture, vous êtes totalement étrangers au Dieu de l’Écriture ». Il y a cependant aussi des critères externes : puisque Dieu est essentiellement facteur d’unité et de paix, tout comportement manifestement contraire à cette unité et à cette paix est par là même contraire à la Raison. Si Winstanley ne va jamais très loin dans sa définition de la rationalité, c’est en raison même de la tension caractéristique de sa conception de Dieu : tout un aspect de sa pensée conduit à faire de la raison une puissance naturelle indépendante de toute autorité ; pourtant, il a besoin de référer le contenu de sa doctrine à quelque chose qui ne peut guère s’appeler autrement que « volonté divine ».
L’Écriture et la chute
À partir de l’extase fondatrice, Winstanley va identifier le second avènement du Christ avec la jouissance collective de la terre en insistant de plus en plus sur le rôle de l’initiative humaine, sans pour autant revenir sur la dimension intérieure de Dieu. Si le message divin s’est incontestablement modifié, il n’y a aucune solution de continuité : il faut plutôt y voir l’effet du « travail intérieur » de l’esprit, particulièrement repérable dans l’évolution de la théorie de la chute.
Winstanley éprouve un évident plaisir à écrire et à réécrire l’histoire de la création et de la chute (S,155, 251, 375 ; H, 77,186). Le récit de la création est en général suivi de celui de la chute, lui-même suivi par l’annonce, et souvent la description, de la « restauration » : au « premier Adam » se trouve systématiquement opposé le « second Adam », le Christ, qui lui donne sens. La chute n’a donc aucune autonomie réelle, elle ne conduit pas non plus à un horizon indépassable dont devrait partir toute construction politique : elle n’a de signification qu’à l’intérieur d’un procès – bien plus, elle n’est elle-même qu’un procès. En premier lieu, Winstanley ne s’intéresse guère à la réalité des événements décrits dans la Genèse. Et, de toute façon, l’essentiel n’est pas là : nous n’avons pas à rechercher la cause de nos errements dans un hypothétique « premier homme vivant il y a environ six mille ans » – les deux Adam sont présents en chaque homme, et « nous voyons tous les jours Adam déambuler sous nos yeux » (S,120). En second lieu, la chute a toujours pour lui une dimension à la fois interne et externe : l’enfer intérieur d’une vie plongée dans les « objets extérieurs », sur lequel insistent plutôt les premiers textes, a des conséquences immédiates sur les rapports interhumains et sur les institutions ; la propriété privée et les structures institutionnelles, longuement analysées dans les écrits ultérieurs, ont des répercussions directes sur l’intériorité. Réciproquement, la « restauration » ne sera jamais ni purement interne, ni purement externe, pas même lorsque Winstanley finit par identifier liberté et «libre jouissance de la terre »( S, 519 ; H, 295).
« Quiconque adore Dieu par ouïe-dire, en suivant la parole d’autrui, ne sait pas ce qu’est Dieu par sa lumière intérieure ; et s’il pense que Dieu est dans un Paradis au delà des cieux et prie ce Dieu qu’il imagine être là…sans en avoir un témoignage intérieur, cet homme adore sa propre imagination, c’est-à-dire le Diable » (S, 107). Dès ses premiers textes, Winstanley fait de l’imagination la cause de la chute. Qu’est ce donc que l’imagination ? C’est une puissance négative, qu’il définira plus tard comme l’ « absence de Raison ». La raison est essentiellement facteur d’unité : c’est par elle que l’harmonie régnait dans l’univers, et dans cette condition originaire, qui est aussi et surtout à venir, les hommes vivaient « en eux-mêmes ». Il ne faut pas y voir un repli sur l’intériorité : les cinq sens constituent le « vêtement de Dieu » -simplement, l’homme vivant sous la conduite de la raison ne sera pas soumis à la logique des objets des sens.
L’effet de l’imagination est de faire vivre l’homme « hors de lui même », dans les « objets de la création » : honneurs, richesses, « femmes étranges », etc. L’imagination est avant tout puissance d’aliénation, et si elle se trouve identifiée au diable, c’est parce qu’elle nous entraîne en enfer. Il s’agit à peine d’une image, car l’enfer est essentiellement torture intérieure, conséquence inéluctable de la vie imaginaire dont les succès éphémères ne dépendent que du hasard. « Aussi longtemps qu’un homme est soumis à sa chair, ou aux objets extérieurs, il est enchaîné par la puissance des ténèbres ; il va de créature en créature sans parvenir à la paix, et même quand tous ses désirs charnels sont satisfaits, ils entraînent avec eux peine et tristesse, et non une paix véritable » (S, 135). La plupart des hommes, un jour ou l’autre, réalisent qu’une telle existence est insupportable, et aspirent à un véritable salut. Mais bien loin de le rechercher là où ils peuvent l’obtenir, en eux-mêmes, ils le projettent imaginairement en un Dieu extérieur, puissamment aidés en cela par les différentes autorités religieuses, elles aussi plongées dans les objets extérieurs. La théorie de la chute se fait donc immédiatement critique de la religion, d’où l’attitude de Winstanley à l’égard de l’Écriture : se laisser guider par l’Écriture, c’est toujours se laisser guider par d’autres hommes.
