Interview parue dans les Inrockcuptibles n°419 (10 décembre 2003)MOTS-CLES — Etre anticapitaliste sans être antimondialiste : à
l’occasion de sa première venue en France depuis sa sortie de prison en
2001, le philosophe t italien Toni Negri passe au crible la rhétorique
de l’altermondialisation.
Société civile globale
“Je ne crois pas à cette idée de “civil global society”. C’est une idée
de juristes onusiens qui pourrait se révéler un piège parce que c’est
une idée libérale. La “civil society” anglo-saxonne, les Allemands l’ont
traduite par “société bourgeoise”. La société civile internationale a
toujours désigné, pour les juristes libéraux, la société des élites.
Cette notion est absolument incapable de comprendre la souffrance, la
pauvreté, l’exploitat’ion. Or l’exploitation, c’est la chose
fondamentale. Ce qui nous intéresse, c’est la société globale des
travailleurs. Une société de gens qui souffrent et qui doivent changer
le monde, pas une société “civile”. Je crois qu’il faut parler d’une
société mondiale, globalisée, du point de vue de la libération, de la
lutte contre l’exploitation. Du point de vue des pauvres. Il faut parler
du revenu garanti, de la mobilité universelle permise à tous les
immigrants pour qu’ils puissent se déplacer où ils veulent dans le
monde, pour la réappropriation des moyens de communication, de la
construction d’un nouvel imaginaire et de nouveaux langages… Cette
société civile, il faut la qualifier. On ne peut pas la maintenir dans
une idée de l’universel qui serait complètement générique.”
Capitalisme
“II faut arriver à organiser une sortie générale de la misère, de la
maladie et de l’ignorance. Il y a des systèmes de welfare pour y
arriver, des systèmes de mise en place de tous les moyens sociaux pour
sauver la médecine, développer , la recherche, l’éducation. Ce ne sont
pas des choses mystérieuses, impossibles. C’est absolument possible,
demain. Elles deviennent impossibles à partir du moment où quelqu’un
veut y gagner un pourcentage. Nous, on n’y gagne rien ! On gagne
seulement le fait que le commun est devenu la règle fondamentale de
l’agir. Vous avez un gâteau, vous le divisez. Une partie de la société
en prend la moitié : son problème sera de pouvoir toujours reproduire ce
gâteau-là. Toujours maintenir sa moitié. L’organisation de la société,
c’est la division qui permet la reproduction. C’est ça le capitalisme.
C’est ça qu’il faut casser.”
Crise de la démocratie
“Je ne crois pas aujourd’hui que le modèle de la démocratie
représentative puisse encore valoir. Voyez ce qui s’est passé aux
Etats-Unis :
l’élection de Bush, Arnold Schwarzenegger devenu gouverneur de
Californie… c’est de la folie. La démocratie représentative est
devenue quelque chose de purement spectaculaire, dans laquelle l’argent
est la force fondamentale. Ce n’est pas qu’une perversion ou une
corruption de la démo-cratie. Ce sont ses mécanismes structurels qui
n’ont plus la ca-pacité de fonctionner. Le mou-vement contre la
mondialisa-tion a pleine conscience de cette impossibilité de modifier
les choses à partir de la démo-cratie représentative. Alors, quelles
sont les formes avec lesquelles nous pourrons nous organiser ? Je ne
sais pas. De plus en plus, on arrive à organiser de grands forums dans
lesquels les gens s’expriment, formulent des propositions. Le Forum
social européen de novembre dernier a été, à ce titre, un événement
important. Ce n’est pas une manifestation, mais un moment de réunion qui
donne la sensation de participer à une communauté. Peut-être que si la
chose avait été mieux organisée, il y aurait eu un peu plus de joie. Là,
c’était assez triste. Malgré tout, beaucoup commencent à s’identifier à
un programme post-libéral et post-socialiste, nourri d’un fort discours
sur la paix, contre la représentation politique libérale et mondialiste,
et contre la pauvreté. Ce sont .des éléments, à mon avis, irréversibles.”
