Quand Multitudes a décidé d’organiser la “majeure” de son troisième numéro sur l’Empire et l’Europe, sa mineure sur capitalisme et nouvelle hiérarchie, nous avons tout de suite pensé à Enki Bilal.
Plusieurs raisons toujours en deçà de l’impulsion première, mais certainement l’entrelacs indémêlable de la pesanteur historique, l’épanchement de la fiction dans le réel du futur sur le présent (une sorte de cône de la mémoire renversée ou le futur déjà réalisé par le dessin et la projection sur le papier de la tendance la plus sinistre, la plus exacerbée) et une subjectivité qui se forme à partir d’un devenir femme du narrateur (La femme piège), d’un devenir homme des dieux terriblement humains, (Horus, La Foire aux immortels), le devenir robot des corps, le devenir-jambe du rail de chemin de fer de la station d’Alésia désertée. Ou bien le basculement du récit à partir du décalage d’une partie de hockey, d’une partie de boxe (Froid Équateur), d’une partie de chasse, ou d’espionnage. Tout à la fois roman de fiction, policier, allégorie métaphysique, bildung roman et traité de savoir voir à l’usage des générations. Savoir voir les Empires, ceux qui se couchent, ceux qui se lèvent. Même si celui au zénith l’Américain nous aveugle de son évidence.
La façon de faire rendre à l’histoire avec un grand H, l’Espagne, le socialisme réel (Les phalanges de l’ordre noir et Partie de Chasse avec P. Christin) quelque chose qu’on ne trouve nulle part dans les manuels, même les plus scrupuleux. Le mythe de la guerre d’Espagne et des Brigades internationales qui vivaient encore dans les petits groupes armés à la fin des années soixante-dix, hantées par les années de plomb. Mais surtout la date de Partie de Chasse (1982), impressionnante dans son scénario comme une vraie tragédie historique moderne, celle que cherchèrent en vain les romantiques pour retrouver Shakespeare, stupéfiante avant l’écroulement du monde soviétique. Ces vieillards de la politique du désenchantement (les purges ont perdue leur enthousiasme inhumain des années trente) et l’apparition de ces femmes infiniment pâles, d’une conscience exacerbée, qui voient tout, reçoivent les dernières paroles des créatures déformées par le pouvoir (le fardage des hommes du dictateur Choublanc, le masque plus sobre de Wassili Tchevtchenko).
Quand Bilal et Christin visitent le présent des usines qui ferment (La ville qui n’existait pas), des pays qui meurent au bord de mer (Le vaisseau de pierre), c’est un présent plein des trous du passé collectif qui s’enfoncent dans la fiction inaliénable des vaincus. Finalement la vraie culture populaire ni folklore, ni TF1. Quand Bilal tout seul explore le futur dans les monuments que sont La Foire aux immortels, La Femme Piège, Le Sommeil du monstre, Froid Équateur le scénario s’est fondu dans l’image, dans les cuts, comme la couleur, avec son épaisseur déborde la cartouche traditionnelle, fait éclater la limite du trait et du coloriage a posteriori. Plus il avance en albums, plus on a l’impression que la couleur a précédé le dessin dans sa violence primordiale. Je ne sais si Enki Bilal a lu William Burroughs, mais au-delà des citations de littérature, de décor, il y a quelque chose de la force de ce dernier, avec en plus l’oxymore du sang bleu, de la froideur brûlante des femmes correspondantes, confidentes. La chaleur de la vie malgré les blessures : des traces de l’hôtel de Sarajevo, des pilules d’amphétamines.
Explorer le futur présent dans le présent (le contraire de la projection), mettre des images sur des formes nouvelles d’Empire, de domination nouvelle. Jusque dans la lumière sombre, aux couleurs saturée de noir, l’extraordinaire tâche de rouge vif, des cheveux bleus ou roux, de toute façon surréels. Surréalité de la bande dessinée européenne.
Multitude des fils du présent : ici et maintenant le futur.