Winstanley élabore ainsi une théorie générale de l’Écriture et de son interprétation, ou plutôt de sa non-interprétation. Il ne faut pas, écrit-il, élaborer de « constructions » – attitude illusoire visant à donner un sens, destiné à faire autorité, au moindre passage des Écritures. La Bible n’est pas la parole de Dieu ; retranscription extérieure, destinée à un public déterminé, de vérités révélées à des hommes éminents, elle ne peut remplacer la révélation elle-même : le temps des prophéties n’est nullement révolu. Je ne peux vraiment comprendre un texte des Écritures qu’à condition d’avoir en moi la même révélation que Prophètes ou Apôtres : « Qui a en lui le même Esprit peut prononcer les mêmes mots, si le Père lui a donné la même vue et la même expérience ; car aucun homme ne peut dire sans risque “ceci est une vérité divine” sans avoir expérimenté en lui le même témoignage qu’eux » (S,127). Si je trouve un accord entre le texte et «l’impression de lumière présente en mon âme, je resplendis de joie » (S,128), sinon je ne dois rien en dire. Winstanley proclame très tôt la fin de l’Écriture, dès lors que l’Esprit règnera en tout homme (S, 122) . Pour l’heure cependant, et bien que la diversité des copies et des traductions n’autorise pas à affirmer que nous sommes toujours en présence du texte authentique, il lui faut donner un sens acceptable aux passages qui semblent par trop contraires à sa propre conception de Dieu. Jésus Christ n’étant qu’un homme, on ne saurait par exemple fonder le salut de l’humanité sur les seules mort et résurrection de ce « grand prophète » : il ne s’agit que d’une « vision » des Apôtres exprimant en l’ascension en eux mêmes de l’esprit du Christ, c’est-à-dire de la raison (S,114) – vision comparable à celles éprouvées personnellement par Winstanley lui même. Qu’en est-il donc du corps du Christ ? Winstanley pourrait se contenter d’en affirmer la mort, mais il ne le fait pas. L’homme Jésus-Christ étant tout de même un homme parfait, son corps était donc « pur ». Contre les abjections terrestres produites par la décomposition des cadavres impurs des hommes corrompus, l’ensevelissement d’un tel corps parfait produit un début de régénération (S,116), que devrait parachever la dissolution des corps de Winstanley et des « Saints ».
Les vérités auxquelles renvoient l’Écriture étant intemporelles, il est en outre légitime d’appliquer certains textes à l’Angleterre contemporaine – en particulier le livre de Daniel et l’Apocalypse, que Winstanley utilise d’ailleurs avec sobriété : il y a chez lui peu d’imagerie militaire, et aucun fantasme sanguinaire. Enfin, nous ne devons pas limiter notre réflexion aux seules Écritures : « ce serait voir avec les yeux d’autres hommes, et l’Esprit n’est pas si étriqué qu’une douzaine ou une vingtaine de paires d’yeux suffisent au monde entier » (S,127) . On peut en déduire qu’en cas de conflit apparent entre un passage des Écritures et une vérité découverte par la Raison, c’est à cette dernière qu’il appartiendrait de trancher.
Le second avènement du Christ, c’est-à-dire de la Raison, étant impossible aussi longtemps que durera l’aliénation produite par l’imagination, c’est-à-dire la chute, il faudra nécessairement en passer par la disparition de toutes les Églises. Tel est bien le sens donné au passage du livre de Daniel (7,25) où, avant leur règne, les Saints sont livrés à la quatrième bête du songe pour « un temps, des temps et la moitié d’un temps », expression reprise dans l’Apocalypse (12,14), et familière à tous les millénaristes : le premier temps est celui des Saints persécutés par les magistrats païens, le second et le troisième ceux de la Papauté et de l’Épiscopat anglican, et le demi-temps, qui est aussi le temps divisé (« dividing of time ») celui du conflit ouvert entre les Églises et sectes de l’Angleterre contemporaine. Winstanley se découvrira bientôt d’autres adversaires, mais il ne reniera jamais cette critique radicale des idéologies religieuses, dont on trouve le plus bel exemple dans La loi de liberté. Le théologien « obscurcit le savoir et fait injure à l’esprit des auteurs des écrits et paroles qu’il s’est chargé d’interpréter. Il se charge ensuite de prédire ce qui adviendra après la mort et de décrire ce monde au-delà du soleil et de la lune, etc. Et si un homme lui dit que ses propos sont dépourvus de raison, il lui répond : “Ce n’est pas à la raison de juger des choses célestes et spirituelles, mais vous devez croire ce qui vous est dit – raison ou pas raison”. Cette doctrine est fausse à un triple titre. C’est tout d’abord la doctrine d’un esprit maladif et faible : son entendement ayant perdu la capacité de connaître la création, son propre cœur et sa propre nature, il s’abandonne ainsi à des chimères, joyeuses ou tristes. Et si les passions joyeuses l’emportent, il s’invente un Dieu personnel, des anges personnels et un lieu de gloire où il séjournera après la mort avec tous ceux qui croient ce qu’il dit. Et si la tristesse l’emporte, il s’invente un diable personnel et un lieu de tourments où il séjournera après la mort, et il en parle avec grande conviction. C’est ensuite la doctrine d’un esprit plein de ruse, qui fait un fou d’un être sage mais fragile et désireux de passer pour un homme au savoir éminent. Car souvent lorsqu’un homme au cœur sage est assailli par ces idées de Dieu, de diable, de paradis et d’enfer, de salut et de damnation après la mort, sans avoir une connaissance suffisamment ferme de la création, ni de son propre cœur, il se démène et s’épuise à rechercher la profondeur de cette doctrine, mais il n’y parvient pas, car il ne s’agit pas de connaissance, mais d’imagination ; plongé dans des méandres sans fin, il en perd sa sagesse et sombre dans la distraction et la folie. Et si les passions joyeuses (the passion of joy) l’emportent, il est hilare, chante et rit, et dira d’étranges choses en une profusion de paroles : pur effet de l’imagination. Mais si les passions tristes (the passion of sorrow) l’emportent, il est accablé et malheureux, hurlant qu’il est damné, que Dieu l’a abandonné et qu’il ira en enfer, qu’il ne peut s’assurer de sa vocation et de son élection. Et souvent dans ces égarements des hommes se pendent, se tuent ou se jettent à l’eau ; cette doctrine théologique, qui traite de ce que vous appelez “choses spirituelles et célestes”, est ainsi toujours source de tourments pour les gens faibles et maladifs, et ne peut donc pas être la doctrine du Christ, notre sauveur » (S, 567-568 ; H,351-352).
