Les Français, c’est chose connue, passent leur temps à voter. Au printemps 1995, en moins de deux mois, ils ont été appelés quatre fois dans les isoloirs : à deux reprises pour désigner un président, deux fois encore pour élire leurs dirigeants municipaux. A défaut d’apporter le changement promis ici et là, ce foisonnement de scrutins nous fournit d’utiles renseignements sur un phénomène qui, dépassant les limites de l’hexagone, a une dimension européenne : le divorce qui s’instaure, à une vitesse croissante, entre les partis politiques classiques et les grands courants de ce qu’il est convenu d’appeler l’opinion publique.
Un bref retour – non chronologique – sur les élections françaises peut illustrer cette conclusion. Lors du second tour de l’élection présidentielle, le clivage entre la gauche et la droite s’est exprimé dans sa dimension sociale classique. Derrière le candidat socialiste s’est regroupée la majorité des salariés de toutes catégories, tandis que le maire de Paris – compte non-tenu d’une relative percée dans l’électorat jeune – a reçu l’appui des couches sociales les plus privilégiées et/ou les plus conservatrices. C’est dire que, même au travers du prisme déformant de la politique institutionnalisée, les différences nées de l’exploitation continuent à se manifester.
Il est vrai que les électeurs étaient contraints de choisir, au seuil d’un règne de sept ans, le meilleur ou le moins mauvais, à leurs yeux, de deux candidats. Pareille nécessité simplifie les données du dilemme. Mais lorsque, comme lors du premier tour, tous les partis – ou presque – se présentent, rien ne va plus pour le citoyen qui ne sait plus à quel saint se vouer. Ainsi, à la veille du scrutin, un nombre important d’électeurs ne savait pas encore pour qui voter (au plus grand dam des instituts de sondage, forcés de bricoler des prévisions qui se sont révélées plus qu’approximatives). Le soir du vote, les trois « grands » candidats piétinaient chacun aux alentours de 20 % des suffrages exprimés. Ce qui signifie qu’environ 40 % des votants ont dispersé leurs voix entre des candidats qui, bien qu’ils n’aient aucune chance de succès, leur permettaient d’exprimer leur mécontentement. Des candidats qui, par-delà leurs évidentes différences politiques, avaient en commun d’être plus ou moins hors-système. Ce type de vote s’est déjà rencontré dans le passé. Rarement, sinon jamais, il n’a atteint une telle ampleur.
Que l’on ne nous dise pas qu’il s’agit là d’une péripétie. Lors des élections législatives (1993) et européennes (1994).; on a assisté déjà au succès notable de candidats qui avaient toutes les apparences de l’hétérodoxie (Bernard Tapie en représente l’archétype national). Il n’est donc pas excessif de dire que lorsque les votes « protestataires » se succèdent avec une belle régularité, ils perdent leur caractère exceptionnel pour devenir les révélateurs d’un dysfonctionnement fondamental des institutions politiques. D’autant qu’hors de France, des processus similaires sont en cours. En Italie, l’effondrement de la Démocratie Chrétienne et du Parti Socialiste a suscité la percée de l’« homme nouveau » Berlusconi, elle-même suivie d’un recul face à la gauche officielle qu’incarne le PDS, puis d’un triomphe lors des référendum sur l’audio-visuel. Certains concluront à une versatilité de l’électorat. Il semblerait plus avisé de parler de crise de confiance. Les grandes machines politiques ont perdu une large part de leur capacité de mobilisation. Très souvent, elles ne bénéficient d’un soutien majoritaire que lorsqu’il s’agit de sanctionner des équipes, de droite comme de gauche, usées par l’exercice du pouvoir. C’est la mésaventure qu’ont connue les socialistes français dans les années quatre-vingt-dix, que connaissent et connaîtront les conservateurs britanniques et les socialistes espagnols.
Les élections municipales françaises sont venues ajouter une dimension nouvelle au problème. Par certains aspects, elles ont été d’une grande banalité : la droite a connu quelques succès sans faire de véritable percée ; la gauche a dans l’ensemble résisté, tout en subissant des pertes ; quelques villes ont changé d’équipe dirigeante mais les maires bien implantés ont été renouvelés, quelle que soit leur couleur politique. Mais l’essentiel est ailleurs : le Front National a confirmé qu’il était devenu une force implantée dans tout le pays. En progressant, de façon parfois spectaculaire, dans des régions particulièrement atteintes par la crise de la société, en gagnant dans les banlieues une audience populaire que l’on croyait l’apanage de la gauche, il a montré, à son profit, qu’un certain malaise, politique autant que social et économique, ne trouvait aujourd’hui aucune réponse.
