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Batailler

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à propos de l’ouvrage de Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Paris, Macula, 1995 Dans sa Présentation de l’édition des OEuvres complètes de Georges Bataille, Michel Foucault écrivait : « Nous devons à Bataille une grande part du moment où nous sommes ; mais ce qui reste à faire, à penser, à dire, cela sans doute lui est dû encore, et le sera longtemps »[[Georges Bataille, Œuvres complètes, I, Paris, 1970, p. 5. On utilisera l’abréviation OC. pour indiquer les références à cet ouvrage qui contient les articles de Documents, les renvois à l’ouvrage de Georges Didi-Huberman se feront également entre parenthèses dans le texte mais avec la seule indication des pages.. C’est une part importante et trop méconnue de cette dette que Georges Didi – Huberman entend faire reconnaître en s’interrogeant sur les rapports – aussi bien théoriques que les plus actifs et même les plus polémiques – que Georges Bataille a entretenus avec « le monde des images » à la tête de la revue Documents dans les années 1929-1930. L’un des intérêts majeurs du projet est de confronter le « montage » des images opéré par Bataille avec une violence jubilatoire mais hautement concertée, jusque dans l’éclectisme et les jeux avec le hasard, aux « notions explosives » que ces manipulations l’obligèrent à produire pour penser dans les images ce qu’elles ont de plus acéré, de plus tranchant. La pensée philosophique de Bataille a trouvé dans la connaissance des images un levier pour faire bouger et aiguiser ses concepts – particulièrement celui de « dialectique », que ce livre fouille avec une ardeur allègre. A cette pensée de l’image, « les historiens de l’art n’ont toujours pas osé s’affronter », laissant ainsi inexplorée « une possibilité de comprendre ce que ‘symptôme’, `forme’ ou `image’ veulent dire » (p. 379). C’est à leur faire entendre cette « leçon » tirée de Bataille que s’attache, j’allais dire s’acharne (mais parce qu’il y est question de chair), l’ouvrage de Georges Didi-Huberman.
Dans la manière dont il se saisit de l’oeuvre de Bataille et se met à son épreuve visuelle et théorique aussi loin qu’il est possible, jusqu’à l’insoutenable qu’elle revendique, il y a quelque chose de cette « voracité généreuse » qu’il reconnaît au secrétaire général de Documents dans son rapport aux images. Au compte de cette générosité, il faut mettre le souci d’arracher cette oeuvre à une lecture platement clinique ou fascinée par la « substantialité morbide » (p. 10) de ses images déchirantes. Ce qui exige aussi une solide santé (comme dirait Nietzsche), car il est vrai que ces images ont été choisies par Bataille parce qu’elles mettent en jeu, avec une violence particulière, ce qu’il a dû penser sous divers noms comme la dépense improductive, la perte, le sacrifice, la souveraineté, la part maudite, etc. Il ne s’agit pas de s’hypnotiser sur la déréliction de l’informe (qui n’est qu’une moitié, si l’on peut dire, du phénomène), ni d’abolir la forme mais de la transgresser – terme anthropologico-religieux sur lequel il faudra revenir puisqu’il implique que la forme à transgresser soit l’objet d’un tabou (p. 25, 29). Transgresser la forme est un processus qui est dit dialectique en ce sens – le seul qui est accepté ici – qu’elle doit être maintenue pour qu’on puisse la mettre en contact déchirant avec la matière (l’informe) qui est son inséparable contradictoire (p. 212). Ainsi déchirée mais non anéantie par ce contact avec cette hétérogénéité qui lui est interne, la forme s’ouvre à de nouvelles formes, – ses « formes transgressives » (p. 22)[[J’emprunte la notion d’« hétérogénéité interne » à Julia Kristeva qui, dans La Révolution du langage poétique, (Paris, 1974), avait déjà exposé avec une grande ampleur théorique l’articulation, comprise aussi comme dialectique, entre la négativité du « sémiotique » -rythmée par le pulsionnel- et l’ordre « symbolique ». Elle définissait explicitement le langage poétique comme ce lieu où la jouissance ne passe par le code que pour le transgresser -une dialectique qui invite à repenser la logique de toute pratique (réouvrant ainsi la question de la négativité dans l’histoire).. C’est ce mouvement de tension entretenue sans résolution apaisante entre des termes rendus solidaires par leurs contradictions mêmes que Georges Didi-Huberman qualifie de « dialectique des formes ». Le fond de notre interrogation portera sur cette « inseparation » (p. 212 ; en italique dans l’original).
