Articles : Nouvelle domination

Berlusconi : l’entrepreneur politique

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La victoire électorale de Berlusconi a suscité une avalanche de commentaires dans la presse internationale. La gauche et les démocrates sont vraiment indignés et on les comprend sincèrement. Mais tout ce bavardage risque, dans le meilleur des cas, de chatouiller seulement les nouvelles formes du pouvoir.

Je pense qu’il est temps d’affirmer quelques “vérités” critiquer la politique de Berlusconi est impossible sans critiquer les nouvelles formes de l’accumulation capitaliste. Plus généralement une critique de la “communication” (dont on a beaucoup parlé à propos de Berlusconi) est impossible sans prendre à rebrousse-poil toutes les théories qui, dans les années 80, se sont constituées justement sur le présupposé, avoué ou sous-entendu, du dépassement du capitalisme et de ces lois justement par les différents paradigmes de la communication. Or c’est exactement le contraire qui s’est passé. La machine sociale, la machine productive, la machine communicationnelle, la machine politique tendent à devenir des articulations d’un même processus : la domination capitaliste du réel, de tout le réel. Les différentes machines fonctionnent toutes sur le même plan d’immanence, sur le “corps sans organes” du Capital-argent, dont elles ne sont que “des modes et des attributs”.

“La relative autonomie”, comme on disait autrefois pour rendre compte du rapport avec le capitalisme, de la machine de communication (relative autonomie qui permettait des formes de subordination despotique, et donc non spécifiquement capitalistes, comme la “propagande”), a laissé la place à la “déterritorialisation” (à un décodage) complète des flux de communication, de leurs contenus sémantiques et de leurs locuteurs traditionnels par la logique du marché. L’entreprise de Berlusconi est le dispositif en acte qui nous donne à voir comment l’entreprise est devenue l'”âme” de formes de communication qui, autrefois, dépendaient indirectement d’elle : le journalisme, l’information (“indépendante” ou étatique), la fiction, les sports, les jeux, etc. J.-L. Godard, dans un plan célèbre, a démontré, avec un hebdomadaire à la main, que si on lui enlève toute la publicité (l’entreprise), il ne reste plus rien, sauf l’éditorial du directeur (pouvoir arbitraire). Les flux linguistiques tout comme les formes “traditionnelles” de communication populaire qui, comme a démontré E.P. Thompson, ont constitué un “ailleurs” important dans la constitution de la classe ouvrière, sont traversés et réorganisés par les forces du marché, ce qui veut dire que l'”ailleurs” n’a plus aucune “extériorité” pré-structurée sur laquelle on puisse s’appuyer.

L’Italie, dit-on, est un laboratoire politique, mais il faut immédiatement ajouter: un laboratoire où on expérimente des formes de gouvernabilité de cette nouvelle configuration capitaliste. En effet dans la figure de Berlusconi on ne peut plus distinguer l’entrepreneur (celui qui assure la production de plus-value), le patron de médias (celui qui produit l’opinion publique) et l’homme politique (celui qui organise l’espace public). Ces différentes fonctions, au lieu d’être hiérarchiquement disposées, se présupposent réciproquement, ce qui n’a rien à voir avec le fascisme. Cela peut nous préparer quelque chose de pire, mais à coup sûr quelque chose de complètement différent aussi.

Tous les commentaires sur Berlusconi ne font que démontrer l’impuissance de la démocratie et de son idéologie (les droits de l’homme) dont la gauche est l’expression la plus navrante à critiquer la forme capitaliste triomphante de cette fin de siècle : l’entreprise.

Benetton et les flux

En réalité Berlusconi n’a pas gagné les élections parce qu’il était propriétaire de réseaux de télévision, mais parce qu’il représente de façon emblématique la nouvelle figure de l’entrepreneur (il l’est matériellement), ce que nous avons appelé l”entrepreneur politique”. La définition d”entrepreneur politique” a une valeur polémique car les théories économiques et politiques officielles se basent justement sur la séparation entre l’économique et le politique[[De même pour les “philosophies à la mode où cette séparation est définie comme séparation entre “rationalité instrumentale” et “rationalité communicative”.. Son succès électoral n’est pas dû à une manipulation de médias, mais à une complicité réelle et profonde avec un nouveau mode de production à l’intérieur duquel il bouge comme un poisson dans l’eau. Que ce nouvel entrepreneur utilise la communication comme mode stratégique de commandement et d’organisation doit seulement nous amener à comprendre qu’on est entré dans un autre paradigme où les rapports entre économique, social et politique sont bouleversés. Pour comprendre ce passage et pour effacer tout malentendu, il est alors utile de se rapporter à une autre expérience entrepreneuriale italienne, expérience qui, loin des médias, s’est constituée sur la maîtrise et le contrôle des flux : flux de travail, flux de consommation, flux de communication, flux des désirs. Il s’agit de Benetton.

