Antigone, encore[[F. DUROUX, Antigone, encore, éditions Côté-Femmes. , tel est le titre de l’ouvrage que Françoise Duroux nous offre aux éditions “Côté-Femmes”. Nous sommes dès ce titre de plain-pied avec la façon dont elle entend traiter son sujet : si le titre de l’ouvrage indique qu’il s’inscrit dans la longue généalogie des commentaires de la tragédie de Sophocle, l’auteur du présent essai nous démontre avec bonheur qu’il faut encore revenir à la geste d’ Antigone.
En effet, Antigone, en s’opposant à Créon, tyran légitime, a exercé dans l’histoire de la pensée une réelle fascination, fascination qui a incité les penseurs, de Hegel à Lacan en passant par V. Woolf, Kierkegaard, Steiner et combien d’autres, à tisser autour d’Antigone un réseau extrêmement dense d’interprétations. Dans ce domaine qu’on pourrait croire désormais saturé, F. Duroux innove elle nous convoque, grâce à sa lecture de l’acte de la jeune héroïne, sur la scène problématique de l’inscription des femmes dans l’espace politique. Et de fait, ce titre Antigone, encore n’est pas sans faire écho au séminaire que tint J. Lacan durant l’année 72/73 intitulé précisément Encore[[Éditions du Seuil, Paris, 1975 sur la question de toujours de la psychanalyse, celle de “l’Autre sexe” et d’une logique hétérogène à l’ordre phallique. Car c’est comme femme défiant la lettre de la loi qu’Antigone supporte jusqu’à la mort le crime que lui impute la Cité.
Ainsi, dès son titre, F. Duroux nous déploie-t-elle sa méthode : faire résonner les références, leurs équivoques, susciter notre réflexion, non plus à partir des idéaux qu’ont condensés dans l’histoire la personnalité mythique d’Antigone et sa tragédie, mais par un retour à Antigone, femme aux prises avec son acte.
F. Duroux situe la rébellion d’Antigone, son autonomie et son vouloir en partant d’une question qui pourrait sembler prosaïque mais n’en est pas moins complexe et difficile à appréhender. C’est toute la difficulté de ce texte dense et touffu: Quelle place d’énonciation une femme qui ose faire irruption sur la scène politique, en interrogeant la loi, à partir d’une position qui ne relève pas de l’hystérie occupe-t-elle ?
Fruit d’un séminaire tenu au Collège International de Philosophie en 1988 et 1989, l’ouvrage est sous-titré : Les femmes et la loi. C’est dire que sous les auspices d’Antigone, l’auteur affronte une problématique audacieuse et actuelle. Audacieuse parce que cette question, lorsqu’elle ne reste pas dans les limbes, reçoit de toujours un traitement insuffisant. F. Duroux, elle, s’attache résolument à déchiffrer, un peu à la façon de son héroïne, la mise en scène sophocléenne de l’inégalité des sexes dans l’instauration du Droit. Actuelle parce qu’avec Antigone, l’auteur du présent essai nous lance sur une piste qui rejoint notre moment politique : celui d’une relance militante sur la parité des sexes dans la représentation politique. Si l’héroïne grecque “provoque le scandale en intervenant sur le terrain des lois de la cité, des nomoï de la polis, pour proclamer le droit de cité à d’autres lois” ainsi que le soutient l’auteur, le style de notre représentation politique démontre à l’envi combien semble implicitement rester scandaleuse (ou aporétique) la participation des femmes à la fabrication des lois.
F. Duroux met toute son érudition au service de ce travail sur le rapport des femmes à la Loi et aux lois en choisissant la dimension politique comme lieu de son interrogation sur la revendication d’Antigone. Aux questions “A quoi peut nous servir Antigone? Que nous dit-elle ?” F. Duroux répond par un travail méticuleux sur ce que la tragédie de Sophocle met en lumière de l’édification du politique sur l’exclusion des femmes. Ainsi, à partir de la phrase de V. Woolf dans Trois guinées “Elles voulaient, comme Antigone, non pas briser les lois mais découvrir la loi”, F. Duroux analyse pas à pas le “crime” d’Antigone, son procès, la justice qu’elle revendique, le droit qu’elle tente d’inscrire et enfin l’atopie de sa position, consacrée à la fin de la pièce de Sophocle par son emmurement, vivante dans “l’autre lieu”, celui des morts.
La lecture hégélienne des deux territoires de la Famille et de la Cité, selon laquelle “l’essentiel est d’en respecter le partage sous les espèces de la soumission de l’un à l’autre, qui coïncide avec le partage sexuel”, fait d’Antigone le prototype d’une féminité qui, réactionnairement, s’oppose au progrès de l’Histoire. F. Duroux, contestant cette interprétation, montre que le crime d’Antigone, prise au piège de ce dispositif qui la met en position “d’exclusion incluse[[Pour reprendre l’expression de Nicole LORAUX.
284 “, est de briser par son entrée sur la scène politique cette partition qui prescrit l’éviction des femmes de l’exercice législatif. Et Créon ne s’y trompe pas qui s’écrit “Moi vivant, ce n’est pas une femme qui commandera!”. Incontestablement, Antigone, en voulant donner une sépulture à son frère Polynice, ennemi de la Cité, met à mal une topographie légale qui localise les amis et les ennemis. De plus sa subversion se redouble du fait qu’elle porte aussi atteinte par son acte à cette topographie qui commande d’un même mouvement les places des acteurs en fonction de leur appartenance sexuée. Ainsi la lecture de F. Duroux permet de faire émerger comment la tragédie de Sophocle met en scène un affrontement des sexes que voile l’attachement de Créon à une supposée Real Politik, comme le relève ironiquement F. Duroux : “ce n’est pas tout à fait une affaire de famille”.