Le propos ambitieux, risqué, tendu sur le fil du rasoir, est donc de montrer que l’image fonctionne pour Georges Bataille selon « un régime double », celui de la forme et de l’informe, mais d’un informe dont la négativité réussirait à être productive, sans pourtant renoncer à sa négativité. Voyons comment un tel projet se formule. « Transgresser les formes ne veut [… pas dire se délier des formes […. Revendiquer l’informe ne veut pas dire revendiquer des non-formes, mais plutôt s’engager dans un travail des formes équivalent à ce que serait un travail d’accouchement ou d’agonie : [… un processus déchirant mettant quelque chose à mort et, dans cette négativité même, inventant quelque chose d’absolument neuf, mettant quelque chose au jour [… » Si on suspendait la phrase en ce point, on pourrait croire que la négativité est simplement mise au service du remplacement d’une forme par une autre, mais pour ainsi dire de même type, voire même mise au service d’une relève d’une forme originelle par une forme plus « achevée », selon un processus dialectique qui a été pensé, dans sa systématicité la plus rigoureuse par Hegel, mais qui n’avait de sens chez lui que pour la pensée spéculative[[Dans un livre publié en 1931 sur La Stylistique ornementale dans la sculpture romane et republié en 1986 sous le titre, significatif pour notre propos, de Formations, déformations, J. Baltrusaitis avait tenté de penser en termes de développement dialectique positif les transformations entre certaines formes ornementales et figuratives. L’entreprise avait été sévèrement critiquée par Meyer Schapiro dans « On Geometrical Schematism in Romanesque Art », 1932, repris dans Romanesque Art. Selected Papers, N.Y., 1977, p. 279 sv. pour ce qui est de la dialectique.. La suite du texte dément toute interprétation de ce genre, car ce qui doit venir ainsi au jour, c’est « le jour d’une cruauté au travail dans les formes et dans les rapports entre formes -une cruauté dans les ressemblances. Dire que les formes `travaillent’ à leur propre transgression, c’est dire qu’un tel travail fait se ruer les formes contre d’autres formes […. Formes contre formes et [… matières contre formes, matières touchant et, quelquefois, mangeant des formes. Et ce qui aura fait l’enjeu [… d’un tel conflit fécond n’était rien d’autre qu’une nouvelle façon de penser les formes, processus contre résultats, relations labiles contre termes fixes [… » (p. 21 sv.).
La « ressemblance » dont il s’agit ici, la seule dont il est question dans ce livre – et on pourrait au premier abord s’étonner de cette « limitation » – c’est celle qui nous touche au plus près, c’est la nôtre, celle de la « Figure humaine » – figure avec un grand F dans la mesure où nous l’idéalisons. Bien que nous soyons mis en demeure d’accepter cela pour entrer dans ce livre, il ne s’agit pas là, en réalité, du choix d’un « thème » artistique parmi d’autres, mais de quelque chose qui, pour Georges DidiHuberman, concerne notre rapport le plus intime à l’art. C’est ce dont on s’efforcera de faire apparaître la nécessité plus loin. Mais entrons dans le jeu.
C’est dans la mesure où l’art veut faire prévaloir un goût prédominant et autoritaire pour des formes idéalisées, « officielles », «académiques » de la Figure humaine qu’une transgression a un sens. L’identification précise de ces «formes » académiques dans l’histoire de l’art, souvent globalement postulées par Bataille, poseraient des questions redoutables. Cette simplification inquiètera l’historien, elle se comprend dans la mesure où le problème de Bataille n’est pas historique mais psychologique ou, pour le dire avec Georges Didi-Huberman, anthropologique[[De là ces formules simplificatrices de Bataille lorsqu’il déclare que, d’une part, « les grandes compositions de certains peintres expriment la volonté de contraindre l’esprit à un idéal officiel », de l’autre, « la disparition de la construction académique en peinture est, au contraire, la voie ouverte à l’expression (par là même à l’exaltation) des processus psychologiques les plus incompatibles avec la stabilité sociale » (O.C., t. I, p. 171).. La transgression suppose que « la ressemblance a une structure de tabou » (p. 26 ; en italiques dans l’original). et elle a pour objectif de désubstantialiser les formes figées de la Figure humaine (moment négatif), de les mettre en mouvement en produisant en elles des formes « dissemblantes » qui sont aussi bien des « ressemblances cruelles » (moment créatif).
