1°- Les nouvelles configurations productives
Robert Reich commence son analyse par un constat : la grande entreprise a modifié son organisation du travail, elle extrait sa valeur ajoutée au moyen d’un réseau complexe d’interactions économiques internes et externes, locales ou mondiales. La grande firme n’est plus une « grande » entreprise, mais elle n’est pas non plus un simple ensemble d’entreprises plus petites. Il s’agit d’un réseau d’entreprises. Son centre apporte la perspicacité stratégique et relie les éléments entre eux[[Robert Reich, L’économie mondialisée, Dunod, page 86..
Cette forme de production est le résultat de l’introduction à tous les niveaux de la hiérarchie des métiers d’un processus cognitif collectif comme management avancé de la productivité.
Le processus cognitif est la mise en commun des connaissances individuelles sollicitées par chaque « geste » du processus de production. Ces flux d’informations permettent à la firme d’identifier les problèmes et de trouver des solutions.
Ce management permet ainsi à l’entreprise d’établir une compétitivité mondiale sur le terrain de la conceptualisation des problèmes.
La conceptualisation, c’est l’innovation à travers la recherche et le développement des nouveaux services spécialisés.
En effet, la productivité au sens large n’est plus le résultat des économies d’échelle, mais de l’interaction du savoir social que l’on va rechercher, organiser, acheter là où il se développe et où il se reproduit, c’est-à-dire dans la nouvelle forme anthropologique du savoir collectif et social du travail immatériel national et international.
Rares sont les produits qui ont une nationalité déterminée. Divers éléments sont produits efficacement dans des endroits très variés ; ils sont ensuite combinés de toutes sortes de manières. Le capital intellectuel et financier peut provenir de partout, et être incorporé instantanément[[Ibid. , page 103..
Dans ce cadre de déploiement productif la valeur ajoutée est donc incarnée par la forme combinée du travail : la majeure partie du temps et du coût (donc de la valeur) provient de la conceptualisation du problème, de la mise au point d’une solution, et de la planification de son exécution.
Désormais les profits dans l’informatique, les télécommunications, l’audiovisuel, le logiciel et les services, sont plutôt réalisés par le contenu immatériel des produits, que par leur fabrication industrielle.
Ce basculement entraîne un bouleversement des structures industrielles et de la nature de la compétition entre les entreprises.
Les structures organisationnelles qui supportent ce concept sont le résultat d’une évolution qui à partir des années « 70 », a introduit avec les nouvelles technologies et les nouvelles formes d’organisation productive de nouveaux acteurs économiques.
L’intelligence collective, rappelons-le, est une intelligence partout distribuée, sans cesse valorisée, coordonnée et mobilisée en temps réel qui aboutit à une mobilisation effective des compétences[[Pierre Lévy , L’intelligence collective, pour une anthropologie du cyberspace, La découverte, page 31.. L’intelligence collective est un processus de croissance, de différenciation et de relance mutuelle des singularités.
Le savoir est donc distribué dans le sujet collectif. 11 est immanent à son être, à sa vie, à ses pratiques[[Ibid, page 108.. Le « sujet collectif » est l’exercice mobile et coopératif des compétences avec une implication subjective dans la production.
Face à cette nouvelle forme d’accumulation, les structures de la médiation sociale fordiste ont éclaté, produisant un vide politique dans le Mouvement Ouvrier. L’incompréhension de ces phénomènes d’accumulation et la délocalisation de la production a vu la force contractuelle syndicale perdre toute sa stratégie offensive.
En effet, les emplois de production représentent une faible part du coût de production. En 1977, il fallait 35 heures de travail pour monter une automobile, aujourd’hui seulement 8 heures sont nécessaires.
Dans l’informatique, c’est le même processus qui est à l’œuvre : seulement 10% du prix d’achat d’un ordinateur personnel d’IBM sert à payer sa fabrication proprement dite.
Pendant le fordisme l’expansion du capitalisme au niveau mondial avait été bloquée en partie. Le pacte fordiste avait ainsi obligé ce dernier à partager une partie de son accumulation avec le mouvement ouvrier et à fixer la plus grande partie de ses investissements dans l’état nation. Aujourd’hui ce lien national s’est interrompu définitivement, tout comme le partage de son accumulation avec le monde du travail.
