Cher Monsieur,
Merci pour votre remarque. Je suis d’accord pour dire que la réflexion se
doit de réfléchir aussi sur le contexte dans laquelle elle s’inscrit. Je
crois que Jacques Derrida, par example, nous a appris beaucoup sur la forme
que peut prendre une telle réflexion (l’idée selon laquelle il n’y a pas de
hors-texte indiquant qu’il faudrait aussi ‘lire’ tout le contexte du texte,
d’un discours, d’une conférence), bien que je sois convaincu qu’il faut
conjuguer cette procédure déconstructiviste avec d’autres approches
philosophiques, sociologiques, historiques, économiques, etc., la
‘déconstruction’ étant souvent un rappel assez formel de la nécessité de
fouiller les marges constitutifs des discours, sans qu’elle dispose
elle-même de tous les instruments adéquats pour cette fouille.
La question générale qu’on pourrait se poser à partir de votre remarque
est celle des conditions de la mise en scène de la réflexion aujourd’hui.
C’est un sujet extrêmement vaste, or ici (les conditions obligeant déjà), je
serai nécessairement bref et spécifique. Même si on peut questionner les
raisons pour lesquelles certains médiateurs dans les arts plastiques ou dans
d’autres champs artistiques sont assez ouverts à donner une place à la
réflexion dans le contexte de tel ou tel projet (un supplément d’âme?
peut-être…), force est de constater que les lieux publics dans lesquels
peuvent intervenir des intellectuels, des chercheurs, afin de débattre leurs
réflexions, leurs recherches sont devenus assez peu nombreux. Très souvent,
il n’y a que la fête (postmoderne ou non), sans aucun supplément d’âme du
tout. Il est vrai, cependant, que ceci ne veut pas dire qu’en tant que
chercheur, on doit se résigner à n’être qu’un supplément d’âme.
Personnellement (mais là, je défends un projet auquel je participe), je
suis convaincu du contexte que nous offre le projet au Palais des
Beaux-Arts. Ce projet est assez radicalement opposé justement à cette
logique du supplément d’âme à laquelle on tend très souvent à soumettre la
réflexion dans le contexte d’un projet artistique plus large. Les artistes
Nico Dockx et Christophe Terlinden ont aménagé un espace (de façon très
sobre, avec des matériaux trouvés dans les caves et les greniers du Palais
des Beaux-Arts), et j’apprécie beaucoup leur façon de recycler dans les arts
plastiques l’idée de recyclage (on a choisi, par example, de ne pas imprimer
des affiches qui annoncent le projet, mais d’utiliser le côté non-imprimé de
stocks d’affiches d’anciennes expositions qu’on a trouvés dans les caves du
Palais des Beaux-Arts). L’espace lui-même n’aura que son sens justement à
partir des débats et des rencontres qui y auront lieu. Les commissaires de
ce qu’on appelle plutôt par convention ‘l’exposition’ Revolution/Restoration
(parce que, donc, c’est un lieu de débats, où on accumulera la documentation
de ces débats), m’ont donné carte blanche pour y organiser une intervention.
J’ai souhaité qu’on parle de la contestation de la guerre, de préférence à
partir de l’analyse de Negri et Hardt de l’empire comme constitution
postmoderne de la souveraineté. Voilà pourquoi j’ai invité plusieurs membres
du comité de rédaction de Multitudes. J’ai demandé expressément aux
responsables du projet qu’on ne soit pas obligé de parler de l’art afin de
légitimer la table ronde dans ce contexte (artistique – parce qu’au ‘Palais
des Beaux-Arts’, par example). Je demande toujours pour la réflexion la même
autonomie que revendique l’art (et surtout dans le contexte d’un projet
artistique). Ce qui, évidemment, ne veut pas dire qu’on ne parlera pas de
l’art. Aux intervenants d’en juger la nécessité.
Je crois que le contexte artistique de la table ronde ne la réduira pas
à un supplément. Au contraire, je m’attends plutôt à des critiques qui
pourraient dire qu’on a réduit l’intervention artistique à un ‘cadre’ pour
des débats. En ce cas là, on aura (seulement?) renversé la logique que vous
avez cru reconnnaître dans d’autres projets. S’il en est ainsi, si
renversement il y a, il n’est pas sans problèmes aussi, c’est vrai. Ce sera
peut-être l’objet d’une autre rencontre, celle avec Okwui Enwezor,
l’intendant de Documenta XI à Kassel, qui aura lieu le 5 juin, au même
endroit.
cordialement