Nous ne sommes ni en 1921, à la veille de la marche sur Rome, ni en 1932, à peu de temps de l’accession d’Hitler au pouvoir. Mais la situation est suffisamment détériorée pour que l’on puisse parler de rupture dans l’histoire politique de l’Europe. Les partis, instruments essentiels de la représentation, n’ont pas disparu ni ne vont, sauf circonstances exceptionnelles, s’esquiver de la scène publique. Ils vont continuer à occuper le terrain au sein du système politique tel qu’il est. Mais, de plus en plus, ils sont placés à l’extérieur de la masse du peuple, dont ils ont cessé d’organiser la vie quotidienne. Entre les états-majors politiques et leur base potentielle existent désormais des rapports d’instrumentalisation réciproque : en haut, le souci est avant tout électoral et l’on cherche d’abord à « ratisser large », sans souci de programme concret ; en bas, on essaie d’utiliser, au gré des circonstances, le poids institutionnel des grandes organisations, tout en cherchant ailleurs des débouchés aux demandes les plus pressantes.
Partis à contre-société
Différente d’un pays à l’autre, en fonction des traditions aussi bien que de l’histoire récente, la crise des partis politiques est devenue une donnée essentielle de la situation européenne. Conséquence d’une crise globale de la représentation, elle en est en même temps un facteur déterminant. Aussi bien est-il insuffisant, pour en chercher l’explication, de se référer seulement à la conjoncture. Certes, le chômage et ses effets démobilisateurs, tout autant que la généralisation dé la corruption dans la classé politique contribuent largement à creuser lé gouffre entre lés citoyens et leurs dirigeants. Mais lé mal est plus gravé car il atteint les structures mêmes des systèmes politiques à dominante parlementaire.
C’est en effet la réalité des partis de masse qui est aujourd’hui rongée. Or, depuis la généralisation du suffrage universel (masculin d’abord puis, avec le voté des femmes, effectivement universel), l’existence de ce type de parti était devenue indispensable à la régulation du système. La dissociation opérée entre lé droit de propriété et lé droit dé vote, rendait possible l’apparition d’une majorité politique correspondant à la majorité sociale que constituaient lés salariés et, plus généralement, e grand nombre des exploités. C’est cette idée que lé vieil Engels lui-même exprima, peu de temps avant sa mort, avec une fraîcheur d’esprit frisant la naïveté : la participation électorale était devenue un moyen d’émancipation, permettant au prolétariat de développer régulièrement ses forces jusqu’à la victoire finale, elle-même rendue possible par l’accumulation dés contradictions du capitalisme[[Cf. L’Introduction, datée du 6 mars 1885, à la réédition de la brochure de Karl Marx : Les luttes de classes en France, 1848-1850.
Cette perspective évolutive fut adoptée sans barguigner par lés socialistes d’Europe occidentale et centrale. La plupart dés partis de la Deuxième Internationale mirent en place un modèle d’organisation entièrement nouveau, susceptible dé leur permettre dé profiter au mieux du suffrage universel. Grâce à un réseau d’organisations politiques, économiques (syndicats et coopératives), mais aussi culturelles, ils parvinrent à donner aux travailleurs, maintenus en marges de la société officielle, une existence collective. Ils contribuèrent ainsi à créer la classé ouvrière comme forcé politique ; ils lui donnèrent une conscience d’elle-même adaptée aux buts qu’eux-mêmes visaient. En effet, l’organisation social-démocrate avait pour caractéristique principale de traduire les revendications économiques et sociales dés salariés dans lé vocabulaire politique exigé par lé fonctionnement du régime parlementaire. En d’autres termes, les luttes dé classes né prenaient leur sens qu’en fonction des objectifs immédiats défendus, dans la presse, lés campagnes électorales et lés débats d’assemblées par lés cadrés du parti, promus au rang de porte-parole absolus.
