“Si la santé, comme l’a toujours soutenu Canguilhem, est capacité à créer de nouvelles normes de vie en confrontation avec le milieu, la conscience d’un mésusage et la revendication d’un autre usage conforme à ses possibles singuliers seraient la manière dont le ” soi ” témoigne en nous de notre appartenance au vivant “. [Yves SCHWARTZ, ” Travail et usage de soi “, in Je. Sur l’individualité. Approches pratiques/Ouvertures marxistes. Paris, Messidor/Ed. sociales, 1987, p. 199).
Si l’idéal de la modernité a été la maîtrise et la possession de la nature, on peut se demander si celui de la post-modernité ne va pas dans le sens inverse. Du moins, si l’on entend par ” idéal ” non pas le projet réel et encore moins ce qui sous-tend l’action concrète, mais une sorte de rêve identificatoire auquel on accorde une valeur de principe. Le cas des ” nouvelles techniques de la reproduction ” ou ” procréation médicalement assistée ” est frappant sur ce point : alors que médecins et chercheurs pratiqueraient plutôt, sur le plan technique, la fuite en avant qu’une prudente modération, tandis que la demande du public indique sa force par la longueur des listes d’attente, les discours dominants, tout divergents qu’ils puissent être sous certains aspects, se rejoignent le plus souvent en une interrogation inquiète sur les risques que font courir à l’humanité les ” apprentis sorciers “, expression peut-être la plus prisée dans la langue de bois de la bioéthique. Sous la plume ou dans la bouche des adversaires de ces techniques, cela n’a rien que de très normal ; on s’étonne un peu plus dans le cas de ceux-là mêmes qui en sont les praticiens, que l’on a l’impression d’entendre s’écrier : ” Retenez-moi ou je fais un malheur ! “.
Ce divorce entre une audace largement réclamée et pratiquée d’une part, et d’autre part les propos sécuritaires qui l’accompagnent, n’est certes pas propre à la bio-médecine. Elle reflète d’ailleurs un certain décalage dans le temps entre refus de principe et acceptation de fait, ou entre refus de fait et acceptation de principe. L’écologie est devenue un thème populaire bien longtemps après que les hippies ont cessé d’aller fabriquer du fromage de chèvre dans les Cévennes, et les militant(e)s qui, à la fin des années 70, s’opposaient à ” l’informatisation de la société ” comme porteuse à la fois de contrôle social totalitaire, de déshumanisation machinique, et de ré-enfermement au foyer des femmes travaillant sur un terminal que, sans trop de réalisme, on imaginait installé dans leur cuisine, écrivent aujourd’hui leurs articles sur ordinateur.
Toutefois, c’est sans doute dans le domaine de l’intervention sur le vivant que l’on peut constater la plus grande scission entre les comportements concrets et une sorte d’idéologie diffuse qui réhabilite la notion de Nature ou ses succédanés, quelque peu mis à mal en France, durant de longues années, par les vertus conjuguées de la psychanalyse, de l’anthropologie, de la sociologie, et de courants philosophiques importants comme le marxisme ou l’existentialisme, qui, chacun à sa manière et quelles que soient leurs divergences par ailleurs, insistaient sur la spécificité humaine comme transcendance de l’inné. Le clivage gauche-droite en ce qui concerne l’auto-production de l’humain par arrachement au ” naturel ” s’est estompé, sous l’influence convergente de différents facteurs qu’il n’y a pas lieu de détailler ici, mais dont on peut citer quelques exemples : la mise en question de la rationalité associée dans notre tradition culturelle à la légitimité de l’action humaine sur la nature ; l’écologie, comme critique des dégâts du progrès et contestation des prérogatives humaines quant à la transformation de l’environnement — ainsi que, dans sa version la plus extrême, de la prééminence de l’humanité sur l’animalité ; l’impuissance de la vulgate environnementaliste – avec ce que toute vulgate suppose de péremptoire et de simplificateur – à rendre compte., dans sa version sociologique, des singularités individuelles, et dans sa version psychologico-psychanalytique, à faire comprendre l’importance de l’inconscient parental dans les pathologies mentales sans culpabiliser les familles désarçonnées, et trop heureuses en fin de compte de se retourner vers des théories biologisantes du type de celles professées par des Debray-Ritzen, naguère disqualifiées. Par ailleurs, il est probable que la critique du volontarisme en matière de transformation de la société, et donc la valorisation de la spontanéité ” naturelle “[[Cf. Jean-Michel Besnier et Jean-Paul Thomas, Chronique des idées d’aujourd’hui. Éloge de la volonté. Paris, P.U.F., 1987., liées au retour en force des théories économiques ultra-libérales à la faveur de la crise, ne sont pas innocentes non plus. De nombreux autres facteurs sont présents, qu’il serait nécessaire d’articuler entre eux, mais le propos de cet article n’est pas d’analyser le contexte dans lequel s’est opérée la réhabilitation du biologisme, qui n’est pas toujours explicite mais dont les symptômes sont particulièrement visibles dans les discours sur la bioéthique — y compris, ce qui est le plus inquiétant, de manière inconsciente chez nombre de ceux-là mêmes qui depuis des années n’ont pas ménagé leurs critiques à toute forme d’héréditarisme, et ont démontré de manière incisive l’aberration des croyances qui sous-tendent les théories innéistes du destin humain.