Dans cette modification de l’accumulation le rôle du sujet collectif se traduit par l’approche et l’introduction de la sphère de la société dans la production/consommation.
Le consommateur est inscrit dans la fabrication du produit depuis sa conception[[Maurizio Lazzarato , 644, rub237, L’Harmattan..
Ce rapport est le passage fondamental pour l’articulation de cette nouvelle forme d’accumulation. La firme-réseau en fait, articule la production à travers d’une part, le contrôle des flux d’information circulant dans la société, et de l’autre part, par l’assujettissement de l’individu sur le terrain de sa production de sens à travers le monde éphémère de la marchandise. Cette articulation de l’accumulation a comme support les techniques de communication. L’hégémonie de la firme-réseau sur la société entière se base sur une réunification entre le cycle de la vie humaine (production de sens) et le cycle économique. Cette unification produit un nouveau rapport social que l’on appelle « le spectacle ».
Le sujet collectif est déployé dans l’entreprise réseau en tant qu’acteur et concepteur d’un processus de formation de marchandises, unifiant ainsi la sphère de la relation socioculturelle entre sujet et consommateur dans le spectacle.
Ces marchandises ont comme caractéristiques la production de sens et de valeurs par leurs formes esthétiques et par leurs contenus socio-culturels.
Ces marchandises sont liées vers l’extérieur (la société) à travers des images. Leur action est située dans un monde virtuel où la production de sens et de valeurs s’affiche vers l’extérieur à travers la médiatisation par des images. Cette virtualité est l’essence même du spectacle.
Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes médiatisé par des images[[Guy Debord, La société du spectacle, Gallimard, pag.3..
2° – Les procédures d’assujettissement
Essayons maintenant de définir la production d’assujettissement entre le sujet collectif et le spectacle.
De quoi s’agit -il ? Il s’agit d’abord de donner quelques définitions des procédures du pouvoir: à travers la lecture de Niklas Luhmann et de Michel Foucault.
Pour N.Luhmann, le pouvoir se développe par rapport à la croissance de la liberté de deux parties (firme-réseau, sujet-collectif); il s’accroît par exemple dans une société où on a la possibilité de pouvoir développer des alternatives et des choix (la nôtre).
Le succès d’un système de pouvoir consiste donc pour N.Luhmann à augmenter des différenciations situationnistes et sélectives qui ne dépassent pas un certain seuil de rupture.
Dans ce cadre conceptuel l’utilisation de la force par le pouvoir devient inutile, alors que les instruments de la communication (production de sens et de valeurs) lui permettent de conquérir les nouveaux espaces de pouvoir.
Donc, le sujet agit, vit la situation comme étant la sienne et possible, comme quelque chose de contingent et doté de sens.
Accepter une influence signifie pour lui, faire une sélection, et pour faire cette sélection, le sujet a besoin de motivations[[Niklas Luhmann, Potere e complessità sociale, Il Saggiatore , page 22..
Pour M. Foucault, le pouvoir fonctionne et s’exerce à travers une organisation réticulaire, dans ses mailles les individus non seulement circulent, mais ils sont toujours en position de subir et d’exercer ce pouvoir, ils ne sont jamais la cible inerte ou consentante du pouvoir, ils ne sont pas non plus, toujours, des raccords.
En autres termes, le pouvoir transite à travers eux, mais il ne s’applique pas aux individus. Et dans cette relation, l’individu devient un « effet » du pouvoir.
En même temps, dans la mesure où celui-ci est un effet, il devient alors un l’élément de raccord[[Michel Foucault, Microfisica del potere, Einaudi , pag.184 – cours du 7 janvier 1976 au Collège de France Paris..
Voilà les ambiguïtés du rapport avec le pouvoir que nous venons de définir. Ces ambiguïtés sont les présupposés de la reconnaissance sociale de l’influence, l’assujettissement par la production de valeurs et de sens du spectacle.
En effet le sujet-collectif dans cet assujettissement de valeurs « obéit », acceptant une réduction de ses propres potentialités d’action (sa coopération autonome) dont le « spectacle » a déjà choisi pour lui le sens et les valeurs.