La chute et la propriété
La pensée de Winstanley repose sur un refus absolu de la séparation. Il en arrive assez tôt à une certitude: la séparation n’est véritablement consommée qu’avec l’avènement de la propriété privée de la terre. D’où son affirmation inaugurale, en un sens assez banale : « Au commencement du temps, le grand créateur Raison destina la terre à être un trésor commun ». Mais l’idée de création implique automatiquement celle de « restauration » : n’ayant pas existé « à l’origine», la propriété privée est nécessairement appelée à disparaître. La dimension interne de la chute est vite identifiée à l’ensemble des passions produites par l’imagination, et sa dimension externe à toutes les formes d’oppression, dont le fondement ultime est la propriété privée de la terre. Se pose alors la question de l’antériorité. Dans La loi de liberté, Winstanley s’affirme « certain que, si l’on cherche bien, on découvrira que les servitudes intérieures de l’esprit sont toutes occasionnées par l’asservissement extérieur de certains hommes par d’autres »(S, 520 ; H, p.296) ; dans d’autres textes, il semble plutôt dire le contraire, et dans Le Buisson Ardent, il paraît défendre les deux thèses à la fois. En second lieu, il ne cesse de répéter qu’Adam est avant tout un personnage contemporain, et pourtant il donne souvent à ses analyses la forme d’un récit plus ou moins historique. Enfin il ne perd jamais une occasion de rappeler que le premier Adam est présent en tout homme – il en arrive même à identifier chute et passage de l’innocence du nouveau-né au flot des passions envahissant progressivement l’enfant (S, 493-494 ; H, 269) ; il devient alors difficile de ne pas voir là un processus purement naturel, et pourtant ce passage a justement pour objet de montrer qu’il est contre nature. A y regarder de près, la pensée de Winstanley est cependant plus cohérente qu’on ne pourrait le penser .
C’est dans Le Buisson Ardent que Winstanley livre sa version la plus longue de la chute comme instauration de la propriété privée (S, 489-493 ; H, 263-268). Au commencement régnait donc l’unité : unité des esprits et communauté de la terre. Un jour pourtant « le plus fort, ou encore le frère aîné contemple les objets extérieurs » – Caïn et Abel, Jacob et Esaü : les deux histoires ont la même signification. « Alors il imagine et dit : “moi qui effectue tout le travail, pourquoi devrais je ainsi servir ceux qui en font moins, pourquoi devrais je être leur égal ? En toute justice je devrais avoir une plus grande portion de terre, et être davantage estimé qu’eux “… Telle est la première étape de la chute ». La séparation est déclenchée par un jugement erroné de l’imagination donnant son « consentement » à ces « objets extérieurs ». On en arrive ainsi à la seconde étape. L’emporter durablement sur les autres, c’est d’abord posséder des terres dont ils seront exclus :; mais c’est également les faire travailler à son service. Dans L’Étendard Déployé des Vrais Niveleurs, Winstanley explique la chute à partir d’une double opération de l’imagination : celle des oppresseurs, mais aussi celle des opprimés, qui par ignorance et par peur se mettent à rechercher des maîtres (S, 252-253 ; H, 79). Pour l’heure toutefois, il s’agit d’une forme de propriété encore incertaine, d’une simple possession de fait. Il se passera beaucoup de temps avant que cette division de la terre ne devienne une « coutume solidement établie » – ce sera le troisième moment : l’instauration de l’ « achat et vente ». La séparation est achevée, et Winstanley est fondé à écrire dans La loi de liberté : « Quand les hommes commencèrent à acheter et à vendre, alors ils chutèrent et perdirent leur innocence » (S,511 ; H, 286). On peut désormais parler d’un système de propriété : quand la plupart des terres en viennent à être clôturées, l’acheteur – et plus encore ses héritiers – estime détenir un véritable « titre » de propriété, et ne comprend plus pourquoi les pauvres revendiquent cette même terre ; il est amené à réagir violemment : c’est ainsi que Caïn tua Abel. Mais le temps n’a produit aucun droit nouveau : on a vendu des terres qui appartenaient et continuent à appartenir à tous et, d’ailleurs « lorsque l’on commença à acheter et à vendre la terre, beaucoup ne donnèrent pas leur consentement » (S, p.511 ; H, p.289) – et s’ils l’avaient donné, il aurait été extorqué. L’achat et la vente nous font entrer dans l’univers de la loi (S, 531 ; H, 308).