Benetton est un entrepreneur très étrange et d’une certaine façon inexplicable dans le cadre traditionnel de la théorie économique, car il s’agit d’un entrepreneur sans ouvriers, sans usines, sans réseaux de distribution. Pour être plus précis, à la fin des années ’80 sur 250.000 personnes qui travaillaient pour le cycle Benetton seulement 2500 dépendaient directement de la multinationale de l’habillement. Et parmi ces 2500 employés, les ouvriers classiques (travaillant surtout dans la coloration et dans les magasins) n’étaient pas les plus nombreux. Depuis, l’automatisation a sûrement touché le travail de magasin et peut-être aussi celui de la coloration, mais je ne dispose pas des données récentes. Les nouveaux embauchés, par contre, concernent l’écurie de F1.

Pour ne pas trop bousculer les habitudes mentales des hommes de gauche, on dira que Benetton a établi un rapport nouveau à la production, à la distribution et à la consommation. Chez lui l’extraction de la plus-value n’est plus le résultat de l’exploitation directe du travail (au contraire celui-ci est exploitation organisée par les petites et moyennes unités de production ou auto-exploitation auto-organisée par les “individus-entreprise”, ce que, en Italie, on appelle le “travail autonome”[[Le développement de ce type de travail ( à la fois travail “immatériel” et travail “matériel”, mais de toute façon travail “indépendant) est le fait marquant des années 80 en Italie.), mais plutôt de la maîtrise et des contrôles des flux. Les flux financiers et les flux communicationnels tout d’abord. Dans ce cadre un flux peut être capturé seulement par un flux plus puissant et c’est seulement à la jonction des différents flux (flux de production, de circulation, de consommation et de désir) qu’il y a production de la plus-value et qu’elle devient visible. La fonction de l’entrepreneur est alors de faire couler les flux et de les capturer. Dans ce dispositif, la machine de communication, avec ses flux a-signifiants et ses flux signifiants, est un énorme appareillage de capture de la plus-value et non de production de l’idéologie. Le nouveau capitalisme est puissance de flux, différentiel de la vitesse de leur circulation, et l’entrepreneur est défini par sa capacité à fonctionner comme échangeur de leur vitesse de circulation. Les flux financiers de la dette publique en Italie, les flux les plus déterritorialisés et donc les plus puissants, ont joué un rôle central dans les années 80 parce qu’il s’agissait de “réguler” une production qui avait déjà atteint des niveaux d’immatérialité inconnus dans les autres pays.

Pour le dire autrement, production de la plus-value, production de sens et production de l’espace public sont les articulations du travail de l’entrepreneur politique (personnifié ici par Benetton) et elles fonctionnent depuis la fin des années 70 parallèlement aux formes de la production fordiste, à son système politique et à son opinion publique. Ce changement de la forme capitaliste de l’accumulation érode depuis vingt ans la constitution matérielle et la constitution formelle sorties de la Deuxième Guerre mondiale. Expliquer l’effondrement du fordisme et de son système politique en Italie par les scandales et la corruption (évidemment bien réels !) est prendre une conséquence pour la cause. Évidemment le mode de production fordiste et ses sujets n’ont pas disparu. Pendant les élections ils étaient représentés par la “gauche” et les grands patrons alliés sous la même étiquette de “progressistes”. Mais comme toujours le mode de production capitaliste est un ensemble de différents modes de production qui est commandé par le plus dynamique et le plus déterritorialisé.

Les flux du travail

Le travail de description de la machine de communication comme “appareil de capture” de la plus-value est encore à faire. Ici je me limiterai à donner quelques éléments de réflexion sur le fonctionnement de la multinationale Benetton comme machine de capture.