« La principale forme visuelle de cette substantialité » que l’informe a donc pour travail de décomposer « n’est autre que l’anthropomorphisme, que l’on pourrait [… nommer un `anthropocentrisme de la forme’ » (p. 37). La réalisation d’un tâche aussi vaste prend nécessairement dans la revue Documents une allure à la fois éclectique par le choix des figures humaines de la décomposition et méthodique dans la confrontation « explosive » des formes les plus diverses de celle-ci. Il s’agit donc de multiplier les images, de préférence les plus cruelles, qui dénient à l’homme sa figure idéale ou plutôt la couplent avec sa bassesse. Il faut à l’homme supporter de voir sa semblance dans les pires dissemblances : dans les images les plus banales de ses semblables, comme les plus heurtantes, les plus monstrueuses. C’est l’animalité que l’homme tend à dénier en lui qui lui offrira l’occasion d’une de ses plus troublantes décompositions sous la forme d’une peau animale sanglante, sans plus aucune identité, roulée sur elle-même et traînée sur le sol d’un abattoir comme une immonde serpillière – « image par excellence du résidu suprême », (photo d’Eli Lotar, fig. 68 et p. 162). Georges Didi-Huberman suit donc Bataille menant, d’article en article, « un véritable travail de montage figuratif, créant sur toute l’étendue de la revue (et particulièrement dans l’illustration de ses propres textes) un stupéfiant réseau de mises en rapport, contacts implicites ou explosifs, vraies et fausses ressemblances, vraies et fausses dissemblances » (p. 13). L’analyse porte avec une obstination méticuleuse, presque sans réserve, sur les procédés de la mise en scène et surtout sur les formes de la « décomposition de l’anthropomorphisme » (dérision, découpe violente, disproportionnement, dévoration, massification, écorchement, écrasement…). Rien ne doit nous être épargné. Toutes ces images pointent vers une unique, une immense horreur sans fond qu’elles ne peuvent atteindre car on ne pourrait la voir en face sans mourir. « Il n’est pas question d’arriver vraiment à représenter ce résidu » (OC., p. 274). C’est même l’impossibilité d’une telle image « ultime » (p. 168) qui relance indéfiniment le « processus », le jeu avec les « simulacres » de l’horreur. Il faut sans cesse glisser vers d’autres images qui annoncent le désastre tout en sachant ce mouvement même désespéré.
Qu’en est-il maintenant du « régime de mobilité », que selon Georges Didi-Huberman, Bataille aurait voulu opposer à « toute substantialité de l’image » ? Le « montage » dynamique, « indéfiniment labile » qui nous est proposé par Documents, tel que Georges Didi-Huberman le met en pleine lumière, déchiret-il vraiment le « régime focalisateur » de l’immonde (p. 10) ou ne fait-il que le déplacer et le repérer (le répéter) sur des formes nouvelles ? La revue Documents réalise certes un immense réseau d’images cruelles, un réseau riche et éclaté – membra disjecta d’un corps aberrant mais qui ne se nourrit à chaque fois que d’un seul type de mouvement toujours répété, une même sorte de « va-et-vient », comme le mot revient plusieurs fois (p.175, 178…)[[Le cinéma d’Eisenstein, auquel Georges Didi-Huberman consacre de très belles pages, produit un type d’enchaînement bien différent: un montage de montages d’images pathétiques orienté et construit « pour obtenir un drame » (p. 296) à signification politique.. Aurait-on alors affaire à la perpétuation, désormais construite, de la dissemblance morbide, puisqu’il s’agit d’« inventer des dispositifs relativement stables – composés, construits -, cependant capables de déstabiliser toute disposition usuelle (informative, narrative, iconographique) par quoi les signes sont spontanément maniés » (p. 329) ?