Or, la politique post-fordiste du capitalisme collectif, repose sur ce terrain de production d’un imaginaire social fort. Les marchandises sont d’abord le miroir déformé du sujet -collectif, elles sont l’emprisonnement des valeurs du consommateur-producteur assujetti sur le terrain de la production du spectacle.
La monotonie du spectacle idéologique renvoie maintenant à la passivité de la vie, à la survie.
C’est à dire que le spectacle est un monde préconçu par les marchandises dans le domaine de l’identification des styles de vie, elles veulent décider le temps et la forme de la vie.
Selon A. Gorz, la publicité commerciale a comme rôle de persuader les individus que les consommations qui leur sont proposées, compensent largement les sacrifices qu’il leur faut consentir pour les obtenir, et qu’elles constituent une niche de bonheur privé, permettant d’échapper au sort commun. Cette publicité-là n’est persuasive selon A. Gorz, que si elle est privée, parce-qu’il y a en effet une différence essentielle entre la « publicité commerciale » et la « propagande » : cette dernière s’adresse à vous au nom de l’intérêt général pour vous persuader qu’il est dans votre propre intérêt individuel de vous conduire selon l’intérêt de l’État ou de la nation, la propagande vous appelle donc à adopter une conduite qui ne correspond pas immédiatement et intuitivement à votre intérêt individuel.
Elle vous appelle donc à aller dans un sens que vous n’adopteriez pas spontanément et vous désigne comme individu collectif (masse).
Dans la publicité commerciale, au contraire, un vendeur privé vous propose une satisfaction ou un plaisir privés, strictement et immédiatement individuels.
Le message publicitaire, continue A. Gorz, tend à établir une complicité entre le vendeur et l’acheteur potentiel, en suggérant que l’un et l’autre ne poursuivent que leur avantage privé et ont intérêt l’un et l’autre à écarter toute considération qui le transcende : le seul but du vendeur est de procurer à l’acheteur potentiel un plaisir qui l’incite à un achat auquel rien ne l’oblige, et le seul but de l’acheteur doit être d’obtenir le plus grand plaisir possible[[André Gorz, Métamorphoses du travail, quête du sens, Galilée, pag 64..
3°- Les « nouveaux philosophes » de la marchandise.
En fait, le marketing a retenu l’idée d’un certain rapport entre le concept et l’événement; mais voilà que le concept est devenu l’ensemble des présentations d’un produit (historique, scientifique, artistique, sexuel, pragmatique..) tandis que l’événement devenait l’exposition qui met en scène des présentations diverses et l’« échange d’idées » auquel il est censé donner lieu. Les seuls événements sont des expositions, et les seuls concepts, des produits que l’on peut vendre. Le simulacre, la simulation d’un paquet de nouilles est devenu le vrai concept, et le présentateur-exposant du produit marchandise ou oeuvre d’art, est devenu le philosophe, le personnage conceptuel ou l’artiste[[G.Deleuze, F. Guattari , Qu’est-ce que la Philosophie ?, Les Éditions de Minuit, page 15..
C’est bien cette capacité d’approche « philosophique » qui a amené le spectacle à prendre le devant par rapport au sujet-collectif et il a ainsi détourné sa coopération autonome.
Dans le capitalisme collectif, en fait, la performance économique reste une tautologie. Sa véritable force est l’hégémonie « des subjectivités » dans la conceptualisation (productrices de sens et de valeurs) d’images sur le terrain de la communication sociale.
Dans ce processus de capitalisation, nous trouvons d’autres formes d’accumulations communicationnel véhiculées par :
1) le nom de la marque,
2) l’image de la firme,
3) la satisfaction des clients,
4) l’information.
Ces accumulations communicationnelles sont les éléments spécifiques du cycle de la marchandise spectacle. Le spectacle est le moment où la marchandise est parvenue à l’occupation totale de la vie sociale[[Guy Debord, La société du spectacle, Gallimard, pag.42..
Dans notre analyse nous avons subdivisé cette accumulation communicationnelle en quatre éléments de fonction pour mieux comprendre la structure et les processus de la marchandise-spectacle .
Dans la réalité nous pouvons les « renfermer » dans un seul concept qui est la : « marque ».
