Icônes 2. De l'objet à la performance

Actionnisme Théâtre des orgies et des mystères

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Et si nous revenions un demi-siècle en arrière ? L’Autriche et sa capitale, Vienne, émergeaient lentement de la désintégration de l’empire des Habsbourg, du traumatisme dans lequel les avait plongées l’austro-fascisme de l’entre-deux guerres, de l’expulsion et de l’extermination de leur population juive et de leur élite intellectuelle, de l’annexion par un IIIe Reich rêvé et conçu par un Autrichien et du désastre provoqué par deux conflits mondiaux. Les composantes fondamentales de la Wiener Moderne (Art nouveau en Autriche), à savoir l’expressionnisme précurseur d’un Klimt, d’un Schiele, d’un Mahler, d’un Gerstl et d’un Schönberg, le rôle de Freud dans l’évolution de la psychanalyse, la littérature d’un Kafka, d’un Trackl ou d’un Musil, l’Ecole viennoise instaurée par Schönberg, Berg et Webern ainsi que les membres du Cercle de Vienne, Wittgenstein, Gödel, Schlick, Mauthner et Carnap, ne sont plus perceptibles depuis l’après-guerre, ses représentants étant soit morts soit en exil. Quiconque évalue les dégâts à leur juste mesure ne peut sans doute s’empêcher d’avoir à l’esprit, tant elle est juste, l’image du poète Brodsky sur la Russie post-stalinienne : « cet endroit qui fait peur tant il est ravagé ». Il fut un temps, en Autriche, où tremblaient les penseurs progressistes, en situation d’isolement social et culturel. La peur, d’être démasqués cette fois, dominait aussi chez les nombreux nationaux-socialistes qui avaient perdu leur identité et leur intégrité morale et se trouvaient confrontés à une « déviation » historique, capable de résister à moyen terme mais reposant sur des fondements instables bien que solides : l’explication de l’épisode de 1938 comme une occupation, acceptée un moment. Vu ainsi, on peut porter crédit à la thèse historico-culturelle selon laquelle l’Autriche porte les stigmates de l’austro-fascisme et du national-socialisme depuis 1945 et encore modérément aujourd’hui. Le climat culturel viennois a été marqué un long moment par une opinion générale attachée au passé plutôt que portée vers l’avenir. En aucun cas on ne pouvait qualifier la situation par l’ouverture, le dynamisme ou l’envie de progresser, alors que l’histoire contemporaine suggérait le contraire en avançant son concept d’« année zéro ».

Ce n’est que bien plus tard, le processus est d’ailleurs toujours d’actualité, que le pays commença lentement une réflexion collective sur les fardeaux de son passé, non sans clivages. Dans l’histoire autrichienne apparaît souvent le concept de « bloc historique » pour qualifier cet aspect statique et enraciné du développement social de la seconde République. La chance de voir disparaître cette rigidité opiniâtre n’est apparue que dans un passé récent, avec la tendance résolument axée sur un concept d’Europe unie, la situation géopolitique modifiée par l’ouverture de l’Est et l’auto-analyse faite par le pays sur son rôle funeste à l’époque du fascisme et du national-socialisme. Reste à savoir si la société autrichienne saisira l’opportunité.

Si l’on souhaite comprendre le radicalisme, voire l’agitation qui secoue l’avant-garde née de cette réalité autrichienne, il faut savoir que l’art en Autriche n’a pu développer aucun équivalent aux formulations avant-gardistes de l’Art nouveau classique européen. En effet, l’expression de l’Art nouveau en peinture était à peine amorcée qu’elle disparaissait dans les affres de la Première Guerre mondiale. Sont restées les littératures engagées, héroïques, sur le thème de la perte d’identité d’auteurs avant-gardistes tels que Wittgenstein, von Kraus, Musil, Kafka, Trackl et Canetti. Après la mort de Schiele, le suicide de Gerstl et le départ en exil de Kokoschka, la scène culturelle autrichienne, alors en train de prendre forme, n’a jamais trouvé de représentants dignes de rivaliser avec ces artistes. Il faut attendre la seconde République, après 1950, pour que l’art renoue avec l’Art nouveau et fasse référence à la réalité autrichienne – non sans difficultés, dans certaines œuvres. Citons à ce titre celles d’Arnulf Rainer et de Maria Lassnig mais surtout le « Groupe de Vienne » et les positions de l’Actionnisme viennois des années soixante. De cette évolution, il ressort que le Groupe de Vienne, en tant que première véritable expression de l’Art nouveau autrichien, s’inspire de littérature, de psychologie et non d’art plastique. Artmann, Rühm, Wiener, Bayer et Achleitner ont pu se référer aux courants littéraires cités ci-dessus et surtout aux positions critiques de Wittgenstein sur le langage ainsi qu’au Cercle de Vienne. Au cours des années qui suivirent, cette tendance s’accentua jusqu’aux événements de 1958-1959 des deux « cabarets littéraires », qui poussaient déjà très loin la critique, au point que le vide conceptuel en résultant était rempli de scènes chargées d’événement que le Groupe de Vienne qualifie « d’événements ».