On peut légitimement tirer de là l’idée d’une « esthétique paradoxale » où « l’homme invente librement les formes toujours nouvelles de sa propre `décomposition’ » en s’attachant à transgresser l’esthétique dite classique (p. 372, 369). Georges DidiHuberman en a éclairé le fonctionnement chez Bataille avec une extrême pénétration. Jeu paradoxal et désespéré puisque « jamais nous ne pourrons nous trouver en face de l’image grandiose d’une décomposition » (OC, p. 273). A peine est-il possible « de prêter autre chose qu’un intérêt épisodique à quelques images » particulièrement inquiétantes (OC., p. 270 ;je souligne). On ne joue pas esthétiquement avec l’immonde : « personne ne tient à s’en servir platement pour répondre à des nécessités de l’expression artistique ». L’immonde ne se cultive pas, même s’il « n’en est pas moins vrai que n’importe quel oeuvre se classera naturellement suivant qu’elle contiendra plus ou moins ce qu’un tel résidu a d’horrible. Non que ce nouveau point de vue puisse jamais être isolé : il ne peut que s’ajouter à d’autres » (OC., p. 274).
Quelle leçon l’histoire de l’art en général, considérée sous son aspect esthétique, peut-elle tirer de l’esthétique paradoxale de Bataille ? Arrêtons-nous de nouveau à une formulation un peu longue de la réponse proposée. « L’oeuvre de Georges Bataille, quoi qu’elle ait pu énoncer sur elle-même, sur sa propre condition solitaire et `maladive’, sur son propre usage `suppliciant’ de la vision, aura introduit dans la connaissance des images quelque chose comme sa – ou leur – faille constitutive : quand l’art est généralement pensé à travers sa fonction réconciliante, Bataille, lui, aura parlé de désir, de déchirure, de dissonance, voire de catastrophe, mais aussi de jeu avec la déchirure, de gai savoir de la catastrophe. Quand l’art est généralement pensé à travers sa fonction représentationnelle et sa capacité à offrir les `bonnes’ ressemblances du monde, Bataille aura fait de la ressemblance un processus cruellement `dialectique’. » (p. 381).
Reprenons. Des « failles constitutives », on pourrait dire qu’il y en a deux sortes. Il y a ce qu’on pourrait se risquer à appeler la faille anthropologique majeure, celle qu’on ne peut approcher qu’obscurément ; c’est elle dont Bataille ne voulait pas se détourner et qui alimentait son esthétique paradoxale. Il estimait les oeuvres d’après leur capacité à l’affronter. Et puis il y a les multiples failles concrètes, grandes ou petites, qui trouent perpétuellement le tissu complexe des images, les empêchent d’être tout à fait suturées, les obligent aux types les plus divers de changement, entre variation et rupture, dans une histoire, non pas une mais plurielle (pour dire vite). Toute oeuvre se débat avec de l’informe (pas nécessairement anthropomorphique) qui la menace ; elle peut en jouer et même y chercher un recours pour se renouveler. Mais ce mouvement de « relève » (toujours partielle) de l’informe par la forme « positive », non cruelle, va à l’encontre de l’esthétique bataillienne.
Il nous faut revenir sur la conception de l’image et/ou de l’art – glissement fondé ici sur leur commune appartenance au « visuel » – sur laquelle se fonde ce livre. A dire les choses en termes logiques, (mais on verra qu’il faut dépasser ce point de vue), l’image est fondamentalement comprise comme semblance, une semblance évidemment écartelée entre ressemblance et dis-semblance, sans synthèse possible. La forme qu’il s’agit de décomposer est d’abord déterminée comme « conformité »(p. 23) pour qu’on puisse la défigurer. En sorte que la dissemblance qui en résulte n’est qu’une ressemblance terrible. Une autre forme de « conformité », une forme de notre conformation ? La dissemblance en tant qu’indexée sur la ressemblance qu’elle décompose reste tout entière intérieure au régime de la semblance. Il y aurait les « bonnes » ressemblances, comme il est dit, et puis les « cruelles », et elles sont, au fond, aussi insoutenables les unes que les autres, mais pour des raisons contraires : les unes par excès mortifère de « bonnes formes », les autres par « excès » crucifiant – et tendanciellement mortel – de défigurations. Il faut que la fonction de l’image soit d’abord définie comme « représentationnelle » (conception de l’image attribuée à une vague pensée anonyme et « générale » ou à une triste engeance d’« iconographes »), afin qu’on puisse la nier. Mais en maintenant, comme il se doit, cette idée de l’image pour la combattre, ne risque-t-on pas de se laisser enfermer dans ce à quoi on voulait échapper ? La semblance, qui suppose copie et modèle, ne met-elle pas l’art hors de lui et la pensée de la forme hors d’elle ?