Désobéissance
“Le 15 février dernier, le New York Times a parlé de la coexistence de
deux superpuissances :
l’Amérique et l’opinion publique mondiale. La traduction politique de
cela se situe dans la perspective : les positions américaines ont
changé, et pas seulement du fait de la résistance irakienne, mais aussi
du fait de l’opposition interne américaine. Il faut donc s’organiser de
plus en plus. Chez nous, en Italie, nous avons bloqué les trains qui
amenaient les chars des bases jusqu’aux ports. Il y a eu des
manifestations autour des bases militaires. . Aujourd’hui, il n’y a pas
de forme de démocratie que l’on puisse opposer à la démocratie
parlementaire. Donc, on doit s’en aller. Nous proposons l’exode.
Qu’est-ce que l’exode ? Montrer que nous résistons, que nous sommes
désobéissants. Jusqu’au moment où nous aurons la force et la capacité de
créer de nouvelles institutions. Le problème n’est pas de s’exiler vers
quelque part mais de se situer en dehors. On ne participe plus. On
refuse. On désobéit : on ne fait pas la guerre, on aide les
sans-papiers. Tout ce qui est possible. Ce n’est pas pour faire
l’apologie d’actes de résistance vide. C’est pour déclarer qu’il y a une
nouvelle démocratie possible. Il faut l’inventer. Une démocratie qui ne
soit pas opaque. Il faut construire autre chose.”
Intermittents du spectacle
“Les intermittents sont un exemple parfait de la mutation du travail.
Les intermittents ne sont pas seulement des intermittents du spectacle.
Ils sont aussi des précaires, cette énorme population que l’on retrouve
dans tous les métiers intellectuels dans les pays développés. Quand
j’étais en France dans les années 80 et au début des années 90, j’avais
participé à l’une des premières enquêtes sur le bassin du travail
immatériel à Paris. On s’était alors aperçu qu’il y avait quantité de
personnes qui travaillaient dans la mode, la publicité, le spectacle,
les médias dans des conditions de grande précarité. Cette réalité a des
implications dans la manière de regarder la ville. Il y a des sortes de
pouls de travail immatériel dans la ville :
bibliothèques, vidéothèques, musées… qui sont des lieux dans lesquels
l’imagmation des gens se construit. Lès intermittents du spectacle,
selon moi, ont compris leur localisation dans la société et ils sont
partis de leur situation privilégiée pour en faire un mot d’ordre de
revendication dont la portée est beaucoup plus générale. Ce qui était un
privilège est devenu un moyen de lutte.”
Multitudes
“Le prochain livre que nous allons publier, avec Michael Hardt,
s’intitule Multitude. C’est la suite d’Empire. D’un point de vue
sociologique, on a donné de la multitude une définition qui s’appuie sur
les nouvelles formes de travail. Il existe un travail productif fait par
des gens qui sont liés entre eux par des réseaux de singularité, des
réseaux caractérisés par leur capacité spécifique de production, qui
s’avère valorisante quand elle est produite par les cerveaux, la
coopération, les appareils linguistiques… Ce type de travail est avant
tout immatériel. C’est un travail intellectuel. Or c’est ce type de
travail qui devient de plus en plus important au niveau mondial – ce qui
ne veut pas dire pour autant qu’il n’y a plus d’ouvriers. Le deuxième
élément qui caractérise, à notre sens, la multifude est politique : la
multitude, ce n’est pas un peuple. Parce qu’un peuple est unifié de
manière abstraite. Le peuple est la base de l’Etat, c’est la
souveraineté nationale, la souveraineté populaire de manière unitaire. A
travers ce terme de multitude, nous cherchons à établir la notion de
démocratie différenciée, dans laquelle les singularités sont respectées.
Le troisième élément, c’est que la multitude est toujours un concept
constituant. Ce n’est pas un concept passif; c’est un concept de
contre-pouvoir, de dynamique constitutive : quelque chose qui forme des
horizons, des réseaux à chaque moment.”
Propos recueillis par Jade Lindgaard
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