Si l’on entend par ” biologisme ” la tendance à réduire le social et le symbolique au biologique, et à méconnaître la logique propre à chacun de ces différents niveaux de réalité, on peut constater que certains domaines de la ” bioéthique ” sont particulièrement porteurs de cette confusion (ainsi l’insémination artificielle avec donneur est fréquemment qualifiée d’ ” adultère biologique ” dans les textes confessionnels… tandis que Jacques Testart, lui, parle d’ ” adultère sociologique ! “)[[Cité par Josette Alia, ” Des bébés sur mesure “, Le Nouvel Observateur, 10-16 mai 1990, p. 10.. La thérapie génétique, le ” statut de l’embryon “, la procréatique, la famille, sont autant de thèmes où se révèle un mélange presque inextricable de critique sociale, et de craintes en grande partie chimériques d’auto-destruction de l’humanité par agression de son essence, assimilée tantôt à ses constituants organiques et tantôt à son mode d’existence préalable aux possibilités ouvertes par l’intervention scientifico-technique sur le vivant.
” Crachons sur Descartes ” ?
C’est la légitimité de celle-ci qui est mise en cause. Non pas seulement pour les craintes qu’elle suscite quant aux risques de commercialisation des organes humains et à l’exploitation ainsi provoquée, craintes que l’on ne peut que partager (même si les exemples donnés sont le plus souvent empruntés à la pratique nord-américaine, la législation française constituant un garde-fou semble-t-il assez efficace sur ce point), mais dans son principe même.
Quelques idées-forces de ce refus opposé à des modifications touchant l’humanité – soit dans son matériel génétique, soit dans sa manière de procréer, soit dans sa façon d’envisager les rapports entre les sexes et ceux entre parents et enfants – sont tantôt exprimées très clairement, tantôt déductibles de l’argumentation employée. L’une d’entre elles, peut-être la plus courante, consiste à identifier matériel génétique et personnalité[[Cf. Conseil de l’Europe, Cité par Eric Favereau, Libération, 29 septembre 1986. ; une autre se réfère à la ” naturalité ” de la famille, du couple, et des rapports de reproduction. La crainte de voir le fantasme s’écrouler sous les coups de boutoir de la réalité, celle de la démiurgie des hommes prétendant s’asseoir sur le trône divin, ainsi que les soupçons contradictoires mais néanmoins concomitants portant à la fois sur une dérive individualiste forcenée (la médecine ” de confort ” ou ” du désir “), et sur une planification étatique totalitaire de la descendance, se trouvent également en bonne position.