Mais il ne faut pas s’arrêter à cette façon de voir trop facilement logique et trop « expéditive ». Cette pensée de l’image, à en juger, d’un point du vue encore un peu extérieur, d’après ce qu’elle produit inlassablement, d’après les champs immenses qu’elle réussit à investir, d’après la conceptualité qu’elle mobilise et fait bouger, d’après les approches (psychanalytiques, ethnographiques…) qu’elle sollicite avec acuité, cette pensée théorique est incontestablement l’une des plus vivantes aujourd’hui. Il faut donc chercher le principe de son opérativité.
Qu’est-ce qui détermine une telle problématique de l’image ? Quelle nécessité profonde – ni gratuite, ni superficielle – travaille en elle la question de la semblance- dissemblance ? Passer de la ressemblance à la dissemblance (ou « ressemblance informe »), c’est passer dans l’image d’un régime de vision – à distance – à un régime de toucher – de contact intime. « Le noeud philosophique » de cette affaire (p. 29), c’est que la ressemblance représentation nelle, si l’on peut dire, laisse hors de soi la matière du représenté, la copie n’y atteint pas le modèle dans sa substance ; « la matière ne doit pas toucher à la forme », elle ne doit pas concerner le rapport de ressemblance proprement dit (ibid. ; en italiques dans l’original). C’est ce « tabou du toucher » qu’il s’agit de briser ; il faut déchirer la forme humaine pour atteindre la matière. Mais quelle forme humaine et quelle matière ? Est-ce l’homme même dans sa forme et sa chair ? Ou bien (seulement) l’image de l’homme et de sa chair dans la forme et la matière du tableau ? La réponse ici me semble très subtilement intriquée. Je crois comprendre qu’on fait l’épreuve de sa chair dans l’épreuve même qu’on fait de la matière du tableau, non pas « en soi », mais en tant qu’elle se donne matériellement comme déchirant l’image de la figure humaine et y faisant apparaître une autre image. Les deux épreuves n’en devraient faire qu’une puisqu’il s’agit pour la chair de ne faire qu’un avec la matière. C’est ce chiasme que désigne la notion de « symptôme » ou de « forme-épreuve ». Mais cette transgression de la forme humaine passe encore par l’oeil et par une forme. Il faut donc supposer que l’oeil touche autant qu’il est touché, qu’il se fait chair, tout en sachant qu’il ne peut échapper au « simulacre » (de la forme dissemblable).
Le symptôme, c’est fondamentalement ce qui d’une image m’atteint dans ma chair. Pour Georges Didi-Huberman, nous ne regardons pas seulement les oeuvres avec un oeil spectateur, mais aussi avec notre chair et c’est pourquoi elles nous ressemblent et nous poignent – non seulement de l’extérieur (dans la représentation symbolique) mais aussi de l’intérieur (dans la formeépreuve du symptomal). La chair est ici mise en position de référence ultime et privilégiée, de pierre de touche de l’art, de présence ontologique. L’art est l’épreuve déchirante de cette présence par delà, ou plutôt à travers, toutes les formes de représentation qui la recouvrent et l’exploitent sans pouvoir la réduire. Une pensée (ou comment dire, un souci) de l’incarnation fait travailler cette forte et troublante intelligence de l’art.
Mais – Georges Didi-Huberman le sait bien – il y a une autre manière, qu’on dira figurale, de comprendre et de voir la forme esthétique ; elle ne se laisse pas enfermer dans la problématique de la ressemblance (et donc de la dissemblance) ou de la conformité. On la définira très classiquement comme principe immanent de structuration (qu’elle soit « figurative » ou non) des formants plastiques et chromatiques en un ensemble plus ou moins
(in)stable. Il est probablement inévitable de lire une image « figurative », la seule dont il est question dans l’ouvrage, en termes de ressemblance et de dissemblance – et même en termes de figuration-défiguration de l’anthropomorphisme. Inévitable mais certainement pas suffisant. On ramènera le problème à celui-ci : qu’en est-il de la puissance du figural face à celle du symptomal ?