Ainsi apparaissaient les structures qui allaient déterminer les positions des actionnistes. La critique de la représentation a conduit à charger l’œuvre d’art sur le plan de la performance afin de dépasser la réalité. De la même façon qu’en 1957 les travaux du Groupe de Vienne font ressortir des modèles de performance des contacts avec la langue ainsi que de la déconstruction analytique du langage et des habitudes langagières, dans l’Actionnisme viennois, on attend de l’objet artistique qu’il fournisse des modèles de représentation, en quoi il est chargé de sens. En 1969, Oswald Wiener, dans la préface du premier livre de Nitsch, « Orgien Mysterien Theater », a qualifié ce mécanisme de « politique de l’expérience », où le but global est d’obtenir du « sens », lequel n’attend pas « d’être découvert » mais « est créé ». Wiener fournit une indication sur la phénoménologie du geste : un acte libre, générateur de sens, qu’on pourrait qualifier d’acte intellectuel chargé d’une signification causale. Le déplacement des accents vint définitivement remplacer un concept statique de l’œuvre, recouvrant la genèse, la situation, la conception de cette dernière, par une plasticité de la pensée et des gestes de performance.

La tradition expressionniste du second courant de la Wiener Moderne de la fin du XIXe siècle, la réaction au surréalisme radicalisé des expressionnistes abstraits américains ainsi qu’à certaines tendances européennes telles que celles d’Artaud et de Wols, les travaux du Groupe de Vienne qui se fondent sur l’analyse et la performance, la tendance de l’artiste à vouloir appliquer à la représentation de soi les références dictées par une interprétation narrative idéaliste de l’Art moderne, tels sont les éléments ayant marqué l’Actionnisme viennois à ses débuts. Alors que la position des minimalistes américains ou du néoréalisme européen, pour ne citer qu’eux, imposait l’image ou la sculpture comme objet et l’espace comme thème, les actionnistes viennois exigeaient que le corps incarne l’objet d’un art de la « politique de l’expérience ». Sur la scène culturelle autrichienne d’après-guerre, les travaux des actionnistes sont les seuls à entreprendre de manière aussi radicale une dénonciation et un travail d’éclaircissement de l’absence de limites qui avait, entre autres, servi de ferment au totalitarisme, au national-socialisme, à l’holocauste et au génocide.

Dans les travaux d’Hermann Nistch, de Günter Brus, d’Otto Mühl et de Rudolf Schwarzkogler se retrouvent tous les éléments qui caractérisent aujourd’hui l’Actionnisme viennois dans les esprits. Bientôt, ces artistes, qui se mouvaient dans une tendance générale axée sur la conception concrète de l’art, placèrent le corps au centre de leurs projets artistiques. La dimension de la libération, qui éclate dans l’action, idéalise la capacité cognitive de l’empirisme. Ainsi, elle se tient tout à fait dans la lignée d’une école analytique de la philosophie et des sciences spécifiquement autrichienne et adresse à l’art sa critique du système par l’intermédiaire d’une peinture qui repose sur des éléments matériels ou des objets et se libère dans la performance. D’un autre côté, les actionnistes n’ont toutefois jamais abandonné l’idée de l’objet représentatif au sens où l’entend l’art conceptuel. Au contraire, ils ont tenté, en fin de compte, de redonner à l’œuvre d’art, image ou objet, les potentialités textuelles narratives perdues dans les abstractions en s’appuyant sur les gestes actionnistes.

En résumé, le consensus de base élaboré relativement tôt dans une fraction de l’art autrichien d’après-guerre, qui définissait le corps et son potentiel cognitif empirique comme fondements du système de coordonnées analytique de l’art, a connu plusieurs stades. Ce consensus de base a formé jusqu’à aujourd’hui un spectre qui s’étend de la dynamique d’intervention directe des images en rotation sur l’œil de Schilling, de la thématique du corps ressurgie de l’abstraction dans les premières images sur écran de Brus, ainsi que dans les actions de ce dernier, consistant à se peindre le corps et à se mutiler, des analyses synesthésiques de Nitsch, Schwarzkogler et Mühl, aux œuvres fonctionnelles, « meubles » et « installations de citations » diacritiques de Franz West, en passant par les expérimentations agitatrices de Wiener et les préambules conceptuels de Weibel et d’Export. A la base de cette évolution figurent la gestuelle post-dadaïste des années cinquante, dont sont représentatifs les injures au public de Rainer ou les activités romantiques surréalistes de H.C. Artmann, ainsi que les deux « cabarets littéraires » du Groupe de Vienne.

On peut faire remonter les débuts de l’Actionnisme à 1962. Cette année-là, Nitsch prépare une importante série de tableaux grand format. La couleur provient soit d’une éponge pressée du haut du tableau qui forme des coulures descendantes, soit de gestes explosifs consistant à secouer un seau au-dessus de la toile posée à même le sol.