L’efficacité dé ce système de représentation n’est plus à démontrer. Toutefois, pour qu’il aboutisse à la naissance d’une majorité de transformation sociale, il eût fallu que les classés dominantes n’aient aucune conscience dé la nécessité dé s’adapter, c’est-à-dire dé récupérer à leur profit l’arme du suffrage universel, qu’elles avaient été lus ou moins contraintes de laisser parvenir dans le domaine public. Bien évidemment, c’est le contraire qui se produisit. Et, peu à peu, les plus lucides dés dirigeants dé la bourgeoisie contribuèrent à mettre en place une série d’alliances qui, moyennant quelques concessions, associaient à la gestion de l’ordre existant d’autres classes ou fractions de classes[[C’est ce qui se passe notamment dans la France de la IIIe République qui vit une partie des classes moyennes de la ville et des campagnes, prendre, par le biais du parti radical, une part, souvent dominante, à l’action gouvernementale – sans pour autant y mettre en cause les intérêts du « grand capital ».. Mais le plus efficace s’avère, en dernière analyse, la reprise de la forme : parti de masse par la droite. A partir des années trente, au lendemain de la seconde guerre mondiale surtout[[Rien d’étonnant à cela car cette période avait connu à la fois une déstabilisation du capitalisme, des mobilisations populaires massives et le renforcement de l’Union Soviétique et des partis communistes qui, en Europe Occidentale, firent leur le « modèle social-démocrate », dans une perspective politique particulière., apparurent des organisations réactionnaires d’un type nouveau : leur pratique politique ne différait guère de celles de tous les défenseurs de l’état de choses existant mais elles disposaient d’une base populaire voire ouvrière organisée. C’est ainsi que commença, en Italie, en Allemagne, ailleurs encore, le règne des partis démocrates chrétiens tandis qu’en France, pour des raisons historiques bien précisés, le mariage de la carpe et du lapin s’effectua dans les mouvements qui se créèrent autour de la personnalité charismatique du général de Gaulle. Par-delà leurs différences, tous ces partis d’un type nouveau eurent en commun de bénéficier d’un réseau d’organismes de base, constitué autour d’une idéologie extérieure aux valeurs normatives du système[[Les démocraties chrétiennes utilisèrent les organisations crées par les églises en référence à la foi chrétienne. Le gaullisme crée ses propres groupes autour de l’idée transcendante de grandeur nationale. Dans un cas comme dans l’autre, il est certain que les promoteurs de ces mouvements avaient tiré les leçons du succès des partis fascistes et communistes..
Évidemment, il ne faut pas pousser à l’absolu ce constat. Toutes les forces conservatrices ne s’alignèrent pas sur le modèle ; les partis de notables – selon la typologie de Maurice Duverger – subsistèrent et subsistent encore. Cependant, l’ensemble des institutions tendit à s’adapter aux modalités de fonctionnement des partis de masse. Entendons par là que le principe triompha d’une subordination du social (des luttes) à l’expression (déformée) qu’en donnait le système des partis parlementaires. Un nouvel espace politique se constitua autour d’un personnel de plus en plus spécialisé dans l’exécution des tâches de représentation et de gestion. Une nouvelle dimension politique se dégagea ; les différences d’orientation, nées des intérêts divergents des bases sociales – réelles ou potentielles – de chaque parti ne disparurent pas, mais, progressivement, une communauté de comportement s’établit entre les participants du système, unis dans leur dissemblance par leurs fonctions de représentations[[Cette communauté fonctionnelle explique, pour l’essentiel, l’adaptation si aisée des partis de gauche à la « culture de gouvernement »..
On aurait tort de croire à l’inefficacité de ces pratiques institutionnalisées. Bien que propices à la bureaucratisation des organisations, elles apparurent comme légitimes pendant de nombreuses années car elles se traduisaient par l’octroi d’avantages sociaux. Cette légitimité est, aujourd’hui, en voie de disparition, comme en témoignent les phénomènes déjà évoqués. Abstentionnisme électoral, votes sanction, recherches de partis extérieurs au système… : tout cela montre que l’adéquation entre le social et la politique institutionnelle tend à disparaître. Loin d’être des formes « contre-société », protectrices contre la frustration vécue de manière atomisée, les partis sont désormais « à contre-société ». Les demandes sociales passent de moins en moins par leur intermédiaire. Tout l’équilibre de la société politique en subit les contre-coups.
Magie noire de l’alternance
Supposons que le dieu des luttes de classes redonne vie à un gréviste français de juin 36 ou à un partisan italien de 1943. L’un comme l’autre ne retrouverait, là où il avait participé à d’authentiques mouvements de masse, qu’un champ de ruines d’où émergent quelques forteresses, délabrées mais encore dressées ; leurs occupants, plus ou moins nombreux, n’ont d’yeux que pour se dévisager les uns les autres. Tels sont à peu près les partis politiques actuels.