Pendant un certain temps, les lois concernant l’achat et la vente vont conduire à un relatif apaisement des passions, qui vont reprendre le dessus à travers la chicanerie juridique et la multiplication des procès. Naissent alors des camps divisant de plus belle des hommes s’estimant lésés, ou simplement menacés dans leurs droits par d’autres : de judiciaires, les conflits ne tarderont pas à prendre des formes plus violentes. Et un jour ou l’autre l’ensemble des protagonistes se laissent convaincre par l’idée qu’ils ont besoin d’une autorité politique unique : « lorsque les hommes consentirent à cela, ils renoncèrent à leur liberté, et ils établirent l’oppression sur leur propre tête » (S, 531 ; H, 309). Dans Le Buisson Ardent, il évoque une étape probablement intermédiaire : devant la frénésie d’achat et de vente, Moïse, « l’homme le plus parfait de son temps », établit « une loi, appelée dix Commandements », destinée à limiter les propriétés de chacun. Mais cette loi fait encore partie de la chute, puisqu’elle maintient, et même consolide la propriété ; son effet bénéfique n’est que provisoire, les procédures d’achat et de vente reprennent de plus belle et sont de plus en plus souvent remplacées par la force brute. Et Winstanley nous livre alors, dans Cadeau de nouvel an au Parlement et à l’armée, une description de l’Angleterre contemporaine dont on peut dire qu’elle est pour lui le terme, au moins provisoire, de la chute : « L’Angleterre est une prison ; les innombrables subtilités des lois, protégées par le glaive, sont les verrous, barreaux et portes de la prison ; les hommes de loi sont les geôliers et les pauvres les prisonniers » (S, 361 ; H, 170) .
L’imagination n’est toutefois pas seulement le déclencheur du processus, elle est également ce qui engendre sa reproduction. Les variations du système de propriété et des institutions sont en même temps celles des passions humaines, sans qu’il soit désormais possible de désigner une cause première. Les passions sont, pour Winstanley, les conséquences naturelles de l’imagination. « L’imagination engendre la convoitise avide de plaisirs, d’honneur et de richesse. La convoitise engendre la crainte que d’autres ne contrecarrent nos desseins ; elle engendre aussi la crainte du manque qui conduit un homme à tout faire pour attirer à lui les créatures et à pencher du côté du plus fort… Cette crainte engendre l’hypocrisie, la ruse, l’envie, la dureté de cœur, qui conduit un homme à rompre ses promesses et ses engagements, à rechercher son salut dans la ruine des autres et à supprimer ou à opprimer tous ceux qui ne pensent pas ou ne font pas comme lui. Et cette dureté de cœur engendre orgueil et sécurité, qui engendrent luxure et concupiscence de la chair, conduisant à une telle frénésie d’excès en tout genre et à une telle hostilité à l’égard de ceux qui contrecarrent nos desseins, que l’on rencontre parfois aujourd’hui des cœurs identiques à ceux des bêtes fauves » (S, 379-380 ; H, 191) Ce que confirme l’analyse des « craintes serviles » proposée dans Le Buisson ardent : « Cette imagination craint là où il n’y a rien à craindre ; elle se lève pour détruire d’autres hommes, de peur qu’ils ne nous détruisent ; elle veut les opprimer de peur qu’ils ne nous oppriment » (S,.456-457 ; H, 226). Et Winstanley ajoute quelques pages plus bas : « Ce pouvoir en l’homme qui cause divisions et guerres, est appelé par certains l'”état de nature” que tout homme apporte au monde avec lui »( S, 493 ; H, 268-269). Si la déduction n’est pas la même, le résultat est à peu près l’état de nature imaginé par Hobbes : mais bien entendu, les comportements ici décrits sont totalement illégitimes.
On peut être étonné de lire que les craintes n’ont aucune raison d’être sous la plume d’un homme très au fait des menaces incessantes pesant sur ses compatriotes et d’abord sur lui même. Mais ce qu’il veut surtout montrer, c’est qu’aussi longtemps que nous serons sous l’empire de telles craintes, nous vivrons dans un enfer terrestre ; et s’il désigne ces craintes comme des passions internes au processus de la chute, et non comme son résultat stabilisé en une nature déchue, c’est qu’une telle situation est à ses yeux éminemment dépassable. La guerre de tous contre tous, pourtant bien réelle, n’est pas l’état de nature : elle n’est qu’un moment d’un procès qui la verra disparaître. Bien loin de remédier au mal, la souveraineté, que Winstanley conçoit toujours comme absolue, ne fait que l’accentuer. On peut bien dire que la « servitude intérieure », c’est-à-dire le jeu des passions, est provoquée par la servitude extérieure ; mais on peut aussi bien affirmer que la propriété et les institutions qui en découlent sont déterminées par l’aliénation passionnelle.
L’immanence et la chute
La chute étant essentiellement un processus, il convient de se demander si celui ci est ou non naturel. Si la chute se déploie suivant la dynamique enchevêtrée des passions et des institutions, de la nature et de l’histoire, l’avènement de la raison et de la communauté de la terre découlera des mêmes mécanismes. Mais si tout repose en fin de compte sur le mystère, il ne reste plus qu’à attendre la manifestation de la volonté divine. Sur ce point Winstanley n’adoptera jamais une position univoque. Il écrit par exemple dans La Nouvelle Loi de Justice que le vieil Adam est « le premier pouvoir qui apparaît en chaque homme, agissant en lui et guidant ses actes » (S,176). Si la chute avait produit une nature définitivement corrompue, il ne serait pas trop difficile de comprendre cette antériorité. Mais tel n’est justement pas le cas. Deux interprétations, d’ailleurs complémentaires, sont alors possibles, l’une renvoyant à la nature et l’autre à l’histoire.