Du reste, l’humanité n’est pas la seule victime désignée de sa propre mégalomanie blasphématoire. Il y a une décennie, un groupe de scientifiques de gauche publiait un ouvrage[[Agata Mendel, Les manipulations génétiques, Paris, Le Seuil, 1980, p. 82. destiné à alerter le public au sujet des risques liés aux recombinaisons génétiques et de l’insuffisance des précautions prises dans les laboratoires. Louable objectif que celui d’informer les citoyens, et c’est ce qui rend navrante l’adhésion aux prédictions de pénitent mystique due à l’emphase, qualifiée de ” sensibilité rare pour un écrit de scientifique “, d’Erwin Chargaff : ” sommes-nous sages lorsque nous nous préparons à mélanger ce que la nature a gardé d’instinct; à savoir les génomes des cellules eucaryotes et procaryotes ? (…) Avons-nous le droit de contrecarrer de manière irréversible la sagesse évolutionnaire de millions d’années, pour satisfaire l’ambition et la curiosité d’une poignée de scientifiques ? (…) Ma génération, ou peut-être celle qui a précédé la mienne, a été la première à engager, sous la direction des sciences exactes, une guerre coloniale destructrice contre la nature. Pour cela, l’avenir nous maudira “.
Soyons laïcs : foin d’un Dieu personnel, seule existe une Nature personnifiée ; sans doute la Divine Providence est une invention de curés, mais qui pourrait contester l’évidence de la Sagesse Évolutionnaire ?
Quant à la notion de ” guerre coloniale ” appliquée à la nature, elle est exemplaire de la confusion entre le biologique et le social qui est réapparue, ou pour être plus pessimiste s’est accentuée, à l’orée des années 80.
Loin de conforter la pensée matérialiste, la découverte de l’ADN et de son rôle a, semble-t-il, renforcé le spiritualisme, localisant l’âme en quelque sorte : nombre de pieux esprits (parfois même pieusement athées) estiment désormais que l’âme, éventuellement sous un vocabulaire laïcisé (le tempérament, la personnalité…) se situe dans le génome – tant il est vrai que la croyance religieuse, n’étant basée sur aucune donnée empirique, retombera toujours sur ses pieds. Dès lors on comprend combien peut apparaître sacrilège la prétention de modifier quoi que ce soit de ce noyau sacré de la personne, fût-ce pour éviter à celle-ci des souffrances. Quant à la transmission, ce qu’elle a de spécifique pour l’humanité (ses aspects symbolique, culturel, psychique, axiologique) passe à l’arrière-plan de la transmission biologique, ou alors se confond avec elle, comme si elle en était l’expression directe, non médiatisée, les rapports humains en la matière n’étant que l’expression et la conséquence brute de la fusion des gamètes grâce à l’acte sexuel, de sorte que la scission entre la conception de l’enfant et son accueil familial entraînerait une déshumanisation intrinsèque, pour toutes les personnes concernées. Ainsi F.J. Leenhardt, professeur à la Faculté de Théologie protestante de Genève, s’élève-t-il contre la comparaison du don de sang et de celui du sperme, en vertu de la nature particulière de ce dernier : ” Le sang se répand dans un organisme constitué. L’influence de ses caractéristiques propres ne peut absolument pas se comparer à la fonction du sperme, qui transmet le passé du père (sic ) à l’enfant et façonne fondamentalement ce dernier. Le sperme exprime en quelque manière ce qu’il y a de plus personnel en un homme. Dans le sperme culmine l’acte sexuel, et c’est par lui que se réalise de la façon la plus totale et la plus complète le don de sa personne que l’époux fait à l’épouse. Le fait de donner son sperme à quelqu’un ne peut que constituer un acte de la plus haute signification, d’autant que par la fécondation il engage une autre destinée, celle de la mère, et en crée une troisième, l’enfant. Or, le donneur, en donnant son sperme, ne donne rien de soi, qu’un liquide physiologiquement caractérisé, et par cette distribution anonyme de ce qui est la quintessence de sa personne, cet homme, moralement, se suicide “[[F.J. Leenhardt, ” Réflexions sur l’insémination artificielle “, in Raphaël Drai et Michèle Harichaux (dir.), Bioéthique et droit. Colloque sur la protection juridique de la personne, Paris, P.U.F., pp. 77-78..
Outre les relents sexistes d’aristotélisme faisant de la mère un simple réceptacle matériel et du père la source créatrice qui informe, on voit comment les avancées de la science servent à moderniser les croyances irrationnelles des siècles passés[[Cf. notamment Roger-Henri Guerrand, ” Le temps des castrés “, in G. Delaisi de Parseval (dir.), Les sexes de l’homme, Seuil, 1985..