La marque est le processus final du transfert médiatisé du contenu socio-culturel du sujet collectif à la marchandise. La marque n’avait auparavant qu’une valeur économique indirecte, étroitement liée aux produits avec lesquels elle était lancée.
Désormais elle a une valeur économique directe et autonome.
A travers les systèmes de licence et de franchise, elle peut être attachée aux produits les plus variés[[Pour les grandes marques de luxe comme Yves S.Laurent ou Christian Dior, l’exploitation des droits de licence représente une part bien plus importante des revenus que les ventes directes.
Pour les spécialistes du marketing, le concept du « capital-marque » constitue une partie intégrante de la valeur du capital de l’entreprise[[Le coût de lancement d’une marque pour les produits grand-public peut atteindre des centaines de millions de dollars – sources : C. Goldfinger..
Mais qu’est-ce qu’une marque et quelle est sa signification sociale et économique ?
La marque est d’abord une production de spectacle, c’est le résultat d’une sélection d’attitudes culturelles, sociales, langagières, que l’entreprise introduit dans la sphère de la marchandise à travers l’agir communicationnel.
C’est l’agir communicationnel en tant que valeur ajoutée qui transporte la production de sens. C’est la marchandise qui colonise l’espace public par des médiums.
La marque est du capital pur, elle est le résultat d’une formidable accumulation de connaissances, de travail sophistiqué, de travail de terrain de subjectivité fluide.
C’est le résultat enfin d’un long processus d’appropriation de la dimension publique et privée du citoyen-producteur-consommateur.
L’extériorité du spectacle par rapport à l’homme agissant apparaît en ce que ses propres gestes ne sont plus à lui, mais à un autre qui les lui représentes[[Guy Debord, La société du spectacle, Gallimard, pag.30..
4° Du marketing de masse au marketing direct, la première crise de la marchandise spectacle : L’avènement de la marchandise personnalisée.
Pendant les années « 80 » un phénomène s’est développé dans le monde de la production de marchandises-spectacle le consommateur américain par exemple a reçu plus de trois mille messages marketing par jour. Mais en 1990 seulement 48% des téléspectateurs étaient capables de se souvenir du contenu d’un spot publicitaire. En 1992, près de 70% des téléspectateurs aux États-Unis ne regardent plus les spots[[Charles Goldfinger, L’utile et le futile, l’économie de l’immatériel, Jacob, page 341.. Cette « imperméabilité » par rapport aux valeurs publicitaires à thèmes généraux indique bien l’épuisement de la première phase de la production des signes. Cette phase se terminera avec la fin du concept éphémère de « masse », masse dans le sens de consommateur sans spécificité émotionnelle.
C’est-à-dire que la marchandise choisira maintenant de reproduire dans sa forme communicationnelle les aspects plus « individuels » et « intimes » du consommateur, elle essayera de reproduire en négatif l’aspect plus inconscient des besoins frustrés du sujet collectif. Chaque marchandise sera donc une marchandise « faite sur mesure », chaque consommateur aura la sienne ! C’est le nouvel étendard de la marchandise personnalisée.
Or, je crois que ce qui est intéressant ici, c’est de comprendre les mécanismes qui ont amené à cette crise. Car dans cette première phase, nous pouvons constater que la publicité n’a pas pu saisir pleinement la relation avec le sujet-collectif (phase intermédiaire entre fordisme et post-fordisme) et afin de se rapprocher le plus possible du« sujet collectif », la communication publicitaire a pratiqué la segmentation et le ciblage, mais en termes d’ensembles et de groupes : les femmes au foyer, les adolescents, c’est-à-dire dans une action qui vise encore des groupes sans identité singulière, sans l’aspect individuel/émotionnel.
Mais le consommateur-producteur dans la phase du développement de la production spectacle est d’abord un « sujet collectif », autonome dans sa production de valeurs. Le décalage est bien là !
L’approche marketing/publicitaire aussi ciblée n’a pu détourner totalement la coopération autonome du sujet-collectif, déterminant ainsi la première crise du cycle de la manipulation symbolique.
C’est alors la faillite en masse des petites et grandes agences de publicité et de marketing traditionnel. Cette crise signe le commencement de la grande restructuration au niveau des professionnels de la manipulation des symboles. Sonne ainsi l’ère du multi-message : publicité, plus marketing direct, plus personnalisation, plus télématique, plus phoning.