Dans Le Buisson Ardent (S, 451-463 ; H, 219-233), Winstanley distingue la « grande terre et les créatures inférieures » de cette « terre vivante » qu’est le jardin d’Eden, identifié à l’humanité elle même. Dans ce jardin coulent cinq fleuves, qui ne sont autres que les cinq sens, arrosant et conservant à la fois l’humanité et l’ensemble de la création. Dans ce jardin deux arbres : l’arbre de la connaissance du bien et du mal est l’imagination, l’arbre de vie est la raison. Bien que Winstanley les décrive comme deux puissances antagonistes, lumière et ténèbres, Roi de Justice et Satan, Michel et le Dragon, il ne faut pas se méprendre : l’imagination n’est pas une faculté maléfique indépendante, c’est essentiellement une négation, un manque de raison, source d’idées confuses conduisant à l’aliénation passionnelle. Ignorant tout du véritable souverain bien, elle se représente le bonheur terrestre sous la forme d’objets toujours nouveaux : elle est par là même la « chambre noire de l’incertitude » (S, 452; H, 221). Dans ces conditions, soit nous commençons par être guidés par la Raison, pour ensuite être immergés dans l’imagination, et alors il y a bel et bien chute, soit nous commençons naturellement par l’imagination, et la raison, si elle l’emporte un jour, ne le fera que tardivement : dans ce cas, il devient difficile de parler de chute. Winstanley affirme pourtant à la fois qu’il y a chute et que nous commençons, ou peu s’en faut, par l’imagination. A vrai dire, nous ne commençons pas tout à fait par elle, mais son triomphe est si rapide et si nécessaire qu’il ne se contredit pas en affirmant qu’elle est le premier pouvoir apparaissant en chaque homme : on ne peut pas parler au sens strict du terme d’un règne initial de la Raison. Il recourt à l’image de la cire susceptible de recevoir les impressions les plus opposées (S, 476 sqq. ; H, 248 sqq.) L’innocence originaire est alors un état dans lequel l’aliénation ne s’est pas produite, mais peut à tout moment survenir (S, 481 ; H, 254). En un sens cette idée est tout à fait traditionnelle : après tout même Calvin admet que le libre-arbitre existait avant la chute. Mais pour Winstanley, le processus est indéfiniment reproduit par chaque individu : il a beau dire par ailleurs qu’il s’agit d’un mystère, il le décrit comme s’il s’agissait d’un phénomène naturel : « Prenez un enfant qui vient de naître, ou même âgé de quelques années : il est innocent, sans malice, humble, patient et doux, il n’est pas envieux ; tel est Adam en l’humanité dans son état d’innocence, qui dure jusqu’au moment où la séduction des objets extérieurs l’amène à rechercher plaisir et satisfaction en dehors de lui même. Et lorsqu’il accepte, ou tolère que l’imagination s’approche des objets avec convoitise, alors il chute, il est fait prisonnier et tombe de plus en plus bas » (S, 493-494 ; H, 268). Ce texte décrit dans le langage de l’indignation un processus qui, du point de vue de Winstanley, relève d’une logique naturelle ; car dans le cas contraire on ne comprendrait pas que la chute soit inévitable : il y aurait nécessairement des hommes qui ne la connaîtraient pas.
On peut bien entendu tenter une seconde interprétation : la reproduction de la chute par chaque individu serait un effet de l’histoire ; naissant dans des sociétés où règne la « servitude extérieure », nous serions conditionnés à sombrer très tôt dans la « servitude intérieure ». C’est bien en effet ce que veut dire Winstanley, mais cela ne contredit nullement l’analyse précédente : si la chute est un phénomène naturel, la nature n’est pas plus statique que les institutions. Le recours au mystère devient en un sens superflu : l’immanence travaille si puissamment la pensée de Winstanley que l’idée de chute, et surtout le poids d’indignation qui lui est traditionnellement associé, semblent par moments perdre jusqu’à leur raison d’être. Et pourtant, bien sûr, Winstanley s’indigne, et pourtant il continue à parler de mystère, et pourtant il ne songe à aucun moment à renoncer à l’idée de chute. Car il ne peut aller jusqu’au bout de la logique de l’immanence : il lui faudrait alors expliquer comment la raison peut se fortifier au sein même de l’entrechoquement des passions, il lui faudrait montrer quel conditionnement institutionnel peut en favoriser l’avènement, il lui faudrait prouver que la propriété collective est précisément adaptée à l’Angleterre de son époque. D’une certaine manière il tente bien de le faire dans La loi de liberté, mais il est pleinement conscient des limites de son projet : en proposant à Cromwell un projet de société communiste, il sait parfaitement qu’il n’a aucune chance d’être appliqué. Le recours à l’idée de chute reste bien le moteur, ou du moins l’un des moteurs de l’œuvre de Winstanley : en posant par principe que ce qui a été perdu est destiné à être retrouvé, il trouve en elle une force que l’enchaînement des démonstrations n’aurait jamais pu lui fournir. En continuant à employer le vocabulaire de la chute, il procède par ailleurs à une déconstruction extrêmement efficace de l’idéologie ; réduisant la chute à un processus ininterrompu, il lui fait dire exactement le contraire de ce qu’elle a en général pour fonction d’établir. Ce n’est pas la moindre de ses réussites que de prouver par la chute qu’il n’y a pas de nature déchue.
Le sujet collectif
« Le différent opposant les Seigneurs des Manoirs et les pauvres au sujet des communaux est la plus grande controverse soulevée ces six cents dernières années » (S, 420), c’est à dire depuis la conquête normande. Par cette proclamation d’apparence exorbitante, Winstanley fait d’un point de vue unilatéral la clef de lecture unique de l’histoire et de la constitution de l’Angleterre.