En ce qui concerne la “production”, sa préoccupation principale n’est pas de gérer la production, mais de fédérer[[Le “fédéralisme ” de la ligue dans le nord de l’Italie a sa raison structurelle d’exister dans l”autonomie” de ces réseaux., de structurer des réseaux productifs qui existent indépendamment de lui. Le rapport qu’il a avec les réseaux est un rapport politique dans le sens que sa fonction principale n’est plus d’organiser les “temps et les méthodes” du travail d’usine ou de déterminer les différentiels de productivité par l’innovation productive (comme faisait l’entrepreneur classique ou schumpetérien), mais d’assurer “la construction sociale du marché” à un tissu productif autonome. On a beau dire qu’il s’agit d’une autonomie relative, que souvent les petits patrons sont des ex-ouvriers expulsés de la production etc., il s’agit assurément d’un mode de production et de commandement complètement différent de celui de la grande usine.

Ce qui aujourd’hui semble le mieux représenter le caractère spécifique de la fonction d’entreprise c’est l’appartenance sociale, la fluidité des réseaux, la permanence des circuits. La localisation de la production n’a qu’une importance partielle, l’insertion dans les circuits tertiaires de financement et des services est par contre décisive, l’insertion dans les réseaux de communication et de haute technologie est enfin nécessaire. Mais ici il faut faire bien attention : le relativisation systématique de toutes les composantes attachées à la fonction de l’entreprise s’effectue sur une dimension temporelle qui traverse et s’empare de l’espace social et réalise là une valorisation concrète. Si on ne voit plus l’usine, ce n’est pas parce qu’elle a disparu, mais parce qu’elle s’est socialisée – et en ce sens elle est devenue immatérielle : mais cette immatérialité continue à produire – et comment ! – des relations sociales, des valeurs et des profits[[Pour un approfondissement de l’analyse de l’entreprise Benetton cfr. “Des entreprises pas comme les autres – Benetton en Italie , le Sentier à Paris” M.Lazzarato, Y. Moulier-Boutang, A. Negri, G. Santilli. PUBLISUD, Paris , 1993..

Plus que les catégories de discipline de l’usine ou de contrainte administrative, ce sont les catégories de médiations et de légitimations sociales entre les différents acteurs sociaux (les banques, les unités productives, les collectivités locales, les consommateurs, les distributeurs etc.) qu’il faut utiliser pour comprendre la figure de l’entrepreneur[[Inversement on pourrait dire qu’un maire est obligé d’assumer aussi des fonctions entrepreneuriales, des fonctions de communications ; activités qui autrefois lui étaient étrangères..

Les réseaux de distribution n’appartiennent pas non plus à Benetton. Ici les quelques unités de distribution contrôlées directement par Benetton avaient seulement une fonction d’expérimentation. Le réseau de distribution est organisé selon le mode de la franchise. On retrouve sur cette partie du cycle de production les mêmes caractéristiques de contrôle et d’organisation qu’on a vu fonctionner dans les flux industriels. Gestion sociale et politique du réseau à travers la “marque”, plutôt que contraintes directes, disciplinaires ou administratives.

La maison mère offre à un commerçant sa marque et sa marchandise, c’est-à-dire une “aura”, une identité, un moyen de production de revenu. Le commerçant ne sera plus le commerçant anonyme, mais le magasin “Benetton”. En échange il vendra seulement la marchandise Benetton, il suivra des règles précises de style et de comportement il se donnera du mal pour “honorer la marque”, parce que ce nom, avec son énorme potentiel communicatif, fruit de milliards d’investissements, représente la véritable source de revenu et le véritable principe d’identité. Ainsi le commerçant quelconque deviendra, dans son autonomie et sans contredire la loi sacrée de l’initiative individuelle, dépendant du “Grand Patron” : il deviendra sujet d’un empire.

Flux de désir, de consommation et production de subjectivité

Si par rapport à la production et à la distribution on a vu Benetton travailler à la mise en place de “conditions sociales” du développement des réseaux productifs et distributifs en utilisant les formes politiques de la médiation, de la légitimation et de la communication, on le verra maintenant oeuvrer à la construction d’un véritable espace public et à celle de ses valeurs.