Les positions comme celles de Leenhardt sont fort répandues, et non limitées au cercle des croyants (qui à l’inverse ne les partagent pas tous). Leur caractère foncièrement idéologique est souligné par la contradiction des arguments : d’un côté le sperme ” transmet le passé du père ” (affirmation d’ailleurs énigmatique : faut-il y voir une sorte de néo-lamarchisme, ou bien une identification totale du père à sa spécificité masculine, et de celle-ci à sa production de gamètes ?) et exprime ” ce qu’il y a de plus personnel en l’homme “, d’un autre côté le donneur anonyme tout en donnant ” la quintessence de sa personne “, ne distribue ” rien (…) qu’un liquide physiologiquement caractérisé “. De plus, l’idée d’un ” enfant ” préexistant en quelque sorte à sa propre conception, idée que l’on retrouve implicitement dans nombre de textes consacrés à la procréatique, est indiquée par la curieuse expression suivant laquelle le sperme ” façonne fondamentalement” l’enfant : comme s’il s’agissait d’agir sur un être informe mais déjà-là, alors que la fusion des gamètes est précisément ce qui donne lieu à l’existence du futur enfant, lequel n’a évidemment aucune réalité antérieure autre que fantasmatique. Les gamètes, dont la majeure partie est gaspillée en vain tant par l’organisme que par les pratiques sexuelles des individus, acquièrent un statut presque mystique, que ratifie le Conseil d’État en les qualifiant de ” forces génétiques “[[Conseil d’État, Sciences de la vie, De l’éthique au droit. Paris, la Documentation Française, n° 4855, 1988-5, p. 51..
Le sujet de la bioéthique
Le patrimoine génétique est sans cesse présenté comme le constituant essentiel, non seulement des possibles biologiques de chacun, mais comme le tout de son identité ; de sorte que ” l’acquis ” ne serait en somme qu’accessoire, puisqu’accidentel en fonction de l’histoire de chacun. L’intelligence, la personnalité, ne seraient plus des effets de la constitution du sujet à partir de ces innombrables possibles, en fonction de l’inconscient parental, de l’environnement social et culturel, des hasards de l’histoire personnelle, mais serait la traduction directe des gènes dans le phénotype. Cette hypothèse n’est certes pas nouvelle : ce qui l’est, c’est sa sortie hors du confinement idéologique où elle se limitait lors des décennies précédentes.
Et pourtant, avec ces présupposés purement naturalistes, coexistent dans le discours dominant des assertions qui lui sont contradictoires ; car si l’identité du sujet est rabattue sur son génome face à l’éventualité d’une intervention sur celui-ci, en revanche elle devient rigidement tributaire d’une trajectoire familiale rigoureusement conforme à la norme traditionnelle, dès qu’il s’agit d’envisager une modification de cette dernière ; il faut protéger la ” famille naturelle “, ou comme le dit le ” Rapport Braibant “, les ” structures naturelles de la parenté “[[Conseil d’État, Sciences de la vie, De l’éthique au droit, Paris, la Documentation Française n° 4855,1988-5, p. 57. – c’est-à-dire la famille nucléaire hétérosexuelle, car sa transformation, fût-elle due à une évolution sociale et non à une décision autoritaire, aboutirait à une déshumanisation des adultes et à une déstructuration des enfants. Certes, il se trouve un certain nombre d’anthropologues ou de psychanalystes[[Voir notamment Françoise Dolto, in Actes du Colloque Génétique, Procréation et Droit, Arles, Actes Sud/Hubert Nyssen, 1985, p. 75 ; François Isambert, ibid., p. 285 sqq ; Françoise Héritier-Auge, ibid., p. 237 sqq ; Colette Soler, ” Eros enchaîné “, in L’âne n° 20, janvier-février 1985, p. 41 ; Claude Lévi-Strauss, intervention au Colloque de Lassay, Développement de l’enfant et engagement professionnel des mères, 18/19 novembre 1989, etc. pour rassurer le ” bioéthicien “, en rappelant, les uns la plasticité culturelle de l’humanité, les autres la prééminence du signifiant et de l’affect sur le biologique, et de la transmission symbolique sur celle des chromosomes. Mais seuls sont pris en compte les aspects de leurs discours qui peuvent servir à conforter la norme sociale. L’idée de ” parentés additionnelles ” fait frémir, et la découverte des échanges foeto-maternels, considérés non comme des rapports physiques produisant des sensations qui permettent un début d’élaboration psychique, mais en quelque sorte comme des ondes télépathiques qui passeraient directement de l’esprit de la mère à celui, si l’on peut dire, du foetus, sert d’argument pour écarter la maternité de substitution, non seulement au titre, indéniable, d’une possible exploitation des femmes en situation de détresse matérielle ou psychologique, mais par l’affirmation nullement démontrée d’un risque psychique pour l’enfant qui aurait pour mère sociale une femme de la matrice de laquelle il n’aurait pas reçu ses premières perceptions à l’état foetal.