Il est parfois difficile de distinguer ses affirmations théoriques de ses positions conjoncturelles. Nous savons ainsi que la terre doit devenir un « trésor commun ». On peut entendre par là que la terre doit devenir une véritable propriété collective : telle est bien l’idée centrale de Winstanley, assez indéterminée. Mais on peut également comprendre que chacun doit simplement avoir un libre accès à la terre, quel que soit le contenu des formes de propriété. Quant au fond, ces propositions sont sans doute indissociables (S, 491 ; H, 265). Il n’en est pas moins vrai qu’elles sont logiquement distinctes et seront tour à tour utilisées : bien plus, c’est essentiellement grâce à la seconde, apparemment plus anodine, que Winstanley donne à la notion de « trésor commun » un contenu directement opératoire. Presque tous ses textes sont traversés par une double affirmation : d’un côté il pose l’identité de la propriété privée et de la chute ; de l’autre il affirme ne pas contester le droit des « Seigneurs du Manoir », membres de la Gentry et francs-tenanciers à disposer librement de leurs terres, s’ils continuent à le désirer. Mais il exige d’eux qu’ils reconnaissent les droits du « commun peuple » à posséder et cultiver collectivement « ses » communaux : « Vous les frères aînés, qui appelez vôtres les Enclosures et en excluez les autres, si vous voulez avoir des Magistrats et des lois extérieures à la manière des Nations, nous ne nous y opposons pas…; et si l’un d’entre nous, vos frères cadets, vole votre blé et votre bétail, ou abat vos haies, que vos lois s’en saisissent…Mais tant que nous demeurerons dans les limites de nos communaux… vos lois ne nous atteindront pas, à moins que vous ne vouliez opprimer les innocents et répandre leur sang ». (S, 283).
Prôner d’emblée l’appropriation collective de toutes les terres d’Angleterre ne convaincrait personne et exposerait les Diggers à une répression brutale : issue d’une longue tradition, la revendication sur les communaux, a en revanche une bien plus grande légitimité. Il y a pourtant beaucoup plus que de la prudence dans l’attitude de Winstanley. Car la contrepartie de son apparente retenue est une absolue intransigeance sur la question des communaux. Sur ces terres les propriétaires n’ont aucun droit . Affirmation dont il faut surtout percevoir la portée ontologique. Si, en un sens, l’humanité n’existe pleinement qu’à titre d’entité collective, c’est encore bien plus vrai de la multitude. Pour les membres du « commun peuple » l’alternative est simple : soit ils se font sujet collectif, soit ils ne sont qu’un agrégat d’esclaves entièrement dominés par les « peurs serviles » . Les communaux doivent être exploités, c’est entendu ; mais ils ne doivent l’être que par leurs propriétaires légitimes : le « commun peuple ». Ce qui peut se dire autrement : il faut que chaque système de propriété soit réduit à son essence. Que « Seigneurs des Manoirs », Gentry, etc. s’en tiennent à la dimension individuelle de leur propriété, ce qui implique de la part de la multitude un refus absolu de les servir ; que le « commun peuple » puisse actualiser son essence de sujet collectif : dans ces conditions on verra qui l’emportera. « Que les riches travaillent seuls de leur côté, et que les pauvres travaillent ensemble du leur ; les riches dans les enclosures, disant “ceci est à moi” et les pauvres dans leurs communaux, disant “ceci est à nous” » (S, 196).
En affirmant leurs droits sans partage sur les communaux, les Diggers ne prônent pas un simple retour aux coutumes ancestrales : ils remettent en cause le fondement même des coutumes et du droit. Si les communautés villageoises détiennent des droits extrêmement anciens sur les communaux, justifiant leur hostilité aux projets d’enclosures, il est généralement admis que les Seigneurs détiennent eux aussi des titres sur les communaux. Winstanley, pour sa part, s’estime fondé à leur interdire l’exercice de ce qu’ils estiment être leurs privilèges : « Puisque les communaux nous appartiennent, à nous les pauvres opprimés, il est certain que ce qui y pousse nous appartient aussi…C’est pourquoi, nous vous le déclarons, à vous qui avez l’intention d’abattre nos bois et nos arbres communaux : vous ne le ferez pas….Et nous vous le déclarons, à vous qui avez commencé à abattre nos bois et nos arbres communaux, et à les emporter pour votre usage personnel : vous allez y renoncer, vous n’irez pas plus loin…Et nous espérons que les négociants en bois refuseront cette marchandise privée volée aux pauvres opprimés, et qu’ils prendront acte de notre résolution… Mais si vous passez outre, ne nous en veuillez pas d’arrêter vos charrettes et de détourner le bois pour notre propre usage » (S, 273-274 ; H, 104-105).
Winstanley n’ignore pas que son entreprise a toutes les apparences de l’illégalité. N’éprouvant aucun fétichisme de la loi, il pourrait en un sens l’admettre: il prendra pourtant le plus grand soin de montrer que si les lois ancestrales reconnaissaient bien les droits des seigneurs, celles ci ont en réalité été abolies depuis la mort du roi et la proclamation de la République. Une fois de plus, cette affirmation a un aspect tactique : il n’est jamais bon de prôner l’illégalité, surtout en terre anglaise. Mais encore une fois, il faut aller plus loin : car cette position est à la base de l’analyse faite par Winstanley de l’ « ancienne constitution », qu’il va purement et simplement identifier à la volonté royale, en opposition tranchée avec les convictions de la plupart de ses contemporains.