Une des fonctions les plus importantes exercées par l’entrepreneur politique dans la “construction sociale du marché” est celle de la constitution du “consommateur”. L’exercice de cette fonction est réalisé chez Benetton à travers un instrument très précis : la publicité. On sait que Benetton ne délègue pas la publicité à des “agences” comme ont toujours fait les entreprises fordistes, car il considère la publicité comme un “facteur productif’, au même titre que les autres.

Mais dans l’entreprise post-fordiste, ce n’est pas tellement dans la vente que la productivité de la publicité trouve son fondement économique c’est plutôt dans la “production de subjectivité”. En efet la “production de subjectivité” est devenue une des conditions qu’il faut réaliser pour pouvoir vendre[[J’ai déjà analysé la production de subjectivité à l’intérieur de la production immatérielle, où j’ai essayé d’utiliser le paradigme esthétique pour rendre compte de ce processus de constitution et d’exploitation du “consommateur” “Le cycle de la production immatérielle”, Futur antérieur, n° 16.. Elle est la forme de communication par laquelle est organisée l”interaction avec les consommateurs et elle ressemble de plus en plus à l’action politique, car c’est là que se détermine la “production de sens” pour le marché, mais un marché qui a les mêmes contours que la société.

Le développement de la publicité chez Benetton peut être décrit en trois étapes qui, dans un raccourci saisissant, nous donnent à voir l’histoire et l’avenir de la publicité. Ce développement peut être défini comme passage de la réclame à la publicité et de la publicité à la communication sociale, où la racine “public” du mot assume toute sa signification.

La réclame appartient à l’époque révolue où la publicité servait surtout à faire vendre le produit. C’était l’objet marchandise en tant que tel qui triomphait dans l’affiche, le spot ou le journal. On est ensuite passé à la publicité qui devait construire, dans le temps, l’image de marque d’un produit ou d’une entreprise. Mais avec les nouvelles publicités de Benetton (Le malade du Sida, l’enfant qui vient de naître, le navire chargé de réfugiés albanais..) la marchandise disparaît de la publicité et la marque reste affichée, mais dans un coin[[Cette forme de publicité ne s’oppose pas aux autres, mais elle les intègre.. L’image, par contre, est directement une image culturelle, politique ou éthique.

Que s’est-il passé ?

“Il se passe que ce n’est plus la pub qui travaille pour le marché, mais le marché triomphant qui travaille pour la pub. Plus exactement, le marché fait la courte échelle à la pub afin qu’elle informe sur un vaste paysage à baliser et à conquérir”[[Serge Daney, Libération du 1er octobre 1991. Il s’agit des deux articles parus au moment de la sortie de la publicité de Benetton représentant le bébé qui vient de naître et à qui on n’a pas encore coupé le cordon ombilical. Il est intéressant de vérifier comment un spécialiste de l’image arrive aux mêmes conclusions sur le rôle stratégique et constitutif de la communication., comme dit un des plus grands critiques de cinéma français dans une analyse de la pub Benetton.

Plus exactement encore la pub ne sert pas seulement à renseigner sur les marchés, mais à les constituer. Elle entre dans un rapport “interactif” avec le consommateur, elle s’adresse non seulement à ses besoins, mais surtout à ses désirs. Elle ne s’adresse pas seulement à ses passions et à ses émotions, mais elle interpelle directement la raison. Elle ne produit plus seulement le consommateur, mais 1″‘individu” du capitalisme immatériel. Elle dialogue avec ses convictions, avec ses valeurs, avec ses opinions. Elle a le courage de l’interpeller, là où la politique frileuse de notre fin de siècle a peur de s’aventurer. La publicité est une des formes les plus importantes de communication sociale et politique de cette fin de siècle. La publicité en tant que telle occupe de plus en plus l”‘espace public”, l’anime, le provoque, le bouscule. C’est l’entreprise qui produit du “sens”, directement.

La distinction entre citoyen et consommateur appartient à une autre époque et la pub Benetton fait scandale parce qu’elle nous dit qu’on est rentré dans l’ère des biens “immatériels”, “psy”, “spirituels”, qui brouillent les frontières entre économique et politique. L’analyse de la publicité de Barthes ou de Eco, fondée sur la rhétorique, a pris un coup de vieux.

Deux observations encore.