5°- Le marketing : entre les techniques de vente et les techniques de séduction
Les grandes marques sont concurrencées par le biais des grandes chaînes de distribution. Ces marques (marques génériques) n’ont pas besoin d’une promotion nationale, puisqu’elles sont portées par l’image du distributeur et par la stratégie du marketing direct qui, à travers un travail permanent de contact/sondage sur le terrain, a stabilisé le dysfonctionnement de la première phase avec le sujet-collectif. Cette démarche volontariste a redessiné les rapports des « marques » et des « consommateurs ».
Dans ce processus d’activation de l’assujettissement du producteur-consommateur à la marque, nous constatons que le travail accompli est de nature à pénétrer dans l’espace de la quotidienneté.
La « marque » avec ses marchandises entre dans le monde de tous les jours.
Elle pénètre dans les gestes et dans les comportements du consommateur producteur. Elle produit ainsi des valeurs et du sens dans les styles de vie, dans les activités du quotidien vécu. Mais cette relation comporte aussi une réduction objective du sens général de la vie de chaque individu. En effet, la fonction d’un moyen de communication est dans la transmission d’une complexité qui a été réduite[[Niklas Luhmann, Potere e complessità sociale, Il Saggiatore, page 9..
C’est-à-dire que la marque (le spectacle) est toujours la copie négative des valeurs de la vie et que la liberté de s’épanouir est représentée par la vitalité du sujet collectif vivant, créatif, et antagonique à l’assujettissement par le spectacle.
La marchandise dans ce moment précis change son statut initial, elle entre dans un autre niveau de puissance : elle se métamorphose en pouvoir de séduction, pouvoir éphémère mais non moins redoutable.
Ce pouvoir mou entoure de tendresse, de force, il est parmi nous en tant que gendarme « poli » du spectacle.
La marchandise nous accompagne alors, avec son contenu de pouvoir vers les recoins plus fragiles de nos rêves inachevés. Déterminant ainsi l’interface inconsciente des relations formelles, marchandes, avec les autres êtres humains dans la vie sociale.
Enfin, la marchandise terminera son cycle de vie en se métamorphosant définitivement en une séquence du spectacle. Ce rôle d’assujettissement de l’individu dans le monde éphémère d’illusions crée par les signes et les langages de la marchandise.
Le consommateur-producteur devient alors spectateur. Spectateur impuissant de sa propre existence dans la routine de sa vie au service de la marchandise.
Il est intéressant de voir ici la démarche de base de production et de transformation de l’information/communication de la marchandise spectacle :
…« Réunions de consommateurs – interview approfondie – sondage » ciblage qualitatif singulier « vente – ajustement » positionnement produit – vente « analyse des comportements vers les produits et des sensibilités aux prix » production de communication de sens-valeur « vente/production »…
Cette procédure est le mécanisme de base pour la marque afin de pouvoir pénétrer et exproprier le sujet-collectif de sa production socio-culturelle.
Cette démarche, je la considère comme étant la forme cellulaire de base de la marque, qui agit sur le terrain de la régulation et de la modification de la production de sens et de valeur des marchandises, à travers l’observation et le contact permanent du sujet-collectif. Cette démarche lui permet d’essayer de détourner ainsi les désirs et besoins réels du consommateur-producteur.
Cette incompréhension du développement de la singularité du producteur-consommateur et de sa résistance portera la marque, d’une part à développer le « marketing direct »[[En 1991, sur un total de six cents milliards de dollards de dépenses mondiales de marketing deux cent dix étaient consacrés à la publicité et trois cent quatre-vingt -dix aux activités de marketing direct – source C. Golfinger. et de l’autre à des campagnes de publicité « globales ».
Ces campagnes de publicité globales, sont menées simultanément dans au moins cinq pays pour avoir une efficacité et rentabilité sur la marque mondialisée. Elles sont gérées par les nouvelles grandes agences à travers des réseaux internationaux.
Le marketing direct, grâce aux nouvelles techniques du routage, de l’impression et de l’exploitation automatisée des fichiers des consommateurs potentiels, rend possible le fait d’atteindre directement et à coût faible chaque individu au sein du groupe cible. Cette logique se traduit par un essor de la publicité hors médias.