Pour essayer de le mesurer, prenons un exemple, celui-là même qui est mis en avant, sur la couverture du livre et sous son titre, comme une figure exemplaire de « la ressemblance informe ». Il s’agit d’un tableau de Picasso intitulé «L’Acrobate, 1930 » (illustration ci-contre). Cette image d’un tableau est reprise d’un numéro de Documents où elle apparaissait à côté d’une image d’un autre tableau du même peintre (fig. 59 et 60). La seule chose qui soit en cause ici, c’est le mode d’interprétation visuelle qui est mis en oeuvre et ce qu’il fait voir – et non pas l’analyse détaillée du tableau qui sort naturellement du cadre de l’entreprise. Georges Didi-Huberman reprend à propos de ce tableau (p. 143-145) les termes de l’approche proposée par Michel Leiris dans un article de Documents consacré à quelques « Toiles récentes de Picasso » (14 y sont reproduites), « toiles, nous dit-on d’emblée, où la problématique de la `Figure humaine’ s’affirmait dans sa capacité même à se voir écrasée » (p. 143, italiques dans l’original). On est donc bien au coeur de la « problématique » du livre.
Ces tableaux et en particulier la figure plate et contorsionnée de « l’Acrobate » de Picasso sont décrits en termes de « tension » entre « des Figures humaines parfaitement reconnaissables par la représentation hyperbolique, occupant tout le cadre, de membres humains » et le fait que ces membres humains sont « cependant aplatis comme des papiers découpés » (p. 145 ; je souligne). On aurait affaire à « une disposition aberrante de ces `membres’ – ou de ces dépouilles -, qui fait des corps représentés l’objet de positions spatiales contradictoires : renversés, acrobatiquement debout, et surtout écrasés sur le fond presque comme des araignées anthropomorphes… » ; ou, des « défroques humaines » selon le mot de Leins (cité ibid.).

Picasso, l’accrobate, huile sur toile, 1930

Il est facile de voir que ce tableau, jusque dans l’observation pertinente de ses traits formels, est décrit en fonction de notre corps et de la résonance charnelle – une « répercussion » selon le mot de Bataille (p. 184) – de ces traits en nous. L’emploi décisif et révélateur du mot « écrasé » par exemple, qui revient à plusieurs reprises, a pour fonction de faire éprouver dramatiquement, cruellement si l’on veut, la platitude effective et nue de la figure dans le tableau comme une opération violente d’aplatissement que notre corps, extérieur au tableau, viendrait subir dans le tableau. Les figures étant plates, comme le sont en effet « des papiers découpés », pour qu’elles soient perçues-senties comme aplaties, il faut que je vienne m’y « écraser ». Cette « forme-épreuve » de l’aplatissement ne se produit ici et ne me « frappe » que dans la mesure où je m’incarne dans le tableau, où je m’y mets avec ma chair. La lecture symptomale ne risque-t-elle pas de charger le tableau d’un « poids » qui n’y est pas mais que, il est vrai, l’on peut toujours y mettre. La disposition des membres ne paraît « aberrante », les positions spatiales « contradictoires », etc. que si je tente de m’y projeter avec mon corps. L’image de « l’araignée anthropomorphe » ou celle de la « défroque » projetée sur «l’Acrobate » fait-elle mieux voir le tableau ou bien ne risque-t-elle pas d’en métaphoriser la lecture ? A propos de ces tableaux, Michel Leiris écrit que « Picasso connaît mieux que quiconque le poids exact des choses, […, leur matérialité ». Il les connaît sans doute, mais n’est-ce pas pour leur substituer un autre « poids », une autre « matérialité » qui est celle de la peinture ? Picasso n’écrase ni ne décompose mon corps, il me donne en peinture un corps, sans doute « terre à terre » (p. 145), mais capable d’une singulière maîtrise que je ne saurais avoir vraiment nulle part ailleurs et sûrement pas dans la nature[[« Chaque nouvelle combinaison de formes qu’il [Picasso nous présente est un nouvel organe que nous nous adjoignons, un nouvel instrument qui nous permet de nous insérer plus humainement dans la nature, de devenir plus concrets, plus denses, plus vivants » (M. Leiris, cité p. 145).. La platitude des figures déployées de manière à s’articuler dynamiquement avec la platitude du « fond » (qui n’a donc rien de « neutre ») comme avec la proximité des bords active des possibilités nouvelles, positives de figuration en une affirmation explosive et ludique, comme l’annonce suffisamment le titre du tableau.