Pourquoi ne ressusciter que des militants de gauche, en oubliant l’activiste démocrate-chrétien ou l’élu radical ? Parce que la gauche, dans toute l’officialité de son existence, est la principale responsable du marasme politique de l’Europe. En premier lieu, parce qu’elle a cessé (depuis belle lurette mais les conséquences publiques s’en font ressentir sans cesse davantage) de défendre un projet d’avenir crédible. Tant qu’elle offrait une perspective de transformation globale de la société, elle donnait à ses militants, à ses électeurs, à ses proches un espoir qui légitimait son action. Par là même, elle marquait le rythme de la vie politique, même lorsqu’elle n’était pas en position de force. Mais, aujourd’hui, quel être raisonnable peut croire que les socialistes, que l’on a vu, ici et là, à l’épreuve du pouvoir, peuvent ou veulent « changer la vie » ? Mais qui, après l’effondrement sans gloire de l’Union Soviétique, après Tien An Men, après tant de crimes accumulés, oserait penser qu’un bouleversement révolutionnaire peut aboutir à autre chose qu’un socialisme à visage de tiroir ? Dans le domaine de la remise en cause du capitalisme, l’ère du vide est là, propice à toutes les apathies, à tous les retournements.
De toutes les promesses et de tous les décalages entre discours et pratique demeure seule l’idée d’alternance, c’est à dire la simple perspective de changer de gouvernement lorsque l’adversaire s’est usé au pouvoir. Périodiquement, les électeurs sont tentés par cette perspective et le montrent en sanctionnant tantôt la droite, tantôt la gauche. Peut-on mieux démontrer que tous les partis sont placés sur un pied d’égalité, dans une commune adaptation à l’État. Et il ne s’agit pas d’une simple fantaisie de l’opinion : l’affaire a des sources lointaines, qui remontent aux origines mêmes de l’État-Providence. Cette forme nouvelle de la régulation étatique s’est mise en place, partout dans les pays développés, au lendemain de la seconde guerre mondiale, comme une réponse aux conséquences de la crise de 1929 et aux mobilisations populaires qu’elle avait suscitées. Il s’agissait d’organiser, à partir d’un certain nombre de réformes, un nouveau type de relations entre le pouvoir politique central et la masse des salariés.
Dans leur écrasante majorité, les grandes organisations de gauche, politiques et syndicales, n’ont jamais analysé sérieusement la vraie nature du changement ainsi réalisé. Elles n’ont voulu y voir que les progrès – indéniables – apportés à la condition salariale. Elles n’ont pas su percevoir que, par ses nouvelles interventions économiques et sociales, l’État se trouvait renforcé, ne serait-ce que parce qu’il prenait en charge es onctions jusque là remplies par les organisations du mouvement ouvrier. Face à une situation nouvelle qui plaçait les travailleurs dans une dépendance accrue par rapport à l’État, elles ont été incapables d’élaborer une stratégie d’approfondissement/dépassement des conquêtes acquises. Elles se sont bornées à tenter d’obtenir plus que ce que proposaient patrons et représentants du pouvoir, sans se rendre compte qu’en agissant de la sorte, elles se faisaient prisonnières de la logique de fonctionnement de l’État.
L’amoindrissement de la capacité d’action de la gauche qui en a résulté n’est pas apparu dans sa plénitude tant que la croissance économique a permis de redistribuer une part des surplus aux salariés. La crise globale de l’économie mondiale a bouleversé la donne. Sous les assauts du néo-libéralisme, l’État-Providence est parti en lambeaux, sans disparaître toutefois de la mémoire des travailleurs, attachés à la protection sociale. La gauche socialiste[[Il faut évidemment accorder un statut différent aux communistes, qui, à la différence de leurs frères ennemis, ont peu participé aux gouvernements des « trente glorieuses ». Mais on chercherait vainement dans leurs publications, jusqu’à une date récente, des propositions stratégiques originales. n’a guère tenu compte de la nouveauté de la situation. Elle s’est accrochée aux méthodes anciennes et a fait de la participation au pouvoir un objectif en soi, jusqu’à ne plus apparaître, en pratique, que comme la version humaniste d’une politique « objectivement nécessaire », – la politique de rationalisation libérale.
