Racisme et permanence de la question coloniale

A gauche, le racial impensé

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Libération mercredi 30 novembre 2005.Si l’engagement de la gauche française en faveur de la justice économique demeure un exemple pour les partis de gauche du monde entier, il semble pourtant que son programme visant à renforcer l’égalité économique sans prendre en compte la douloureuse question des inégalités raciales ou ethniques ne peut jamais qu’offrir une réponse partielle et insatisfaisante à ce problème.
Paralysée par la peur du «communautarisme» à l’américaine, la gauche française a systématiquement refusé de reconnaître la dimension raciale des inégalités sociales et a fortiori leur dimension politique et culturelle. Erigeant les Etats-Unis en épouvantail, elle fait de toute idée de politique raciale une idée raciste. Certains vont jusqu’à faire de l’attention presque obsessionnelle des Américains à la question raciale la source même du problème, ce qui a conduit à l’occultation définitive de la question sociale (sécurité de l’emploi, protection sociale) en faveur de la question «sociétale», et au sacrifice du «politiquement juste» à l’autel d’un «politiquement correct» dogmatique et vain. Force est de reconnaître que l’histoire américaine, ponctuée d’émeutes raciales marquées par un déferlement de violence entre minorités marginalisées, semble leur donner raison. La quasi-disparition de toute politique sociale derrière les questions identitaires pose un problème difficile à résoudre, et le politiquement correct se réduit bien souvent à une caricature pesante. Mais ces dérives servent trop souvent d’excuse à l’impuissance de la gauche française à faire face au problème de l’inégalité raciale. Malgré ces échecs, l’expérience américaine est également riche d’enseignements.
Le spectacle des voitures incendiées par de jeunes Noirs et Beurs marginalisés a largement démontré que la France ne peut plus continuer à noyer la réalité des problèmes raciaux dans un discours moribond sur les «enfants de la République». Comme les intellectuels noirs américains de Du Bois à Martin Luther King en passant par Richard Wright ou Spike Lee l’ont compris depuis longtemps, le combat en faveur d’une plus grande justice économique ne doit en aucun cas oblitérer la spécificité du problème racial. A leurs yeux, l’identité raciale est essentiellement le produit d’une expérience partagée de la discrimination et de l’exclusion, et la justice sociale passe par la transformation de cette définition négative de l’identité et de la communauté en une force de mobilisation politique. Ainsi, si classe et race sont deux catégories distinctes, elles sont néanmoins inextricablement mêlées, et les avancées de la gauche américaine depuis les années 60 ont largement bénéficié de cette prise de conscience.
Ainsi mobilisés à l’origine autour de l’identité raciale, les Afro-Américains ont réussi à obtenir la mise en oeuvre de politiques volontaires contre les discriminations et de programmes de discrimination positive qui permirent en retour une importante représentation des minorités, tant politique (gouvernement fédéral, Cour suprême, Congrès…) qu’économique (milieu des affaires). Les Afro-Américains sont également parvenus à former des groupes civiques et des associations locales durables leur permettant d’exercer influence et pouvoir à tous les niveaux du gouvernement et de la société, et à utiliser leur poids électoral pour garantir le maintien et l’expansion de ces mesures et empêcher, par une levée de boucliers massive, toute distinction au faciès. De tels succès sont hélas encore inconcevables en France, où les minorités dans la classe dirigeante politique et économique brillent par leur absence, où la police pratique le harcèlement souvent en toute impunité et où la discrimination à l’emploi et au logement est une réalité quotidienne pour bien des Français, désignés comme «issus de l’immigration».
Une des leçons à tirer de la politique identitaire américaine est que le domaine de la culture constitue, en soi, un champ du pouvoir, et que, comme les mouvements politiques noirs américains en ont défendu l’idée, aujourd’hui largement acceptée, derrière l’exclusion économique et politique se cache l’exclusion culturelle. La lutte des Noirs américains en faveur d’une meilleure représentation politique et de là, d’une plus grande justice sociale est d’abord passée par le terrain de la représentation culturelle, c’est-à-dire de la représentation des contributions des minorités à la société dans son ensemble, et des injustices dont elles furent victimes. Ces mouvements ont exigé, et obtenu, une transformation radicale du paysage culturel, des programmes scolaires au langage politique. Il s’agit ici de l’origine du mouvement, souvent incompris, en faveur d’un vocable «politiquement correct» (terme inventé par la droite américaine pour décrédibiliser ces efforts).
Il semble donc salutaire de rappeler un fait crucial : sans ces politiques identitaires, aucun des progrès qu’ont accomplis les Etats-Unis en matière de justice et d’égalité depuis les années 60 n’aurait eu lieu. Qui plus est, les impasses du multiculturalisme «à l’américaine» tiennent d’abord à l’absence d’un socle historique solide de revendications économiques et sociales. Comme les événements de La Nouvelle-Orléans l’ont tragiquement rappelé, les Etats-Unis ont sans conteste échoué à offrir la plus modeste sécurité économique à un grand nombre de leurs concitoyens. Et ils ont, en cela, beaucoup à apprendre de la gauche française. Mais en France le risque ne se situe pas là. Plusieurs siècles de luttes sociales ont fermement établi les priorités en la matière.
Le risque est bien plutôt d’abandonner la responsabilité de définir et de répondre au problème de l’inégalité raciale à la droite. Aux Etats-Unis, sans le soutien solide de communautés ethniques politiquement actives, le Parti démocrate serait non seulement encore bien plus faible qu’il ne l’est actuellement, mais aucun des présidents démocrates depuis Kennedy n’aurait pu accéder à la Maison Blanche. En abandonnant le terrain, la gauche française risque non seulement de faillir à ses responsabilités, mais aussi tout simplement de s’enliser dans l’échec politique.
Les jeunes des banlieues sont en quelque sorte en avance sur la politique de la gauche : les émeutes constituent une mobilisation politique autour d’une identité raciale qui ne disparaîtra pas de sitôt. Sur le terrain, en France, une identité raciale complexe est en train d’émerger a contrario de l’exclusion sociale systématique. Cette identité semble jusqu’ici avoir refusé le type d’identification raciale étroite qui a conduit à la violence intercommunautaire aux Etats-Unis. Sans nier l’existence de telles querelles, les émeutes semblent surtout avoir démontré un degré impressionnant de solidarité interethnique. Ces jeunes s’expriment, comme ils ne cessent de le rappeler, avec les moyens dont ils disposent pour se faire entendre. La gauche française peut rester sourde et laisser cette mobilisation dégénérer en violence gratuite. Elle peut aussi enfin oeuvrer à organiser cette mobilisation et à lui donner une voix proprement politique dans le cadre d’un vaste mouvement pour une justice sociale, résolument multiculturelle.