Il faut bien souligner qu’il s’agit d’un véritable “travail” qui est demandé au consommateur/citoyen, car on intègre directement l’action du consommeur (ses désirs et ses valeurs) comme moment créatif dans le réseau “social de l’entreprise. ” L’autorégulation du social, l’interactivité en roue libre sont les services que la publicité (devenue grande) rend à l’économie de marché (devenue très grande) et à ces guerres du troisième type. C’est un service gratuit, effectué à l’œil et pour l’œil. “[[Serge Daney, op. cit. Les flux de désir sont directement convoqués, mis à l’épreuve, vérifiés, testés, incités par la communication de l’entreprise post-fordiste. Le Marketing montre ici sa vraie nature : un marketing qui construit le produit et sollicite des formes de “subjectivation”. Le consommateur n’est plus le consommateur de masse passif, mais l’individu actif impliqué avec la totalité de sa personnalité et pour ce faire on veut “connaître” et solliciter son idéologie, son style de vie, sa conception du monde. La stratégie de Benetton “ne consiste pas par exemple dans l’affichage simple d’une ligne idéologique (l’antiracisme ludique des United Colors) qui correspondrait à une conviction ferme de Luciano lui-même. Elle réside au contraire dans la recherche d’une ligne subtile de dissensus, d’une limite interne aux convictions (et conventions collectives). C’est à l’aide de petits détails provocants que l’on part à la recherche d’une information plus précise quant à l’idéologie, non plus l’idéologie doctrinale et molaire qui ne vend plus, mais le “vécu de l’idéologie”, son flou intime, ses tracés changeants, ses contradictions faciles”[[Serge Daney, op. cit.. On ne peut pas critiquer le marketing d’un point de vue humaniste (la politique n’est pas la vente d’un produit, comme pleurent toutes les belles âmes) car il est l’essence même du capitalisme d’aujourd’hui. Le capitalisme n’est plus un capitalisme de la production, mais du produit. Le marketing n’est plus seulement une technique de vente, mais un dispositif de constitution de relations sociales, d’informations, de valeurs pour le marché, un dispositif qui intègre techniques et “responsabilités” du politique.

La deuxième observation concerne ce que Godard nous avait dit depuis longtemps à propos de la télévision et de la publicité : la distinction information-publicité n’est plus pertinente. Qu’est- que cela signifie, se demande Serge Daney ? “Que l’image a basculé entièrement du côté du pouvoir économique “.

Les auteurs “post-modernes” en ont déduit le pouvoir de l’image sur le réel, la capacité des signes de circuler à l’infini en détruisant tout “sens”. Déréalisation et “fin de l’histoire”, nous ont-ils dit. En réalité il s’agit d’une machine de guerre qui, comme l’entreprise immatérielle (peut-on la distinguer de celle-ci ?) produit – et comment – du sens. La guerre du Golfe a été la preuve générale de la maîtrise et de la régulation (selon un point de vue, selon un sens) de flux d’informations, d’images et de sons et de leur vitesse de circulation. Il ne faut pas confondre, comme me semble-t-il le fait Virilio, la machine technologique (avec sa proto-subjectivité, sa consistance ontologique, ses altérités propres) avec la machine abstraite qui s’instaure transversalement et agence de façon “événementielle” les niveaux machiniques. Les machines abstraites sont des événements (“Desert storm”) ou des noms propres (“Berlusconi”).

Si maintenant on fait un bilan des différentes fonctions que le nouvel entrepreneur exerce, on comprend plus aisément les racines du phénomène de délégitimation que le politique est en train de vivre. Pratiquement toutes les fonctions politiques (aussi bien la construction des conditions sociales de la production et du marché que les formes de médiation entre la production et le social, la production de subjectivité et l’organisation de l’espace public) sont assumées par l’entreprise. Il n’y a plus d’autonomie possible pour le social, le politique, la communication. Ils sont complètement subordonnés à la logique de l’entreprise[[“Sans doute les sociétés modernes avaient-elles besoin que leur quatre vérités leur reviennent aussi d’un ailleurs qui leur fut interne: le sacré, la poésie, l’art, voire la guerre. La politique et l’idéologie occupèrent successivement ces “lieux de l’autre” que Bataille appelait “part maudite” et dont il voulait étudier l’économie singulière. Et sans doute , dans les sociétés post-moderne, la plasticité conquérante du marché n’a plus besoin de faire avec cette extériorité-là (souligné par moi) et possède – via la pub devenue communication sociale – les moyens de la soumettre à sa logique propre.” Serge Daney, op cit..