La gauche, dépourvue de ce qui faisait son identité, est désormais – on ne le répétera jamais assez – sur le même plan que les partis « bourgeois ». Comme eux, elle est impuissante à assurer désormais le relais politique des demandes sociales. Attachée, comme eux, aux formes dépassées de la gestion étatique, elle ne sait comment faire face aux conséquences de la mondialisation de l’économie : sortir du cadre craquelant de l’État-nation pour envisager une politique européenne qui ne soit pas de l’ordre du discours lui est congénitalement interdit. Aussi, comme eux, est-elle peu capable de surmonter la défiance des électeurs. La solution qui lui reste est de s’appuyer sans cesse plus sur la force des appareils. On touche ici un phénomène d’une extrême généralité. Les appareils dont il est question ne sont plus uniquement les bureaucraties que, dès le début de ce siècle, décrivaient et critiquaient Ostrogorski ou Robert Michels. En adoptant le statut d’agents de l’alternance, les partis de gauche se sont rapprochés du mode de fonctionnement des partis de droite – qui vivent en symbiose avec l’État. Leurs machines sont devenues des instruments d’occupation des lieux de pouvoir. Aux permanents traditionnels sont venus s’ajouter ceux que l’on a l’habitude de nommer « technocrates ». Le Parti socialiste français, pour ne citer que lui, n’est pas riche en fonctionnaires de parti ; mais, autour de ceux de ses leaders qui croient avoir un destin national, se constituent des équipes de direction, véritables embryons de cabinets ministériels. On pourrait faire des remarques du même ordre à propos du très libéral Parti Républicain, illustré par Gérard Longuet et Alain Madelin.
L’Europe de la politique institutionnelle est ainsi entrée dans l’ère des appareils-réseaux, au sein desquels l’implantation locale est de plus en plus exclusivement utilisée à des fins électorales, elles-mêmes envisagées dans une perspective gestionnaire – qu’il s’agit de préparer longtemps à l’avance en préinvestissant l’État. L’agencement est efficace sur le court et moyen terme. Il a toutefois l’inconvénient de faire entrer les partis dans les domaines de l’aléatoire : la béance qui s’élargit entre le désir des citoyens et la pratique des partis peut éventuellement engloutir ceux-ci dans des conjonctures critiques. De ce point de vue, l’Italie peut servir d’avertissement à tous ceux qui, dans leurs bureaux de direction, croient à l’intangibilité de leur position. La Démocratie chrétienne, dont il est inutile de rappeler ici à quel point elle s’est confondue avec l’État, a volé en éclats. Quant au Parti Socialiste, qui avait su avec Craxi gérer intelligemment sa médiocre influence électorale pour participer aux prébendes du pouvoir, il a pratiquement disparu. Ni l’une ni l’autre n’ont pu trouver de ressources suffisantes pour maîtriser le flux des indignations suscitées par l’industrialisation de la corruption.
L’Italie nous fournit un autre exemple de ce que sont aujourd’hui les partis politiques. La majorité de l’ancien Parti Communiste a accepté la transformation de l’organisation en Parti de la Gauche Démocratique (PDS). Le nouveau mouvement – au demeurant assez peu démocratique ; mais ceci est une autre histoire – bénéficie d’une partie importante de l’ancienne implantation communiste… Ce qui explique la remontée d’influence enregistrée lors des élections locales du printemps 1995. Mais cet appui populaire est entièrement mis au service d’une sage politique de présence parlementaire et gouvernementale. Le PDS ne semble avoir de raison d’être que comme contrepoids légal de la nouvelle droite berlusconienne. Cette position lui permet de bénéficier de l’appui d’une partie du grand patronat moderniste. Tant de prudente sagesse permet de grands espoirs gouvernementaux à un parti qui mérite de s’appeler démocrate, au sens américain du terme et qui devrait bien renoncer à toute référence à la gauche, trop ancrée, malgré tout, dans une mémoire populaire de luttes.
L’évolution du Labour Party britannique n’est pas moins significative. Sous l’impulsion du dynamique Tony Blair (qui, aux États-unis, aurait fait sans doute une carrière de yuppie), les travaillistes abandonnent, étape par étape, ce qui avait fait leur identité : la référence aux nationalisations qui symbolisent maigrement l’espoir d’une autre société ; le rôle des syndicats par lesquels s’exprimait, de manière déformée, une certaine idée de la classe ouvrière, etc. A coup sûr, le Labour était une organisation usée, bureaucratique, décalée par rapport à l’évolution de la société. Des réformes étaient nécessaires. Mais l’opération Blair a d’autres objectifs : elle vise à supprimer toute référence de classe de façon à ce que les travaillistes obtiennent un soutien électoral dans les nouvelles classes moyennes. Selon toute probabilité, cette adaptation permettra une victoire électorale. Tant mieux car qui regretterait John Major ? Mais, en même temps, elle sonne le glas d’une organisation qui, par-delà sa faiblesse fondamentale, avait donné cohérence aux salariés britanniques. Cette organisation, il fallait la dépasser en la radicalisant. Aujourd’hui, on la castre pour en faire un parti attrape-tout, aseptisé au goût du jour.