On sait qu’un des fondement de la révolte des parlementaires contre le roi était leur interprétation de la croyance en l’existence d’une « ancienne constitution », s’imposant au roi lui-même. Politiquement, il s’agissait d’accorder au Parlement des droits « immémoriaux », indépendants de la volonté royale. Juridiquement, cela revenait à nier que le roi fût la seule source du droit. Les « coutumes générales » du royaume, constitutives de la « Common Law » permettaient de définir l’ « ancienne constitution », dont le concept ne trouvait sa pleine détermination qu’à travers une analyse de la réalité historique de l’invasion normande. L’une des questions essentielles était de savoir s’il y avait véritablement eu une « conquête », et la réponse était la plupart du temps négative : l’ancienne constitution n’avait pas été substantiellement altérée par l’arrivée des Normands, et c’est pour la défendre qu’il avait fallu s’opposer à la volonté royale. Il est vrai que les Niveleurs, insistant sur l’idée d’un « joug normand » imposé à l’Angleterre par une véritable conquête, semblaient bien affirmer l’existence d’une solution de continuité par rapport à l’« ancienne constitution », juste mais à jamais disparue. Si la position de Winstanley présente des ressemblances avec celle des Niveleurs, elle n’en est pas moins foncièrement différente: lorsqu’il dénonce le « joug normand », il ne manifeste pas la moindre nostalgie à l’égard des hypothétiques libertés anglo-saxonnes. « La tyrannie exercée par un homme sur un autre, comme celle des Seigneurs du Manoir sur le commun peuple, ou l’obligation de payer des hommes de loi pour assurer sa défense, quand on est capable de le faire soi-même, tout cela devrait disparaître avec la fonction royale : ce n’est que la brutalité de l’ancienne coutume de la prérogative » (S, 325 ; H, 135) : l’ensemble des lois issues de la conquête normande constituent « l’ancien gouvernement d’Angleterre » (S, 276 ; H, 107). Pour justifier l’idée que toutes les lois du royaume ont été abolies par la proclamation de la République, il en arrive à les définir comme des « déclarations » de la volonté royale. Il n’y a donc pas de différence essentielle entre les coutumes locales et la structure d’ensemble de la « Common Law », ni entre cette dernière et la prérogative. Winstanley parle peu des Statuts, ces Actes du Parlement, ou plutôt « du roi en Parlement » – ce que son soutien affiché à la cause parlementaire suffit à expliquer ; mais lorsqu’il y fait allusion, sa position est dépourvue d’ambiguïté : évoquant la Grande Charte dans son Appel à la Chambre des Communes, il affirme que « même les meilleurs lois d’Angleterre sont des jougs et des menottes réduisant en esclavage une partie du peuple » (S, 303 ; H, 113).
Telle est donc l’ « ancienne constitution » : un pur produit de la conquête. Procédant à une redistribution générale des terres, les normands ont en même temps mis en place une structure juridique entièrement nouvelle – du passé ils ont fait table rase. Cherchant à affirmer non seulement la justice, mais aussi la légalité de son entreprise, Winstanley a besoin de montrer que toutes les anciennes lois ont disparu d’un coup, ce qui suppose leur unification conceptuelle. En maniant le langage de l’ « ancienne constitution », il parvient à énoncer simultanément deux messages. À ses destinataires permanents, le « commun peuple », il dit : ces coutumes, vous n’avez plus de raison de les craindre ; leur disparition concrète ne dépend que de vous. À ses destinataires conjoncturels, les autorités d’Angleterre, il proclame: vous qui parlez tant de coutumes, voilà en réalité ce qu’elles sont. Et pour couper court à toute tentative de justifier malgré tout l’état présent des choses par une référence aux anciennes coutumes, il n’hésite pas à affirmer qu’à supposer qu’on puisse les découvrir, on ne trouverait là encore que le fruit d’anciennes invasions : le passé anglo-saxon ne valait sans doute guère mieux que l’Angleterre d’après la conquête normande, qui n’est que « la dernière en date » (S, 364 ; H, 173). « La Réforme que l’Angleterre doit maintenant entreprendre ne peut se limiter à abattre le joug normand pour nous ramener aux Lois d’avant Guillaume le Conquérant… Non, la Réforme doit se faire selon la Parole de Dieu, selon la loi de Justice d’avant la chute » (S, p.292)
La proclamation de la République a pour Winstanley une conséquence immédiate : l’Angleterre est officiellement devenue un « trésor commun ». Il n’ignore pas que le Parlement a solennellement proclamé le maintien de « toutes les anciennes lois fondamentales ». Il pourrait se contenter de dire que cet Acte du Parlement est injuste, et qu’il convient d’y renoncer : ce n’est pourtant pas ce qu’il fait. Dans certains textes, il cherche plutôt à en affirmer l’abrogation : cette mesure a été prise dans l’urgence peu après l’exécution du roi, mais elle a ensuite été implicitement annulée par l’abolition de la monarchie et l’institution de la libre République (S, 413). Dans d’autres, il en affirme la validité, mais en le détournant de son sens : dans la mesure où aucune loi antérieure n’autorisait la révolte des parlementaires, l’ « ancienne loi fondamentale » ne peut être ici que le « Salus Populi », lequel ne signifie lui-même que le libre accès de tous à la terre. Pourquoi une telle argumentation « juridique » ? Winstanley ne considère pas le Droit comme une chose sacrée. Toute législation est pour lui le fruit d’une conquête ; la victoire sur le roi en est une elle aussi, et si l’on n’y prend garde elle finira par n’être plus qu’une conquête comme les autres. Mais aussi longtemps que la multitude sera persuadée que les anciennes lois sont toujours en vigueur, elle continuera, en dépit de tout, à les accepter. De même que le « frère cadet », en se vendant à son « frère aîné », était aussi responsable que lui de la chute (S, 252 ; H, 78), de même l’autorité des lois, même injustes, repose en partie sur le consentement populaire. On peut le déplorer, on peut chercher à désacraliser la loi, mais il faut aussi en tenir compte. La situation historique tout à fait inédite créée par l’abolition de la monarchie ne saurait durer, et le « commun peuple » est placé devant une alternative : soit il décide d’imiter les Diggers et de se constituer en sujet collectif – et donc de prendre concrètement possession des terres auxquelles désormais les lois lui donnent droit ; soit il persiste dans sa passivité, et de nouvelles lois d’oppression seront sous peu instituées : « Tenanciers ou laboureurs, ne vous soumettez pas, Anglais, à un nouvel esclavage : vous en êtes arrivés au point où vous pouvez être libres si vous voulez vous lever pour la liberté » (S, 413).