Le cycle de production Benetton est coextensif à la production de la société, et il l’exploite. L’exploitation aussi est redéfinie, car il s’agit d’exploitation de l’autonomie productive des réseaux indépendants et des processus de subjectivation et d’individuation. Comment résister à ces formes d’exploitation ?

Les relations sociales, productives, communicationnelles sont traversées et mises au travail par l’entrepreneur politique. Production de la plus-value et société sont strictement imbriquées. C’est dans ce sens que l”entreprise dégage du politique, nage dans le politique”.

La séparation entre l’économie comme production de flux a-signifiants, comme rapport instrumental à la nature, et la politique comme production de flux signifiants, comme rapport à l’autre médiatisé par le langage est “matériellement” critiquée.

Berlusconi et l’État

Berlusconi est un entrepreneur “politique” de la même “nature” que Benetton. Il est l’expression des nouveaux “rapports sociaux” dynamiques, novateurs (malgré la vulgarité de ces images et le conformisme des “formes de vie” qu’il met en scène) et des nouvelles relations de pouvoir, et c’est seulement dans cela qu’il trouve sa légitimité. Si on ne prend pas en considération la mutation structurelle que la société italienne a vécue pendant ces vingt dernières années, il ne nous restera pour expliquer le “phénomène” Berlusconi que le coup d’État médiatique. La Fininvest est une entreprise post-fordiste, qui n’a rien à voir avec la télévision de “service public”, avec les médias de l’entre-deux-guerres ou encore avec ceux des “trente glorieuses”. La télévision commerciale de Berlusconi n’est qu’un passage vers la véritable machine à communiquer de l’agencement post-fordiste qu’est le multimédia, où toutes les fonctions “anticipées” par la maîtrise des flux trouveront leur véritable réalisation technologique. Si on ne comprend pas cela, on risque de dire beaucoup de bêtises sur les médias et sur la puissance de l’information. Car en effet les médias jouent un rôle fondamental dans cette affaire, mais ils sont pris dans un agencement complètement différent. Dans ce nouvel agencement ce n’est pas la même télévision que nous regardons et ce ne sont pas les mêmes médias avec lesquels nous vivons[[. Il faut faire attention à ne pas balayer d’un sourire de suffisance la télévision de Berlusconi, car il a bien construit une “image”, un style, une sensibilité ( avec les jeux, le sport et la publicité) pour l'”individu” du post-fordisme.
Qu’est -ce que ça pourrait être une image “autre” ? Sûrement pas une image du service public. “Faire une image” ( un style, des comportements, des formes de vie) est un problème politique majeur dans le post-fordisme.. C’est la machine sociale post-fordiste qui explique la nature des médias et non l’inverse.

La télévision de Berlusconi est un flux d’images et de sons qui est directement branché sur les nouveaux réseaux productifs. Elle est une nouvelle machine de communication, complètement adaptée à la nouvelle machine de production de la société et aux “mutants”[[Dans les années ’70 l’analyse de Pasolini sur l’impact anthropologique de la télévision et de la publicité sur les peuples d’Italie, anticipe un phénomène qui trouvera son aboutissement dans la machine de communication berlusconienne. (car il est difficile de distinguer parmi eux le capitaliste et le travailleur, le consommateur et le citoyen) qui la font marcher. La nouvelle machine de communication a fonctionné comme dispositif de “subjectivation” de la petite et moyenne entreprise post-fordiste en Italie (où l’accent doit être mis sur post-fordiste et non sur petite et moyenne). Elle a fonctionné comme relais de la “construction du marché” pour le nouveau tissu industriel du pays. Elle a été le dispositif de mutation anthropologique des Italiens. La télévision de Berlusconi a été pendant plus des dix ans une télé de la marchandise et de l’entreprise, plutôt qu’une télé de l’information : elle a fonctionné sur la publicité, les jeux et les sports. Jeux et sports sont devenus ainsi, à travers la télévision, des moments constitutifs de l’éthique de l’entreprise. Même quand Berlusconi a été autorisé à transmettre un journal télévisé, son audimat -pour ce qui concerne l’information – a toujours été inférieur à celui des chaînes du service public (contrôlées strictement par les partis de l’ancien système politique, il ne faut pas l’oublier). Ce n’est sûrement pas à travers l’information qu’il a gagné les élections.