Revenons à droite pour saluer à nouveau la victoire de Jacques Chirac, très révélatrice elle aussi. Le nouveau président des Français a pu prendre le meilleur (si l’on peut dire) sur son rival Édouard Balladur parce qu’il contrôlait l’appareil du RPR, le mouvement gaulliste. Grâce à cette prééminence, il a disposé dans tout le pays de noyaux d’activistes qui ont joué le rôle de postes d’écoute de l’opinion moyenne des citoyens moyens. Des échos recueillis par ce biais est né le discours sur le changement, qui a séduit nombre d’électeurs. Ces propos démagogiques, couplés avec des interventions musclées d’une direction nationale plus centraliste que démocratique a permis de dégager une majorité. Belle victoire d’une machine politique qui a su compenser son absence d’idées par une maîtrise du captage d’opinions. Mais victoire de portée, malgré tout, limitée : les élections municipales, dont on espérait du côté de chez Chirac qu’elles viendraient amplifier la victoire présidentielle, ont été marquées pas plusieurs échecs cinglants du RPR. Comme quoi l’implantation citoyenne du gaullisme n’est pas à la hauteur de l’efficacité de son appareil-réseau.
Divorce sinon rupture : le temps où les partis recevaient une adhésion identificatoire de leurs électeurs et de leurs sympathisants sera bientôt décliné au passé.
Le présent de l’ailleurs
Rassurons les amateurs de tradition : les partis, en dépit du virus qui les ronge, vont continuer à occuper la scène politique. On aura encore l’occasion d’assister aux fluctuations de leur influence. Les réflexes de gauche et de droite joueront encore dans les grandes circonstances. Mais toutes les manifestations classiques du jeu partidaire semblent devoir être soumises à de grandes vagues qui agitent la masse des citoyens, uniformisée par les medias. C’est ce que certains commentateurs – dont on ne saurait trop louer la sagacité – appellent la « démocratie d’opinion » : l’essentiel de la politique ne se détermine plus en fonction d’oppositions sociales, traduites en termes programmatiques ; l’essentiel est d’adapter l’offre à la demande moyenne de citoyens peu différenciés -les sondages offrant un baromètre de choix.
Cette géniale trouvaille a, malgré les apparences, quelque rapport avec la réalité. Elle traduit en effet une vision de la politique comme technique d’adaptation à la quotidienneté déterminée d’en haut, qui est e lot commun des sociétés développées. Et cette vision est – et ne peut qu’être – celle des techniciens qui, parce qu’ils expriment la rationalité de surface du système social sont, de fait, les agents de sa reproduction. Elle n’est donc pas en mesure de saisir que les grands mouvements de la dite opinion publique ne sont que l’apparence des rapports sociaux et politiques aujourd’hui prédominants. Et la seule catégorie qui permette d’exprimer la vérité de ceux-ci est celle de l’ailleurs. Le plus grand nombre des citoyens ne s’opposent pas aux partis politiques, qu’à l’occasion ils utilisent, on l’a vu. Mais, de plus en plus, les affaires essentielles sont traitées ailleurs. La crise du militantisme, la croissance de l’abstentionnisme politique, bien d’autres phénomènes du même type ne relèvent pas vraiment de l’apathie politique ; ils révèlent plutôt l’externité des grandes organisations par rapport à ce que les « gens » jugent essentiel.
L’Europe occidentale[[Mais, à vrai dire, en va-t-il vraiment autrement dans les pays de l’Est qui, entrés récemment en démocratie libérale, frappent aux portes de l’Union Européenne ?, dans le domaine politique comme dans tant d’autres, vit une transition qui, comme il se doit, comporte, à côté de facteurs d’avenir, des éléments négatifs. Le positif apparaît clairement : le rejet de la politique politicante – accentué par le spectacle d’une corruption qui, si elle n’est pas nouvelle, prend des dimensions élargies en raison du mode de fonctionnement des partis – est la traduction sommaire d’une volonté d’autonomie. Confronté aux problèmes économiques aussi bien que politiques, le peuple travailleur entend être activement présent dans la mise en oeuvre des solutions qui le concernent directement. Cette tendance symptomatique s’est révélée, ces dernières années, dans les mouvements sociaux organisés dans les coordinations ou les comités de base. Dans le cas français, elle se confirme par la prolifération des associations les plus diverses ; les plus performantes d’entre elles (Droit au Logement, Agir contre le chômage etc.) mènent, en lieux et places des organisations traditionnelles, de véritables campagnes politiques – que l’on peut qualifier de telles parce que, dans des domaines d’intérêt général, elles tendent à une mise en cause des rapports sociaux sur lesquels repose l’ordre institutionnel.