Épilogue : grandeur et misère du communisme
En 1652, plus d’un an et demi après l’élimination des Diggers, Winstanley publie La Loi de Liberté, projet de constitution de l’Angleterre précédé d’une Adresse à Cromwell qui sonne comme un aveu d’échec : « Vous détenez le pouvoir d’agir pour la liberté commune. Je n’ai aucun pouvoir » (S, 510 ; H, 285). L’attitude de Winstanley par rapport à la loi avait jusqu’ici été déterminée en fonction du problème de la constitution d’un sujet collectif. Dans la mesure où il n’a jamais conçu le second avènement du Christ comme un surgissement instantané, il s’est toujours placé dans l’optique d’un « dialogue », fût-il conflictuel, avec les institutions. Le problème étant alors celui de l’agrégation des multitudes, jamais Winstanley n’aurait songé à proposer un modèle de constitution. De sa propre défaite, il va tirer une leçon, terriblement ambiguë : aussi longtemps que la propriété privée continuera à s’appliquer sur la plus grande partie du territoire de l’Angleterre, les passions qui en découlent seront les plus fortes. Il est impossible de convaincre les « Seigneurs du Manoir » de renoncer à leurs exigences. Il faut donc commencer par un bouleversement général des structures institutionnelles, par la suppression de toute propriété privée ainsi que de la monnaie.
Il n’est pas possible d’analyser en détail La Loi de Liberté qui, malgré sa réputation, n’est certainement pas le texte le plus intéressant, ni le plus novateur de Winstanley. Il faut cependant souligner son aspect extrêmement démocratique, bien moins justifié par une théorie de la « souveraineté du peuple » que par la nécessité de contrôler strictement les agissements des dirigeants. Winstanley étend le droit de vote à pratiquement toute la population, dont il ne précise pas si elle comprend également les femmes ; les « alcooliques, querelleurs » et autres débauchés n’en seront pas exclus : seuls le seront ceux qui ont explicitement perdu leurs droits civiques – essentiellement les anciens partisans du roi (S, 542; H, 321-322) ; les « officiers » de la République doivent être élus annuellement sans être immédiatement rééligibles, pour éviter tout risque de corruption, et pour permettre à tous d’être successivement dirigeants et dirigés (S, 538-541 ; H, 317-321) ; lorsque le Parlement, élu annuellement, propose de nouvelles lois , il doit les soumettre à l’approbation du peuple – selon des modalités qui ne sont pas précisées.
Le raisonnement général est assez clair. Puisque les « servitudes intérieures de l’esprit sont toutes occasionnées par la servitude extérieure imposée par certains hommes à d’autres » (S; H, 296), il convient de commencer par le soubassement matériel : la propriété privée. Mais les passions néfastes, le pouvoir de l’imagination ne disparaîtront pas automatiquement : il faut organiser les institutions nouvelles de manière à favoriser l’avènement de la Raison chez le plus grand nombre d’hommes possible. Le système qu’il préconise est d’ailleurs destiné à dépérir aux yeux de Winstanley : malgré sa reprise de l’adage paulinien « la loi a été ajoutée à cause des transgressions », il n’est pas exact qu’il accepte désormais l’idée que la nature humaine est irrémédiablement corrompue. Mais si provisoire que doive être ce système, encore faut-il qu’il fonctionne. Et face à des individus particulièrement rétifs, on ne peut plus guère employer que la violence. D’une manière générale, avant l’avènement de la raison, le modèle préconisé implique une surveillance extrêmement rigoureuse, faute de quoi le travail risquerait de ne pas être accompli.
On peut dire de La Loi de Liberté que c’est à la fois un aboutissement, un moment d’impasse absolu et, peut-être, un point de départ. C’est sans doute dans ce texte que Winstanley est à la fois le plus proche et le plus éloigné de Spinoza. C’est ici que l’identification de Dieu et de la nature est pratiquement achevée. C’est ici également qu’il découvre que le déploiement de la raison ne saurait être un processus purement spontané, qu’un conditionnement institutionnel est nécessaire. S’il sait parfaitement que son projet n’aboutira pas, qu’il n’y a aucune chance que Cromwell s’en inspire, il tient à affirmer que c’est dans ce sens qu’il faut aller. Il reste pourtant fortement attaché à son postulat finaliste : la terre est faite pour devenir un trésor commun – telle est la fin de l’histoire. Dans ces conditions, la réflexion sur les conditions concrètes de sa réalisation est tout juste esquissée. En quoi le projet proposé est-il adapté à la situation de l’Angleterre ? En quoi permettra-t-il l’avènement final de la Raison ? Winstanley ne le précise pas, mais l’on peut douter que l’existence de ce qu’il faut bien appeler des camps de travail (S, 553, H, 335) soit vraiment susceptible de développer chez ses adversaires le désir de communauté. Il y a quelque chose de déconcertant dans l’œuvre de Winstanley : elle peut aussi bien déboucher sur Spinoza que sur le « communisme réel »
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