Lectures, comptes rendus.

” Aux marges de la domination masculine: le féminisme”

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La revue Actes de la recherche en sciences sociales a consacré deux numéros au thème « masculin-féminin » (juin et septembre 1990). Nous nous attarderons ici au traitement du féminisme et des féministes dans la contribution de Pierre Bourdieu, « La domination masculine » (n° 84, septembre 1990), qui prend le risque, en référence à des dénonciations antérieurement faites de l’École, « de paraître justifier l’état présent de la condition féminine, en montrant en quoi et comment les femmes telles qu’elles sont, c’est-à-dire telles que le monde social les a faites, peuvent contribuer à leur propre domination » (p. 30).

L’article de Pierre Bourdieu contient en un certain sens plusieurs textes; la présentation classique d’un texte principal et de l’appareil de notes afférentes; et de façon plus originale, les aménagements typographiques assurent l’emboîtement d’un deuxième texte, parcours en colimaçon et rémanence de lectures antérieures. Enfin, il ne faut pas oublier le choix des photographies, qui viennent compléter plus qu’illustrer les énoncés combien percutants de l’analyse, entreprise par l’auteur, de la domination masculine. Pour la presque totalité d’entre elles, les références et les allusions aux féministes et au féminisme se trouvent dans les notes ou les parties en hors-texte de l’article.

Première remarque: dans l’introduction Pierre Bourdieu nous apparaît comme frappé d’angélisme; il constate avec étonnement que les théories féministes restent marquées par les erreurs de l’essentialisme : « Il est remarquable que le discours féministe tombe très souvent dans l’essentialisme qu’il reproche à juste titre à la « connaissance masculine » (note 4, p. 4). Mais pourquoi attribuer au féminisme dans son ensemble ce qui fut une des questions depuis toujours débattues en son sein, et dans certaine période très abondamment. Au-delà d’une certaine ignorance qui aurait dû être effacée par la lecture même du numéro antérieur de la revue, et l’article de Rose-Marie Lagrave : « Recherches féministes ou recherches sur les femmes » (no 83, juin 1990), apparaît ici une des manifestations de l’appréhension la plus courante du féminisme conçu comme une totalité exempte de débats. Dans une certaine mesure les théories féministes sont appréhendées comme le sont le plus couramment les femmes, tout entières réduites à une définition générale et générique de la femme ; les femmes ne sont pas reconnues comme des individus à part entière, considérées chacune dans sa singularité. Pierre Bourdieu reconduit ce stéréotype, pourrait-on dire dans ses propres termes, plus loin dans le texte lorsqu’il se réfère à « l’analyse sartrienne, souvent dénoncée dans la littérature féministe » (p. 15). « Au fait, est-ce que vous ne trouvez pas aussi que » les citations extraites des textes de Sartre « ressemblent singulièrement »[[Citation de Boris Vian : En avant la zizique, La jeune Parque 1966, réédition Christian Bourgois éditeur, 10/ 18, 1979, passim. à celles analysées et données en exemple par Michèle Le Doeuff[[L’étude et le rouet. Des femmes, de la philosophie, etc. Paris, Le Seuil, 1989, p. 94 et suivantes « de la connaissance-viol aux possessions vénéneuses »..

Pierre Bourdieu reprend, mais de façon laconique, tout au long de son article, des mises en garde contre des erreurs aux effets si « funestes » pour le féminisme. C’est comme si, en prenant le soin de fonder réellement sa critique, il eût honoré, en quelque sorte, par trop les féministes comme auteurs et qu’il eût reconnu combien il leur est aujourd’hui redevable de leurs travaux. S’il est vrai que nous ne souhaitons en rien apparaître comme relevant d’attitudes hagiographiques qui refusent toute critique adressée au féminisme, il nous paraît souhaitable, contrairement à Pierre Bourdieu, de reconnaître l’évolution de la pensée théorique, les nouveaux cheminements qui la parcourent aujourd’hui, sans s’interdire pour autant de relever la carence de certains travaux.

