Depuis quelques années, on peut constater l’émergence d’une nouvelle tendance dans le cinéma français (et belge) dont la caractéristique majeure serait d’être « à la croisée du poétique et de l’observation sociale »[[Martine Beugnet, « Le souci de l’autre : réalisme poétique et critique sociale dans le cinéma français contemporain », iris 29, Spring 2000, p. 54.]], réalisant « un changement dans le rapport entre représentations de la norme et de la marge »[[Ibid., p. 64.]]. En effet, face à la tradition « littéraire » du cinéma français issue de la nouvelle vague, on voit se multiplier des films qui « prennent tous comme sujet une “autre” France, non parisienne, non intellectuelle, une France de “petites gens”, petits commerçants de villes de province sans grand intérêt, classes sociales défavorisées, exclus, chômeurs, S.D.F., produits de la “fracture sociale” »[[Myrto Konstantarakos, « Retour du politique dans le cinéma français contemporain ? », French Studies Bulletin, 68, Autumn 1998, p. 2.]]. Bien sûr, ces films ne constituent pas la majorité de la production française mais ils représentent un courant qui tend à être reconnu aussi bien par la critique que par le public.
De manière générale, ce cinéma montre l’importance, face à l’adversité, de garder un lien au sein d’une communauté et cela sans moralisme de la part du cinéaste. Dans une société en crise où les figures du pouvoir ne peuvent plus rassurer et où il n’est plus possible de partager des valeurs universelles, seule une communauté « minoritaire » peut encore susciter l’adhésion. Dans un certains nombre de ces films, la communauté peut prendre les formes traditionnelles de la famille ou de l’entreprise mais pour en déceler les mutations et y dénoncer les jeux de pouvoir. En particulier, l’effacement des frontières entre le monde familial et le monde du travail est au centre de plusieurs films : La promesse (1996) et Rosetta (1999) des frères Dardenne[[Voir notre analyse de Rosetta, « Nous sommes tous des acteurs excentriques », dans Multitudes n°6.]], Trois huit (2001) de Philippe Le Guay, Ressources humaines (1999) et L’emploi du temps (2001)[[Laurent Cantet et Robin Campillo, L’emploi du temps, scénario, Petite Bibliothèque des Cahiers du Cinéma, 2001.]] de Laurent Cantet. Nous voudrions analyser comment ce dernier film rend parfaitement compte de l’existence de ce que Foucault appelait les « luttes transversales ». Celles-ci s’attaquent à une forme particulière de pouvoir qui « s’exerce sur la vie quotidienne immédiate, qui classe les individus en catégories, les désigne par leur individualité propre, les attache à leur identité, leur impose une loi de vérité qu’il leur faut reconnaître et que les autres doivent reconnaître en eux »[[Foucault, « Le sujet et le pouvoir » (1982), in Dits et Ecrits, IV, Gallimard, 1994, p. 227.]].
L’emploi du temps est inspiré d’un fait divers, l’affaire Romand, mais s’en écarte fortement en ce qui concerne la fin tragique de celle-ci, escamotée dans le film. Après son licenciement, Vincent (Aurélien Recoing), consultant, père de famille, n’en parle pas à ses proches et préfère leur faire croire qu’il vient de trouver une meilleure situation en Suisse. Il invente alors une série de combines pour obtenir de l’argent en abusant de la confiance d’anciens amis et de son père. Son mensonge découvert, il ne pourra pas affronter le regard de sa famille et s’enfuira. L’entretien d’embauche qui termine le film nous fait croire un instant à un retour à la normale.
Mutation du contrôle
Dans leur dernier livre, Luc Boltanski et Eve Chiapello constatent l’apparition, depuis les années 90, d’un nouvel esprit du capitalisme caractérisé entre autre par « de nouvelles formes de contrôle qui, faisant moins intervenir une surveillance directe, exercée dans le face à face par des personnes investies d’un pouvoir sur d’autres personnes qui en sont démunies, sont moins visibles sans être pour autant absentes : autocontrôle, contrôle par le marché et contrôle informatique en temps réel mais à distance, se combinent pour exercer une pression quasi permanente sur les salariés »[[Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999, p. 520.]]. Cette transformation des modes de contrôle serait la conséquence de la réponse du capitalisme à la demande croissante d’autonomie depuis Mai 68. Paradoxalement, l’augmentation de l’autonomie a produit un renforcement du contrôle, sous la forme de l’autocontrôle ou du contrôle par les pairs, effaçant la présence concrète des centres de pouvoir. La récupération par le capitalisme est donc complète puisque l’autonomie « est, en quelque sorte, exigée des personnes dont la grandeur se voit de plus en plus souvent appréciée en fonction de leur capacité d’autoréalisation constituée en critère d’évaluation »[[Boltanski et Chiapello, p. 516.]]. En effet, le capitalisme, en cherchant à exploiter l’engagement de l’ensemble de la personnalité et de l’intelligence des travailleurs, soumet ceux-ci en permanence à la « crainte d’être incompétent, de ne pas être à la hauteur ou de se révéler incapable de faire face convenablement à des situations inhabituelles ou erratiques, où, précisément, leur responsabilité est engagée »[[Christophe Dejours, Souffrance en France, Seuil, 1998, p. 36.]].