C’est cette nouvelle machine, où on ne peut plus distinguer les flux politiques, productifs, sociaux, qui a fonctionné comme appareil de capture des nouvelles forces et de leur forme d’expression pour les ramener à l’État.

C’est seulement une machine de ce type, faisant couler les flux, enlégitimant certains et en excluant d’autres avec comme seul “code” celui du marché, (et non plus les vieilles machines politiques de partis avec leurs codifications idéologiques) qui pouvait redonner force, légitimation et dynamique à l’État. Elle n’intervient pas a posteriori sur un travail de consensus/dissensus, légitimation/exclusion opéré par le politique. Ici le politique et la communication se présupposent réciproquement et articulent dans un seul “dispositif’ leurs procédures. La rapidité étonnante avec laquelle Berlusconi s’est imposé n’est pas due à la manipulation médiatique, mais à la capacité de flux communicationnels d’être suffisamment déterritorialisés pour traverser à la fois les dimensions sociales et les dimensions immatérielles du capitalisme post-fordiste. La nouvelle machine de communication ne produit pas prioritairement de l’idéologie ou de la propagande. “Propagande”, manipulation étaient les noms qu’on donnait à la subordination de la machine de communication au politique. Le politique avait encore la capacité de hiérarchiser les flux et de les contrôler à travers un code “despotique”. Le politique était ce qui restait encore du pouvoir souverain (la souveraineté sans le souverain). comme capacité de surcoder les flux. Il en va de même pour ce qui concerne la production de subjectivité. Le cinéma, comme art des masses, voulait déjà “fendre les cerveaux”, mais cette subjectivation était “surcodée” par le politique. La comparaison avec le fascisme historique ou même avec la surcodification “étatique” de l’après-guerre ne tient pas compte du changement majeur introduit par la subordination directement capitaliste de flux communicationels.

Dans le capitalisme post-fordiste, comme on l’a vu à propos de Benetton, aucun code “extérieur” à la logique du capital-argent ne peut surcoder et intégrer les relations de pouvoir. Le capitalisme post-fordiste requiert une immanence absolue de formes de production, de constitution, de régulation, de légitimation, de subjectivation. Et ici c’est le point faible de Berlusconi, son talon d’Achille, car il ne peut pas soutenir de façon cohérente l”immanence absolue” de la production de la société que le post-fordisme nous montre comme son horizon.

En effet que signifie la victoire électorale de Berlusconi ? Que le principe d’auto-constitution inscrit dans l’activité sociale est encore une fois ramené à un fondement et à un principe de légitimation extérieur, transcendantal : le pouvoir de l’État. Les nouvelles formes d’expression que la société italienne, confusément mais sûrement, a exprimées ont été reconduites à la forme représentative, ramenée à la subjectivation étatique. Ce que la machine capitaliste “déterritorialise d’un côté, elle est obligée de le territorialiser de l’autre” et de le territorialiser dans et par l’État[[La même chose pour ce qui concerne la “subjectivité”. La machine de communication doit ramener la déterritorialisation des vieilles formes de subjectivité et d’identité à la famille et la normalité.. On va probablement assister à une

intégration de la machine de communication aux appareils d’État (et inversement) et à une expérimentation des techniques de “contrôle”[[Dans le sens que Deleuze les définit comme dépassement des techniques “disciplinaires”., qui nous donnera une “nouvelle” forme de l’État. Ce n’est pas en ressuscitant des fantasmes commodes que l’on inquiétera les nouvelles formes de domination et d’exploitation. Le fantasme du fascisme historique a été la seule “image” que la gauche a su produire pour contrer Berlusconi. Elle est impuissante à dévoiler les nouvelles formes de commandement et d’assujettissement. Évidemment il est plus facile de se mobiliser contre trois cents crânes rasés qui défilent dans une quelconque ville de la province italienne, que de se mobiliser contre le modèle de l’entrepreneur politique qui, dans le Nord de l’Italie, s’est constitué comme une expérimentation de laboratoire. Critiquer l’entrepreneur politique impliquerait une critique de la gauche que personne en Italie n’est prêt à faire.