Pierre Bourdieu commence par montrer combien « la force de l’évidence doxique (l’homme est socialement autorisé à se sentir porteur de la forme entière de l’humaine condition) se voit au fait que la monopolisation grammaticale de l’universel, aujourd’hui reconnue, n’est apparue dans sa vérité qu’à la suite de la critique féministe ». Précisons pour renforcer ou compléter la chose que cette critique n’est en rien récente ; elle figure dès les premières pages du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir, elle est dans une certaine mesure présente dès les premiers écrits féministes (Flora Tristan et bien d’autres). Par contre, il minimise et disqualifie les contributions actuelles du féminisme. pour Pierre Bourdieu, la dénonciation des sciences sociales qui, malgré leurs prémisses, ne seraient pas parvenues, du moins chez les auteurs les plus anciens, à démontrer que « les différences sexuelles sont des. différences sociales naturalisées » (p.30) serait sans fondement. Mais les apports des féministes, aujourd’hui, ne sauraient se réduire à une simple dénonciation des sciences sociales. La contribution de Nicole-Claude Mathieu, par exemple, ne peut être ainsi circonscrite. Il est plus important de souligner la démonstration qu’elle fait « des distorsions dans la conceptualisation du sexe et de la catégorisation des sexes » et l’analyse qu’elle mène de l’oppression. Entre autres, elle critique comme n’étant « contraires qu’en apparence» les conceptions « du “pouvoir” des femmes et de celle de leur adhésion et même de leur “consentement” à la domination ». « Il faut aussi reconsidérer le concept de violence. (…) L’insistance sur le “consentement” des femmes aux idées légitimant la domination rappelle trop les termes de la réflexion politique “classique”, une problématique du contrat (et de la violence) entre hommes. Mais l’oppression n’est pas un contrat »[[Nicole-Claude Mathieu: « Femmes, matière à penser… et à reproduire » Présentation aux Cahiers de l’Homme, nouvelle série no 24, 1985, p. 7 et p. 9 et « Quand céder n’est pas consentir. Des déterminants matériels et psychiques de la conscience dominée des femmes, et de quelques-unes de leurs interprétations en ethnologie » in « L’arraisonnement des femmes », Cahiers de l’Homme, nouvelle série n’24, 1985, réédition in L’anatomie politique. Catégorisation et idéologie du sexe, Paris. Côté-femmes, coll. Recherches, 1991..

Bien au contraire, Pierre Bourdieu ne mentionne pas ces recherches comme élément des débats contemporains. Il semble au contraire reconduire les analyses de la société kabyle faites bien des années plus tôt en omettant de souligner les évolutions dans les cheminements de sa propre pensée. Par exemple, le texte « La maison ou le monde renversé » contient une analyse précise des oppositions entre espaces masculins et féminins ; puis, il souligne que « ces deux espaces symétriques et inverses ne sont pas interchangeables mais hiérarchisés ». A l’époque, il n’en concluait pas à la nécessité, telle qu’il l’exprime aujourd’hui, d’entreprendre l’analyse des relations de domination entre les hommes et les femmes ni d’en dénoncer les manifestations arbitraires. Il en restait, pourrait-on dire, plus classiquement à la mise à jour d’un mouvement « inévitable » de la nature vers la culture. « Le privilège accordé au mouvement vers le dehors, par lequel l’homme s’affirme comme homme en tournant le dos à la maison pour faire face aux hommes (…), n’est qu’une forme de refus catégorique de la nature, origine inévitable du mouvement pour s’en éloigner »[[Pierre Bourdieu : « La maison ou le monde renversé » (écrit en 1963-1964), première publication 1969, rééditée in Esquisse d’une théorie de la pratique, précédée de trois études d’ethnologie kabyle, Genève, Paris, Librairie Droz, 1972, p. 59..

Ce que l’on peut retenir des développements actuels de la pensée féministe au travers des critiques du système de « sexe/ genre », c’est qu’ils disqualifient, pour une grande part, toute recherche ontologique sur l’origine des divisions sociales entre les sexes dans « la division du travail sexué », dans les pratiques et représentations de la sexualité. Abandonnant ce point de vue, la mission du sociologue, en quelque sorte, est bien davantage de mettre à jour les modalités différenciées selon les périodes, selon les groupes sociaux, des conditions de production et de reproduction des groupes de sexe. Il faut désormais une grande dose de lucidité pour reconnaître qu’il n’y a ni événement historique fondateur de la domination masculine, comme on aimait à penser au XIXè siècle un matriarcat préalable au patriarcat, ni procès social fondateur, nommé ici par Pierre Bourdieu « violence symbolique ». En revanche, ce qui demeure certain, c’est que « le champ » de la production intellectuelle, comme tout autre domaine d’activités sociales, est traversé par des stratégies, et des contre-stratégies, fondées sur le désir de transformer les rapports de force tels qu’ils existent entre les sexes consécutivement à la domination masculine. La recherche pourrait alors dévoiler leurs arcanes insoupçonnées et secrètes, leurs conflits, leurs alliances et leurs antagonismes – leurs séductions, leurs violences et leurs compromis – leur plaisir et leur souffrance.