Il est inutile de s’appesantir sur la portée de ce courant d’auto-organisation (dont il faudrait, pour bien faire, citer toutes es manifestations). C’est sur lui, à partir de ce qu’il est et des potentialités qu’il exprime, que peut être fondé un renouvellement de la politique révolutionnaire. Pour autant, on ne peut fermer les yeux sur les limites que connaissent les nouvelles formes de lutte. La plus évidente d’entre elles est liée au danger de repli sur le particulier et le local. Dans leur désir de contrôler jusqu’au bout leurs actions, dans leur méfiance justifiée des grandes organisations bureaucratiques, les participants aux combats actuels vont souvent jusqu’à refuser d’envisager les problèmes généraux qui ne cadrent pas immédiatement avec leurs propres revendications. Pareille attitude, pour compréhensible qu’elle soit, contribue à la durée précaire des mouvements. Elle rend plus difficile le passage à une forme politique centrale d’action.
Mais là ne se limitent pas les risques. Par-delà leurs tares, les partis politiques (de gauche) étaient, au temps de leur splendeur, porteurs de valeurs d’action collective ; bon an, mal an, ils répandaient l’idée qu une autre politique visant à une autre société était possible, pourvu que soient respectés certains principes. La désaffection à leur égard a entraîné un doute généralisé quant aux références politiques des partisans du socialisme. Dans une certaine mesure, électeurs, sympathisants (et même militants) sont devenus des électrons libres. Ils choisissent eux-mêmes leurs modèles et certains d’entre eux le font en reprenant à leur compte les valeurs dominantes de notre société joyeusement libérale. Dans la popularité indiscutable d’un Tapie, d’un Berlusconi (dont tout montre qu’ils ont été soutenus par un grand nombre de jeunes et de travailleurs) on retrouve le culte de la réussite individuelle, menée tambour battant, au mépris de l’establishment des nantis. Le désir d’une autre politique est toujours présent mais il prend des formes perverties. Et, dans le même ordre d’idées mais à un niveau différent, la montée du Front National de Jean-Marie Le Pen désigne les dangers de la situation. Une partie non négligeable de son électorat appartient à des couches populaires qui faisaient d’ordinaire partie de la clientèle de la gauche. Peu importe que les votes recueillis par l’extrême-droite soient motivés par une volonté protestataire et, de ce fait, sujets à variation. L’essentiel est que la recherche d’oppositions extérieures au système puisse s’avérer compatible, ne serait-ce qu’une fois, avec la xénophobie et l’admiration béate de la sécurité.
Des tendances contradictoires qui agitent aujourd’hui la scène publique européenne, il est prudent de ne tirer qu’une seule conclusion : on ne peut attendre la croissance automatique d’une nouvelle radicalité ; celle-ci ne verra le jour qu’au prix de la réévaluation critique de toutes les orientations qui ont inspiré la gauche et l’extrême-gauche. Il s’agit là d’un préalable.
L’avenir incertain
Du nouveau, on en trouve, si l’on en croit la presse intéressée, du côté des socialistes français. Ceux-ci sont heureux du relativement bon score obtenu par Lionel Jospin lors des présidentielles. De là à conclure qu’une nouvelle gauche est née, il n’y a qu’un pas, franchi allégrement par l’équipe du Nouvel Observateur. Dans les colonnes de cet hebdomadaire, Jacques Julliard, Jean Daniel, Laurent Joffrin répètent à l’envi qu’enfin une social-démocratie va naître en France, sur la lancée de Jospin, Rocard, Delors, des « quadras ».
Il n’est pas toujours facile de déceler ce que ces commentateurs entendent par social-démocratie. Après lecture attentive de leurs articles, il semble que leur propos s’organise autour de quelques idées simples : la constitution d’une grande force pluraliste, plus ou moins identifiée à l’électorat qui s’est compté sur le candidat socialiste au second tour des présidentielles ; ce rassemblement (dont la forme organisationnelle reste à définir) servira de base à une politique qui mettrait la réforme sociale à l’ordre du jour, à la différence des pratiques libérales ; résolument européenne, la dite politique devrait être marquée du sceau du réalisme et procéder au coup par coup, en renonçant aux grands objectifs inspirés par des idéologies dépassées.