En effet la précision du ciblage (en tant que segment socio-culturel bien identifié géographiquement) veut dire que le marketing direct peut avoir un impact plus rapide, plus net et plus facile à mesurer que les campagnes publicitaires…
Cette technique comporte une approche plus personnalisée plus soft, flexible et complémentaire dans le domaine des techniques de vente et de séduction.
La marchandise spectacle se déploie alors sur deux terrains de communication : vers le « haut » avec les campagnes de publicité globales, vers le « bas » avec les techniques de marketing direct.
6° – Généalogie de la firme-réseau, l’hégémonie sur les flux
Jusqu’à maintenant nous avons essayé d’approfondir les éléments d’analyse du développement du capitalisme contemporain et ses procédures d’assujettissement, structurés autours de la marchandise.
Maintenant il nous faut utiliser l’approche généalogique pour comprendre son évolution et ses articulations.
Si nous nous plongeons attentivement dans les contenus de sa communication ou ses nouvelles formes d’organisation du travail nous découvrons paradoxalement que :
ces lignes de forces sur le terrain social-organisationel-culturel, sont définies en rapport aux contenus des revendications et des formes culturelles des mouvements sociaux des années 70.
Cette culture des années 70 a modifié et modernisé en profondeur la société occidentale et mis à mal le monde capitaliste pendant plus de quinze années.
En fait, en deux mots, l’organisation capitaliste a pu résister et contre-attaquer à l’événement du sujet-collectif, parce que d’une part, elle a pu anticiper et modéliser son existence sur les contenus et les thèmes du sujet-collectif et d’autre part, parce qu’elle a déterminé un espace hautement productif hors de l’usine dans la mondialisation de la firme réseau.
Qu’est ce que la firme-réseau, quelle est l’origine de son pouvoir ?
A notre avis son origine et sa constitution proviennent du résultat de l’affrontement entre l’usine fordiste et la résistance acharnée de la classe ouvrière (dans le sens large), pour se libérer du travail d’usine à vie.
Cet affrontement pendant les années 70 a produit une formidable accélération dans la modernisation (révolution) technologique, culturelle, humaine, économique. Dans cet affrontement la firme-réseau s’est réorganisée sur un autre terrain de productivité.
Cette réorganisation s’est traduit par la capacité stratégique d’agencer entre eux les flux d’informations provenant de la production sociale, autrement dit, du travail autonome du sujet-collectif.
Approfondissons ces thèmes, prenons quelques exemples à travers la genèse de cette évolution pendant les vingt dernières années.
Appareils de capture
La Créativité technologique hors de l’usine
L’invention dans un garage délabré par deux jeunes californiens pendant les années 70 du « Personal Apple Computer » n’est pas seulement une extraordinaire invention qui a révolutionné l’informatique et plié le géant IBM (International Business Machine).
Mais c’est aussi l’expression socio-culturelle d’un concept, développé par le sujet-collectif dans ses premières expressions qui a anticipé la firme fordiste sur son propre terrain.
Appeler « pomme » un computer, avec comme logo « la pomme avec les couleurs de l’arc-en-ciel » était inimaginable pour les producteurs de ce type d’équipement informatique. De surcroît, il s’agissait d’un computer de petite taille, pour développer le travail autonome. « Révolution » pour le « business » de l’époque, qui voit plus ce produit comme étant inutile et l’expression du mouvement de l’under-ground U.S.A. Perçu comme étant le fruit d’un trip créatif au LSD, plutôt que comme l’avènement de la nouvelle forme du travail post-moderne.
L’usine de la coopération sociale
Le modèle japonais du zéro papier (zéro hiérarchie) de l’emploi garanti à vie, de l’augmentation salariale à l’ancienneté, de la formation continue, de la rupture du travail à la tache taylorienne, de la qualité totale à travers la mise en valeur de la créativité et de l’invention ouvrière, il ne faut pas le considérer comme le seul fruit génial de T. OHNO[[Taiichi Ohno, L’esprit Toyota, Masson., mais le résultat d’un processus d’appropriation du savoir critique ouvrier et d’une lecture correcte du nouveau rapport de force, entre travail et capital, à la suite de deux évènements majeurs :
les grèves ouvrières de l’après guerre mondiale et le choc pétrolier de l’automne 1973.