L’exemple est peut-être trop favorable. Car il y a des tableaux de Picasso qui sont beaucoup plus grinçants et féroces, des tableaux qui, littéralement, montrent les dents et brisent les crânes (mais il n’est pas interdit de prendre la chose avec un peu d’humour). C’est le cas d’un autre couple de tableaux montrés côte à côte par Document (fig. 75-76). Picasso y présente « deux versions, rigoureusement articulées [mes italiques, de ces organes de la voracité par excellence que sont les mâchoires, figurées là selon deux points de vue, si l’on peut dire, complémentaires : les dents formant scie d’un côté et goulot de l’autre » (p. 184). Là encore, l’observation est très juste. Mais ce couple structural est ici prélevé sur les tableaux afin qu’il puisse se « répercuter » violemment sur moi. En fait, ces traits s’articulent eux-mêmes rigoureusement avec les ensembles dont ils font partie. « Les formes réunies » ne se « décomposent mutuellement » que dans ma chair ; dans le tableau, elles se composent mutuellement, fût-ce d’une façon formellement heurtée. « La pensée `frappée’ » ne « sera pour un temps mise en bris » que si elle vient se briser dans le tableau, le brisant en formes disloquées-disloquantes.
Le tableau nous fait connaître un autre corps, un corps qui tient toute sa puissance (artistique), non pas de sa ressemblance ou de sa dissemblance d’avec le mien, mais des stricts moyens plastiques qu’il met en oeuvre. Sans doute faut-il que j’aie un corps « humain » pour en voir un dans le tableau, mais ce corps qui est devant moi, par delà la ressemblance et la dissemblance qu’il a avec le mien – semblance qui se joue, en effet, dans le registre de l’image et de l’épreuve -, il aura exactement la densité des propriétés formelles (matérielles, chromatiques, linéaires, figuratives…) que je saurai coordonner dans le tableau.
Certes, un tableau peut toujours exalter ou déprimer plus ou moins intensément notre énergie vitale ou nos désirs. Et on ne peut nier que nous le ressentions ainsi, mais il s’agit là d’une résonance psychologique qui risque de se développer, de dériver hors de lui, même si elle en part et vient s’y réalimenter. Empruntons ici une distinction à René Thom. La peinture – sa production comme sa réception – est certes toujours investie de « prégnances chamelles » plus ou moins fortes – et il est vrai que certains tableaux ou certaines parties de tableaux les sollicitent plus que d’autres – mais il n’y a oeuvre que là où ces prégnances suscitent des « saillantes » formelles – au sens plastique et morphologique de ce terme – qui viennent s’articuler dans et avec le tableau ; y compris dans le cas d’oeuvres répondant à une esthétique paradoxale. Sans doute n’y a-t-il pas de « dispositif fonctionnant sans reste » (p. 361), mais, à côté du grand « reste », de ce « résidu suprême » qui est le souci lancinant dont une esthétique paradoxale fait son oeuvre, le « reste » ne peut apparaître que comme ce qui résiste à une analyse structurale poussée assez loin et comme ce qui ne fait pas oeuvre dans une oeuvre. Quant au destin possible ou « impossible » de ce reste, ailleurs, dans une autre oeuvre, c’est une autre affaire.
Il ne s’agit donc pas de jeter un interdit sur la lecture symptomale de l’image ou de l’oeuvre d’art. Mais comment articuler la « morphologie » qu’elle revendique avec celle de l’oeuvre qu’elle vient « déchirer » ? Le symptomal démorphologise, si l’on peut dire, l’oeuvre d’art, au moins partiellement, sur certains points, dans certaines formes-épreuves. L’esthétique ou « esthésique » symptomale, si fortement explorée par ce livre, concerne les rapports articulés-désarticulants du tableau, ou plutôt de ce qui fait image en lui, à notre chair, à notre figure humaine. Cela lui donne sa profondeur anthropologique et sa place dans notre modernité. Georges Didi-Huberman sait éclairer ces deux morphologies – celle du tableau et celle d’un rapport symptomal au tableau. Il me semble vouloir plus, vouloir tenir les deux à la fois mais dialectiquement, dans une « inséparation contradictoire », pour reprendre les termes dont nous étions parti avec lui pour définir la dialectique (p. 212). « Contradictoires » (pour autant que le mot soit recevable) et pourtant légitimes dans leurs limites, ces deux approches de l’art le sont certainement, mais les penser comme «inséparablement » solidaires jusque dans leur hétérogénéité, n’est-ce pas vouloir forcer leur destin ?