Ainsi, toutes les caractéristiques proprement humaines du sujet – intelligence et personnalité – seraient comprises dans ses gènes ; mais en même temps, ces caractéristiques seraient absolument dépendantes de l’adéquation entre son histoire familiale et l’idéal normatif du XXe siècle occidental. Certes la contradiction n’est qu’apparente : on peut en effet émettre l’hypothèse que ces caractéristiques, irrévocablement présentes dès la conception, auraient besoin de ce cadre particulier pour pouvoir être actualisées. Mais dans ce cas, pourquoi ironiser sur la banque de sperme pour bébés Nobel, projet parfaitement cohérent avec l’idée d’une intelligence essentiellement portée par les gènes et donc largement transmissible héréditairement ? La critique de cette institution ne devrait porter alors que sur l’absence possible de père social, et non, comme c’est la cas, sur le fantasme innéiste qui en sous-tend l’existence. Et comment comprendre (à moins de la nier!) l’intelligence des innombrables populations qui, de par la planète, ne vivent pas sous le régime de la seule forme de famille déclarée ” naturelle ” par les bioéthiciens ?
Homme et femme il les créa
” Ainsi le rapport de l’homme à la femme est le plus conforme à ce qu’est l’être humain : c’est le ” rapport le plus naturel de l’homme à l’homme. “
” Le plus conforme parce que l’homme est à la fois nature biologique et raison-liberté. Quand on parle de ” naturel ” à ce niveau, il faut donc comprendre ” conforme à l’essence “. Par conséquent, cela signifie que dans la relation homme-femme l’essence humaine est actualisée “.[Alain Matthews, Union et procréation Développements de la doctrine des fins du mariage. Paris, le Cerf, 1989, p. 136.
Alors que les craintes qui s’expriment laissent entendre que le péril redouté viendrait d’une possible modification du social sous l’effet de la pratique bio-médicale, il apparaît qu’à l’inverse, les prophéties de malheur concernent plutôt la possibilité d’une subversion du biologique par l’émergence de nouvelles pratiques sociales en matière familiale. La mort de la féminité, annoncée de façon permanente dans le discours patriarcal – autrefois en raison de l’instruction des filles, puis de leur engagement dans la sphère productive, enfin de la liberté apportée par la contraception (on se rappelle les diatribes du sénateur Henriet lors de la discussion législative sur la pilule il y a plus de deux décennies) est aujourd’hui rapportée à la disparition redoutée de la maternité telle qu’elle a toujours existé. L’ectogenèse (ou grossesse ” machinique “, du reste non réalisable actuellement), et la possibilité pour les femmes de répartir le processus maternel sur plusieurs personnes : mère génétique (donneuse d’ovocytes), mère utérine (porteuse du foetus), mère sociale/affective, sèment le doute sur l’essence de la maternité. La métaphore reproductive, avec ce qu’elle suppose de fixité dans le destin de chaque sexe, est trop prégnante pour que notre culture en envisage de gaieté de cœur la perturbation. ” Mater semper certa est, pater id est quem nuptiae demonstrant “, selon l’adage juridique. A la femme-mère, le roc du biologique, la reproduction, la ” nature “; à l’homme-père le rôle social, symbolique, humainement construit. Les femmes sont censées être les gardiennes des valeurs que les hommes ont pour vocation de