Rien de bouleversant, comme on peut le voir : il s’agit en fait de la théorisation de ce qu’ont fait tous les partis socialistes, dès lors qu’ils ont été amenés à l’exercice du pouvoir dans le contexte de la crise mondiale (Mitterrand en France, Gonzalez en Espagne, etc.). Ce serait donc la victoire verbale du réalisme sur les emportements du sectarisme. Vive le Bad-Godsberg à la française ! Malheureusement, ce projet est pétri de toutes les qualités, sauf celles du réalisme. Pour le meilleur comme pour le pire, la social-démocratie n’a réussi – en Allemagne, dans les pays scandinaves, en Autriche ou, sous une forme particulière, en Angleterre – que dans la stricte mesure où elle s’appuyait sur un mouvement social organisé, à forte composante syndicale. Ce n’est en aucun cas la situation de la France. Si bien que la perspective qui nous est ouverte se résume à peu : un rassemblement approximativement structuré autour d’une politique sans programme véritable. Lionel Jospin, au cours de sa campagne électorale, nous a fourni quelques illustrations de ce que peut être une orientation « social-démocrate » : il a bien formulé quelques buts dignes d’intérêt, tel la lutte contre le chômage mais sans aller jusqu’au bout des possibilités de réduction de la durée du travail ; et, sur une question aussi brûlante que l’abolition des lois Pasqua, il a louvoyé sans se prononcer pour leur suppression. Encore une fois, le souci de ratisser large pour arriver au pouvoir.
Le Parti socialiste a une puissance électorale non négligeable. Il peut, dans une période fertile en désillusions pour ceux qui ont cru en la Chiraquie, réussir plus ou moins l’opération « gauche nouvelle »[[En dépit des problèmes que Jospin rencontrera auprès de ses propres camarades. Car l’appareil socialiste existe. N’est-ce pas Emmanuelli, Fabius, Glavany…. Affaire à suivre donc, mais surtout pour information car, sous les apparences de la créativité, l’option « social-démocrate » se réduit à une reformulation de ce qui fait la crise des partis :l’instrumentalisation d’un électorat par un appareil à alternance politiquement imprécise.
Arrêtons la pêche aux solutions venues d’ailleurs[[Il conviendrait alors de parler des partis communistes autres que le néo-socialiste PDS. Le parti français a beaucoup changé : il a compris que le temps était révolu d’une mobilisation des masses à partir d’impulsions venues d’en haut ; il se veut à l’écoute des « gens » pour transmettre leurs demandes. Mais ses propositions se limitent à quelques mesures immédiates – ce qui est un peu court. pour évoquer quelques uns des axes d’une possible rénovation. Première remarque : l’heure n’est pas à la reconstruction d’un parti nouveau, fût-il à la gauche de la gauche. Il faut partir de ce qui est, à savoir le rejet des formes routinières de la représentation, dans les partis comme dans la société globale. Le désir d’auto-organisation doit être pris en compte, l’urgence est de permettre une fédération de tous les secteurs de lutte autour de thèmes politiques qui soient reconnus comme un débouché naturel par tous les participants.
Pour entreprendre cette démarche – ô combien difficile – il est nécessaire de redéfinir quel peut-être le sujet d’une lutte pour la transformation sociale. La classe ouvrière existe et des combats récents montrent qu’elle n’est pas prête à se laisser enterrer sans réagir. Mais comment ne pas remarquer que les affrontements et les mises en cause de l’ordre social sont aussi le fait de groupes extérieurs au prolétariat traditionnel. Les jeunes, les étudiants, les immigrés, les chômeurs sont, potentiellement ou effectivement déçus, des acteurs qu’on ne peut ramener au simple rang d’alliés d’une classe ouvrière hégémonique. La revendication des femmes en faveur d’une égalité réelle met en cause les fondements mêmes des démocraties représentatives. Toutes ces forces doivent être rassemblées dans le respect de leur spécificité.
On n’atteindra pas ce but en se bornant à avancer des revendications immédiates, aussi importantes soient-elles. L’idée révolutionnaire est en crise. Il faut s’attacher dès maintenant à en redéfinir l’actualité. Ce qui implique d’analyser les liens où se forme la domination de classe.. Prendre en compte les transformations des rapports sociaux qu’introduisent les modifications du procès du travail ; déterminer l’influence des formes nouvelles de communication sur la formation des consciences et des inconscients ; intégrer la mondialisation et, partant, n’aborder les problèmes que dans leur dimension internationale – européenne dans notre cas : autant de conditions pour formuler, à partir d’une critique sociale concrète, un projet qui rassemble toutes les variétés d’opprimés.
A défaut de tels efforts, la crise de l’Europe politique s’aggravera et profitera à la racaille, qu’incarnent, dans la complémentarité de leurs désaccords, la droite bien-disante et l’extrême-droite vociférante.