Là se situe précisément le problème de Vincent qui n’arrive pas à gérer l’autonomie que suppose sa fonction : « Il y a des moments où je ne sais plus ce qu’on m’a demandé de faire, ce qu’on attend de moi. Alors je commence à paniquer, le moindre coup de fil à passer devient insurmontable ». Au contraire sa voiture symbolise l’autonomie maîtrisée : « Il prend visiblement beaucoup de plaisir à négocier les virages, contrôlant à la perfection le régime de son moteur. (…) J’adore conduire. En fait, quand j’ai commencé à bosser, c’étaient les moments que je préférais. (…) Tu n’es plus chez toi, et pas encore au boulot… ». Quand il conduit, il pense qu’il n’a besoin de personne et qu’il ne doit rendre de comptes à personne mais Vincent a toujours besoin d’un contrôle extérieur pour l’empêcher d’exploiter la confiance que les autres mettent en lui. En abusant de la confiance de son père et de ses amis, il reproduit en la poussant à sa limite la logique spéculative de l’économie en réseaux qui réduit la confiance à l’image que l’on se fait de l’autre : « C’est que les réseaux sont soucieux de leur image. Plus celle-ci est bonne, plus le réseau est efficace pour peser sur la vie économique et les relations »[[Cité in Boltanski et Chiapello, p. 147.]].
Les travailleurs doivent donc lutter pour maintenir l’image qu’ils se sont formée auprès des autres mais, dans la nouvelle entreprise, le modèle n’est pas donné à l’avance. Il faut alors exercer un contrôle basé sur une norme émergente plutôt qu’une loi imposée : « Nous devenons une société essentiellement articulée sur la norme. Ce qui implique un système de surveillance, de contrôle tout autre. Une visibilité incessante, une classification permanente des individus, une hiérarchisation, une qualification, l’établissement de limites, une mise en diagnostic »[[Foucault, « L’extension sociale de la norme » (1976), in Dits et Ecrits, III, Gallimard, 1994, p. 75.]]. Dans ce régime normatif, la personne est un produit qui doit satisfaire un contrôle qualité. Ainsi, la séquence où Vincent et sa femme se retrouvent seuls et s’apprêtent à faire l’amour commence par une inspection mutuelle des corps de chacun sur le mode de la plaisanterie.
Gestion de la reconnaissance
Pour assurer son fonctionnement, le capitalisme doit faire oublier le caractère contraignant de la norme au profit de son caractère productif[[Pour la distinction entre ces deux faces de la norme, voir Pierre Macherey, « Pour une histoire naturelle des normes », in Michel Foucault philosophe, Seuil, 1989, p.206.]]. La séduction devient un des mécanismes majeurs. Le discours du directeur des ressources humaines de la dernière séquence en est une parfaite illustration : « Il s’agit donc d’une aventure financière, bien entendu, stratégique pour notre groupe, mais c’est aussi et avant tout – à nos yeux en tout cas – une aventure humaine ».
L’architecture de l’entreprise collabore à la production distribuée de la visibilité, transformant en autonomie apparente le dispositif panoptique que Foucault associait aux institutions pénitentiaires. Lorsque Vincent visite l’entreprise où il rêve de travailler, une tour de bureaux où dominent les cloisons vitrées, il peut flâner longtemps dans les couloirs, jeter un regard dans chaque bureaux, surprendre les propos échangés lors d’une réunion avant d’être lui-même repéré par les caméras de surveillance. D’ailleurs, il ne se cache pas, on peut même dire qu’il semble jouir de sa visibilité qui le rassure sur lui-même. En effet, la visibilité n’est pas seulement synonyme de contrainte pour le travailleur, elle comporte également un aspect flatteur pour son narcissisme, car, comme le montre Foucault, « on est ce qu’on est en fonction de la visibilité que l’on reçoit du pouvoir »[[François Ewald, « Un pouvoir sans dehors », in Michel Foucault philosophe, Seuil, 1989, p. 199.]].
Or, en l’absence d’un pouvoir central, l’identité n’est plus garantie mais devient relationnelle. Le pouvoir normatif exploite la nature différentielle de l’identité réalisant la définition lacanienne du désir comme désir de l’autre. On suscite ainsi la mobilisation des travailleurs en leur faisant miroiter « la perspective de travailler pour un projet d’entreprise intéressant, qui en “vaut la peine”, porté par une personne “exceptionnelle” dont on va “partager le rêve”. »[[Boltanski et Chiapello, p. 141.]]. Ainsi, Vincent redéfinit les paramètres de sa vie professionnelle en prenant comme seuls critères le désir que ses proches (et en particulier son père) formulent à son égard.
Soi et les autres
Une particularité étonnante qui donne toute sa complexité au personnage de Vincent est qu’une fois le mensonge inventé, il ne peut pas s’empêcher d’y croire au moins en partie. Il se prend à son propre jeu, attiré par l’envie qu’il a suscitée autour de lui pour sa nouvelle fonction. Il doit consacrer une partie de son « temps libre » à travailler sur les dossiers vantant les mérites de « son » entreprise. Cette implication dans un travail fictif s’explique par la fierté de participer en imagination à un objectif humanitaire[[De nombreuses autres situations soulignent le caractère moral de Vincent et le dilemme que provoque chez lui la transgression de certaines limites, notamment lorsqu’il se voit prêt à traiter son ancien ami de la même manière que son ancien collègue.]]. Mais le père va ouvrir une faille dans la construction de la réalité élaborée par Vincent en révélant que lui-même ne croit plus aux discours mobilisateurs : « Non mais tu rêves ! Du consulting en Afrique… Comment tu peux te faire croire une chose pareille ? ». Quelle ironie pour Vincent d’entendre son père dénoncer le rêve fabriqué dans le but de satisfaire au désir de ce dernier.
Le capitalisme introduit un mécanisme où le rêve et le désir sont produits comme valeurs marchandes. Le personnel est récompensé narcissiquement s’il partage ce rêve. On doit tout faire pour satisfaire le désir du client grâce à une production « personnalisée ». On oublie cependant qu’une même stratégie est à la source des désirs et de la possibilité de leur satisfaction. Ces éléments mettent à jour la difficulté pour le capitalisme actuel de concilier le désir individuel et les valeurs partagées par une communauté.