créer. Aux unes la reproduction, aux autres la production. Nombre d’auteurs du siècle dernier ou du début de celui-ci (Tarde et Freud en sont des représentants exemplaires) attribuaient aux seuls hommes l’invention culturelle. De sorte que ce mélange inextricable de biologique et de culturel qui nous constitue – ou plus exactement cette organisation biologique particulière qui fait de nous des êtres inéluctablement culturels – est réparti discursivement sur chaque moitié sexuelle de l’humanité, la part biologique, et donc animale, du masculin pouvant être minimisée au profit de sa part culturelle spécifiquement humaine, tandis que la féminité, vouée à la pétition et à l’hétéronomie, dispensée de l’invention des valeurs qu’elle a pour mission de garder, porte l’essentiel du biologique et de l’instinctuel, certes dévalorisé, mais combien rassurant par sa permanence, et ressenti comme un garant de l’identité. Or les possibilités ouvertes par la procréatique mettent en question ce schéma dualiste ; non seulement ” l’évidence maternelle ” S’écroule, tandis que l’homme est rappelé à sa propre réalité biologique par les travaux sur la qualité du sperme et par l’étude de la stérilité masculine; mais de plus les connotations respectives du biologique et du social sont mises à mal dans le même mouvement. Le premier, naguère associé à l’immuable, au trans-historique, à la fatalité, se découvre labile et révèle qu’il ne précède pas notre réalité, mais en fait partie, et qu’il est possible d’intervenir sur lui comme sur tout autre aspect du monde environnant; il ne peut plus être vu seulement comme vectorisation, mais comme réflexivité, et accède par là-même à l’humain en tant que tel. Ce qu’il gagne ainsi, il le prend sur le social auquel il s’intègre, et dont le discours bioéthique, dans sa phobie du changement, montre combien il peut être soumis à la rigidité de la norme, dans la mesure où il est dépendant de l’idéal, pour employer la terminologie de Godelier.
Ainsi, les certitudes identitaires sont attaquées sur deux fronts jumeaux : d’une part l’insoumission du biologique aux aventures de l’Histoire, d’autre part la maternité comme figure de l’Origine et comme telle garant de la permanence. Tout se passe comme si l’auto-production de l’humanité devait s’arrêter aux limites du corps et de la procréation – non pas seulement à titre de moratoire, le temps de réfléchir à ce qui peut lui être favorable et d’écarter ce qui peut lui causer des dommages, mais par principe, toute modification volontaire et non subie du fait des mécanismes naturels étant une dénaturation, une atteinte suicidaire à l’essence de l’humain; ce qui ne laisse pas d’être problématique pour qui considère que l’essence de l’humain est, précisément, dépassement du donné originel et marche vers un surcroît d’autonomie. Il est vrai. que l’idée d’auto-production humaine a du plomb dans l’aile: c’est devenu un lieu-commun politique que de l’associer, en une analyse aussi efficace que superficielle, à l’existence des grands totalitarismes de notre siècle ; comme si l’on pouvait qualifier d’auto-production la main-mise de quelques-uns sur la vie du plus grand nombre, et identifier la tentative de changer radicalement un peuple ou une société par des mesures dictatoriales avec la prise en main de leur histoire par les individus en interaction collective.