Il faut bien rappeler que cette nouvelle organisation est née, d’abord comme un contre modèle du système fordiste de General Motors. C’est seulement par la suite qu’elle est devenue un moment d’expérimentation pour les firmes japonaises du passage entre l’usine de la « quantité » à l’usine de la « qualité » du sujet-collectif. Aujourd’hui ce modèle est devenu une référence dans le monde entier, de gestion industrielle.
Cette organisation du travail a introduit deux nouveaux concepts majeurs : l’un, plutôt technique : l’Auto-activation, c’est-à-dire l’arrêt automatique de la machine, au cas où, une quelconque anomalie viendrait à se manifester dans la production. Et l’autre, plutôt « social », le Juste à temps, c’est à dire que la quantité de production est désormais liée à la demande du marché.
En effet, l’expression « juste à temps » dans ce cadre organisationnel, est à interpréter comme une notion qui introduit dans l’organisation du travail deux éléments temporels nouveaux : le « temps de production » et le « temps de non production ».
Cela veut dire que le temps de non production est devenu désormais un temps productif.
Ici la notion de productivité, n’est plus mesurable par le temps/quantité, mais par la complexité d’un espace social et par une vitesse de circulation des flux d’informations. Essayons de bien préciser ce point.
Dans cette nouvelle usine on produit ce qui est déjà vendu, gestion de la production à zéro stock.
Son fonctionnement est coordonné par des flux d’informations parallèles, d’entrée et de sortie, qui transportent des données indispensables pour la fabrication.
L’information qui provient du marché (la société) va vers l’usine, donc de l’amont vers l’aval. Un autre flux d’informations inversé circulant dans l’usine, va de l’aval vers l’amont, appelé la méthode d’ordonnancement Kan-Ban.
Ces flux déclenchent les ordres de fabrication, la synchronisation avec les sous-traitants et les fournisseurs, les choix dans les paramètres socio-culturels (les couleurs, les formes, les goûts, les styles) c’est-à-dire les modèles, etc.
Dans cette circulation d’information, la plus grande attention est donnée aux flux socio-culturels, représentés par les nouveaux « discours émergents » et par les nouveaux « comportements sociaux porteurs d’avenir ». En effet, la vitesse de traitement de ces flux culturels circulant dans la société, détermineront la vie ou la mort d’un produit ou son évolution.
Dans cette configuration productive, le temps n’est plus la mesure de la productivité, mais la mesure de la vitesse d’échange des flux d’informations. La productivité par contre est devenue l’expression de la rapidité de cet échange d’informations entre, l’espace de l’usine et l’espace productif de la société tout entière, coordonnée par la firme-réseau.
Dans ce nouveau paradigme industriel la productivité se décline, dans cette inversion du sens de circulation, par la mesure du temps de réponse et d’interprétation, entre les flux naissant dans la société, et les réponses apportées par les flux langagiers, humains et machiniques de la firme-réseau, qui emploie le sujet-collectif pour les interpréter et y répondre à sa manière.
La nature exogène de la forme de la productivité sur base informationnelle, change profondément la nature et les lieux de la productivité, donc de l’origine de la richesse. Celle-ci est produite par la complexité de l’espace social.
En effet les flux d’information ne sont pas de simples données, mais des flux culturels, scientifiques, manageriels, qui sont à la base de cette révolution industrielle et qui sont produits, par le sujet-collectif dans sa coopération autonome.
Cette formidable massification et cette circulation des savoirs, que le sujet-collectif produit, sont ensuite détournées et agencées dans l’espace social par la firme-réseau à travers le contrôle des flux communicationnels.
L’usine du cycle gérée par le haut dans le modèle fordiste, devient alors l’usine gérée par le bas et par l’extérieur, par la nouvelle classe ouvrière prisonnière à l’intérieur de la firme réseau mondialisée.