Le dualisme de la contemplation et de l’extase, qui devient perceptible et visible dans les peintures d’action, détermine le concept de l’ensemble des performances de Nitsch rassemblées dans l’Orgien Mysterien Theater. Le principe d’un « collage d’actions » s’étalant sur plus de six jours s’est développé pas à pas sur la base du concept de la peinture d’action né en 1960. À la fin de 1962, Nitsch est passé de la peinture d’action à l’action au travers de sa première performance : vêtu d’une chemise blanche et attaché à une croix, il se laissait asperger de sang par Otto Mühl. La gestuelle à connotation dramatique, inspirant la communion synesthésique du peintre et de l’œuvre avec une charge symbolique complète du point de vue de sa lisibilité, est à l’origine de l’Actionnisme viennois et correspond aux concepts d’action développés un peu plus tard par Otto Mühl et Günter Brus. Dans « Versumpfung einer Venus » (Décadence d’une Vénus) de Mühl (1963) et « Anna» de Brus (1964), la distance entre la peinture et son auteur est également abolie par une gestuelle dramatique. Remplaçant l’image, apparaît l’action de structure psychodramatique, similaire à un collage dans l’utilisation qu’elle fait des matériaux et objets réels, chargés de signification.

En 1966, les actionnistes, Gustav Metzger en tête, participèrent au « Destruction in Art Festival » de Londres. Cette rencontre fut pour les artistes viennois la première prise de contact directe avec la scène de la performance internationale entre Fluxus, Happening et situationnisme. Peu après débuta un cycle d’actions combinant les méthodes mêlant corps et matériel, développées les années précédentes et utilisées par Brus et Mühl, à la critique du langage et du système présente chez Wiener et Weibel, un mélange essayé avec succès sur le contexte politico-social de ces années-là. Par la suite, cette radicalisation de l’art déboucha sur de sérieux conflits au sein de la société autrichienne de l’après-fascisme. Günter Brus fut condamné à plusieurs mois de prison puis fuit l’Autriche et s’établit à Berlin jusqu’en 1976, date à laquelle il fut gracié. Avec son action « Zerreißprobe », représentée à Munich en 1970, il mit un terme aux analyses corporelles investigatrices et revint à un subjectivisme du dessin et de l’écriture auto-limitatif. Mühl, quant à lui, resta à Vienne et fonda, sur la base du développement de ses actions matérielles liées au modèle d’analyse de la thérapie de groupe, une commune reposant sur des principes de liberté sexuelle et de propriété collective.

Alors qu’à la fin des années soixante, les actions de Brus et de Mühl se limitaient de plus en plus à une gestuelle politiquement engagée, radicale et ostensible, sonnant le glas de cette forme de présentation, la gestuelle sacrificielle de l’année 1962, qui constituait le cœur des travaux de Nitsch, s’était muée en un collage axé sur la performance et empreint de dramaturgie. Les actions de Nitsch jusqu’à présent n’étaient que des démonstrations et des ébauches de ce qui allait être sa grande réalisation : l’Orgien Mysterien Theater, une représentation de 6 jours donnée pour la première fois à l’été 1998.

En 1969, Rudolf Schwarzkogler se donna la mort par défenestration. En 1966, il avait représenté sa dernière action, probablement la plus complète vue sous l’angle de sa conception artistique. Il laissa derrière lui une imposante collection d’œuvres photographiques. A ses yeux, la performance d’une œuvre d’art n’était complète que dans le cadre d’un rapport dialectique avec la photographie et, sur ce point, il a marqué l’Actionnisme viennois. Sur les photographies prises lors de « séances d’action » organisées exclusivement à l’attention des photographes, la thématique du rapport entre la photo et l’œuvre d’art objet de performance, entre l’objet et le geste, atteint son paroxysme.

Il est vrai que le temps a fait son œuvre, si bien qu’aujourd’hui on a tendance à oublier que l’œuvre d’art chargée d’événement est au cœur des positions développées sur l’art par Brus, Mühl, Nitsch et Schwarzkogler dès le début des années soixante. Tout comme chez Beuys, les actions des artistes viennois, dans leur forme individuelle du moment, sont accompagnées d’une aura dense d’objets représentatifs. Incapables de voir au-delà de ce que nous avons devant les yeux, nous avons tendance à interpréter ces objets comme des œuvres d’art autonomes qui ne seraient qu’une fin en soi. Ainsi, il est important de garder à l’esprit qu’en fin de compte on passe toujours des objets à la gestuelle des actions soit de manière directe, soit en contexte. L’objet est une esquisse, une icône, un document, une approche, une analyse, un indice, un marque-page, un centre, mais aussi l’ombre de l’art de la réalité dans l’Actionnisme. C’est bel et bien la photographie d’action qui permet d’accéder à cette forme d’art de la façon la plus directe.