Ouragan sur la mère
Aussi le repli identitaire s’appuie-t-il sur ce qui apparaît comme des invariants auxquels on ne pourrait toucher sans adultérer ce qui fait notre spécificité. Du même coup le couple (seul admis à bénéficier des avancées de la procréatique), la famille nucléaire (présentée comme condition nécessaire et suffisante à l’épanouissement de l’enfant), l’hétérosexualité (vue, de manière fort optimiste, comme le signe de la reconnaissance de l’Autre), le maintien, fût-il fictif, de la continuité sexualité/ procréation/place socio-parentale de chaque sexe en complémentarité, récupèrent la légitimité exclusive que leur avaient contestée les luttes des années 70. Moins ces normes sont nécessaires à la perpétuation de l’espèce, et plus le discours bioéthique en réhabilite la prééminence morale. Le plus curieux est que les féministes, naguère furieusement combatives contre les normes en question, ne cherchent pas à utiliser les possibilités ouvertes par la bio-médecine comme tremplin pour les transformations sociales souhaitées, et ne revendiquent pas, à quelques exceptions près, l’appropriation des nouvelles techniques pour accélérer la transformation des rapports sociaux de sexe et pour accroître l’éventail des choix individuels en matière de famille et de procréation Nombre d’entre elles semblent peu intéressées par la question, les autres, dans leur majorité, cherchent à faire obstacle aux méthodes de la procréatique plutôt qu’à en revendiquer le contrôle. La critique du pouvoir médical devient alors refus de toute pratique en ce domaine. Du coup le savoir-faire du praticien n’est pas considéré, à l’égal de celui de tout autre spécialiste, comme quelque chose qui peut et doit faire l’objet d’une surveillance de la part des usagers ou clients, grâce à l’appropriation de l’information, aux associations de consommateurs, au recours au judiciaire, etc., mais comme pure réification du corps féminin, abandonné sous les effets de l’aliénation patriarcale à la toute-puissance médicale. Tout se passe comme si le pouvoir médical résidait essentiellement dans les aptitudes techniques et non dans le fait de la décision. C’est pourtant bien celle-ci que le corps médical entend se réserver, en édictant des normes d’accès qui évincent les demandes non canoniques. Revendication maintes fois répétée et clairement exprimée : ” Les médecins ne doivent pas devenir des techniciens ; un acte de convenance ne peut se concevoir qu’au cas par cas, quand on connaît bien ses patients “[[Dr Canon-Yannotti, cité par Suzanne Champoux, ” Diagnostic anténatal précoce : le risque de dérapage ne doit pas freiner les recherches “, Le Quotidien du médecin, n° 4524, 10 mai 1990, p. 12..
C’est que dans le mouvement des femmes, la problématique identitaire, développée parallèlement à la volonté égalitaire, a mis l’accent sur une spécificité féminine aux contours mal définis, mais de plus en plus axée sur la maternité – plus métaphorique qu’empirique -, sur la vie comme productrice de valeurs au lieu des valeurs comme productrices de vie, et sur une apologie du féminin qui l’innocente de tous les méfaits de la modernité, attribués à la seule action des êtres de sexe mâle[[Cf. Liliane Kandel, ” Le mouvement féministe aujourd’hui et le national-socialisme “, Les Temps Modernes, mars 1990..
Si l’on ne peut qu’adhérer à la critique de la sous-information des citoyens en la matière (car il est difficile de qualifier d’information le récit des prouesses réalisées quand il s’accompagne d’un simple chuchotement sur le prix payé pour elles par les individus comme par la société), s’il est nécessaire de s’inquiéter des conséquences concrètes de ces pratiques sur la santé des femmes comme des risques d’exploitation sociale qu’elles comportent, en revanche les craintes quasi paranoïaques de ” gynocide “, les clameurs contre le ” vol de la maternité “, les indignations contre toute idée de maîtrise et la méfiance a priori à l’égard de la transformation de la ” nature “, apparaissent comme irréalistes ou comme politiquement régressives. Ce n’est pas la maternité qui est le trésor collectif des femmes, c’est le corps de chacune qui lui appartient, comportant le droit à choisir de vivre ou non une expérience maternelle. Et la dé-biologisation relative de la maternité est porteuse d’un gain du point de vue du symbolique, toujours pris sur le naturel et non issu de lui par génération spontanée.
Parlant de la dé-divinisation de la fécondité maternelle, au profit d’un arrachement à la nature culturellement associé à la position paternelle, Simone de Beauvoir l’a analysée comme une étape nécessaire dans l’histoire de l’humanité, devant être dépassée mais en elle-même positive: ” L’Esprit l’a emporté sur la Vie, la transcendance sur l’immanence, la technique sur la magie et la raison sur la superstition “[[Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, rééd. Gallimard 1968, ” Idées “, p. 153.. Freud va dans le même sens lorsqu’à propos du passage hypothétique du matriarcat au patriarcat[[Cf. Sigmund Freud, Moise et le monothéisme, rééd. Gallimard 1948, ” Idées “, p. 153., il y voit un renoncement aux instincts et un progrès dans la spiritualité. Que la maternité cesse enfin d’être associée à la naturalité, aux ” instincts “, à ” l’immanence “, ne pourra que constituer un nouveau ” progrès dans la spiritualité “, pour les femmes d’abord, et pour toute la société humaine.