Les Flux comme nouveau modèle d’accumulation
Dans cette révolution épistémologique au sein du domaine de la science économique, nous sommes confrontés à des changements radicaux et par la même occasion, nous découvrons d’étranges entrepreneurs. Ceux-ci sont, en effet, sans usine, sans ouvrier, sans réseau commercial, mais ils sont capables de contrôler et maîtriser des flux qui circulent dans la société tout entière : flux monétaires, de travail, de consommation-distribution, de désir….. cet entrepreneur est symbolisé par Benetton.
Cette multinationale de l’habillement italienne a une histoire très complexe. Employant seulement 2 500 personnes, elle arrive à faire travailler pour elle, à travers son cycle de production plus de 250 mille personnes !
La première question que nous pouvons nous poser est : Quel est son véritable secteur d’activité ?
La fabrication de vêtements ? la distribution ? la gestion de la sous-traitance des PMI-PME et du travail autonome ? La compétition en formule un ? Le marketing stratégique ? La communication ?
Pour répondre à cette question, il nous faut faire une brève rétrospective de la naissance de cette expérience industrielle.
En effet l’accumulation originaire de Benetton provient d’une circonstance toute à fait spécifique des années 70 en Italie. Cette circonstance est représentée par les processus de restructuration que la grande entreprise avait mise en place pendant ces années là.
La restructuration comportera l’expulsion hors d’usine d’une grande partie de la classe ouvrière des régions nord-est de l’Italie et conclura ainsi le conflit post 68.
Dans ce cadre social et politique ces ouvriers et techniciens chercheront une alternative à la grande industrie sur le territoire vénitien. Ils trouveront cette alternative, d’une part, par la création d’un système de coopération-social, dans la formation des petites entreprises. Et d’autre part, ils rechercheront des partenaires pour écouler leur production.
Bien entendu, Benetton avait compris la portée politique de l’avènement de 68 en Italie et ses répercussions sur les formes culturelles et sociales porteuses d’avenir dans la société italienne : car les années 70 ont conféré à Benetton, la possibilité de capter le savoir-faire industriel et socioculturel de ces ouvriers et de ces techniciens.
Ces derniers se sont retrouvés libres sur le territoire et dans une coopération nouvellement retrouvée[[Lazzarato, Moulier, Negri, Santilli, Des entreprises pas comme les autres, Benetton en Italie le Sentier à Paris, Publisud.. Cette coopération était déjà bien avancée quand Benetton faisait ses premiers pas.
Son projet innovateur put ainsi se développer parce que cette réalité productive était déjà bien constituée.
C’est à travers plusieurs étapes que Benetton a pu modeler son projet : d’abord avec la décentralisation de sa production et l’externalisation des activités commerciales. Ensuite à travers la création d’une filiale crédit-leasing, il pu prêter aux PMI-PME et donc contrôler son réseau de sous-traitants.
Enfin avec ce tissage d’activités, il a pu prétendre avec ses fournisseurs de matières premières à un rapport d’exclusivité, avec la certitude et la flexibilité de l’approvisionnement.
Sa première victoire est donc représentée par sa capacité à fédérer cet espace de productivité sans avoir aucune responsabilité, à travers une nouvelle notion du management : l’administration des flux sociaux : flux de crédit, culturels, techniques, de désir.
Cette dimension du problème, changera la figure et la nature de l’entreprise Benetton, dont le chef d’entreprise deviendra plus un homme exerçant une relation « politique » qu’un chef d’entreprise, pris par des problèmes de gestion comptable.
C’est bien la nature de ce basculement qui portera la firme Benetton à introduire un nouveau concept publicitaire : en effet, entre les premières apparitions publicitaires sur les médias de Benetton lui-même, avec comme message les vêtements colorés et jeunes et par la suite la stratégie de « united colors of Benetton » de la deuxième phase, se clarifie le saut qualitatif de sa communication.
Benetton entre définitivement dans la vie publique, affiche ses convictions et incite le consommateur à participer à son « débat ». La publicité devient alors la représentation des drames bien réels du monde, à travers la cruauté de ses images. La publicité franchit un nouveau niveau de puissance, car les campagnes publicitaires sont devenues des campagnes d’opinion publique.
La marchandise Benetton envahit l’espace publique et contribue ainsi à la construction de la pensée de l’opinion publique, dans son nouveau rôle d’acteur politique.