Par ailleurs, attentive à la lecture lacanienne d’Antigone, qu’elle ne récuse pas fondamentalement, F. Duroux en conteste l’interprétation “ex-orbitante”. Dans son séminaire de l’année 1960[[L’Ethique de la psychanalyse . Publié aux éditions du Seuil, Paris, 1986., Lacan fait d’Antigone la figure emblématique de l’éthique. Si, pour l’idéal psychanalytique, la dignité du sujet tient à son désir, désir que l’analyse a pour tâche de révéler, il est patent qu’Antigone en incarne le plus éclatant paradigme. Mais faire de la jeune fille le modèle extrapolé du “désir décidé” déplace selon F. Duroux l’enjeu “explicitement politique”que révèle Antigone, c’est-à-dire son enjeu sexuel. Localiser Antigone sur la “limite inhumaine”, où elle “doit faire le sacrifice de son être au maintien de cet être essentiel qu’est l’Até familial”[[Ibid p. 329., comme le soutient Lacan, fait abstraction de sa spécificité, c’est-à-dire de son cantonnement à l’impuissance civique parce que de sexe féminin. Pour F. Duroux, quelque brillante que soit la démonstration lacanienne, situer Antigone à l’horizon de l’éthique, c’est encore une fois la renvoyer “sur la tangente”, l’excentrer de ce lieu impossible qu’elle se donne et d’où elle tente d’opérer.
Il est vrai de dire avec Lacan qu’Antigone ne renonce pas à son désir; elle aurait pu, telles sa sœur Ismène ou sa mère Jocaste, s’en tenir à la place que prescrit aux femmes la loi morale. Mais précisément c’est cela même qu’Antigone dénonce, qui fait sa position proprement héroïque, atopique et autorise à penser l’objection d’Antigone dans le registre mélancolique, “la mélancolie des hommes de génie qui ont la loi pour souci[[Selon l’expression que cite F. Duroux dans son ouvrage, p. 96.”.
Il faut lire attentivement le développement que fait F. Duroux de cette délicate question de l’articulation des lois, thémis et nomoï, dans son chapitre intitulé “Un droit résolument athée”. En effet si c’est la loi religieuse et morale, la thémis, qui consacre le grand partage sexuel entre les hommes et les femmes, c’est bien la loi d’usage, la loi humaine, les nomoi, qui institue ce partage en statuant sur l’inégalité des sexes, inégalité qui sert de pré-texte à la répartition des territoires d’influence en public et en privé. Et si Antigone semble vouloir inscrire dans les nomoi quelque chose des “lois d’en bas”, elle échappe aussi pourtant à la thémis en ce qu’elle ne souscrit pas à son ordre. Elle est “à part”, autonomos, comme le souligne l’équivoque de son nom, équivoque dont les grecs aimaient à jouer : “Antigone”peut se traduire par “celle qui est contre” et peut-être même par “celle qui s’oppose au genos”.
Contre la phusis, la fille d’Oedipe revendique l’inscription dans le Droit (Dikaion) d’autres lois que les décrets de Créon, des lois que l’auteur définit comme droits à l’humanité, ouverture d’un espace communautaire à venir, régis par les liens de la philia. Ainsi Antigone énoncera qu’elle est faite pour “aimer avec” et non pour “haïr avec”.
Cette position de l’héroïne que F. Duroux met en évidence, il faut y insister, est un autre motif majeur pour parler de l’actualité d’Antigone. Nos tragédies contemporaines retrouvent l’écho du drame sophocléen, amplifié par notre moderne sauvagerie. L’affrontement dit “ethnique” qui porte aujourd’hui au sein de communautés proches la fureur et le meurtre nous montre brutalement de quelle violence, de quels désarrois se paie à nos portes la rupture des liens de la philia. Combien “d’Antigones” aujourd’hui dans les communautés yougoslaves récusent le partage des amis et des ennemis ? A quel prix ? avec quels arguments ? Y a-t-il place pour qu’un message autre s’énonce et surtout puisse être reçu avec conséquence ?
C’est enfin à la place subjectivement occupée par Antigone que F. Duroux consacre ses dernières pages. Comment définir cette place ? Tout dans la tragédie de Sophocle tend à démontrer l’intenable de sa position : les divers protagonistes du drame, Créon le premier, inscrivent précisément l’acte d’Antigone au registre de la folie ; mais quelle est cette folie ? Pour F. Duroux c’est le territoire qu’Antigone tente d’inscrire qui est sans lieu, pas elle ; l’atopie d’Antigone selon sa belle formule consiste “en son désir de donner un lieu à ce qui n’en a pas”. Si le terme de mélancolie est assurément celui qui restitue le sens des coordonnées par lesquelles Sophocle définit la position de son héroïne, nous sommes mis en demeure d’interroger le statut de cette mélancolie. En d’autres termes, est-ce qu’Antigone dénonce les lois de Créon parce qu’elle est “hors discours”au sens où Lacan situe par cette expression la liberté du fou, ou bien, et telle est l’option de F. Duroux, Antigone n’est elle pas assignée au “hors lieu” de la mélancolie puis au tombeau pour rendre plus inarticulable encore ce qu’elle a à dire ? Antigone marche à la mort certes et les échos d’un sacrifice ne sont pas loin mais nulle faute n’est à expier qui rendrait raison de sa mort, nulle culpabilité ne l’étreint qui viendrait sanctionner son acte. Peut-on alors parler chez Antigone d’une mélancolie structurale, c’est-à-dire d’un désir d’anéantissement qui fonderait son acte de révolte ? Son geste de donner sépulture au frère déchu récuse a priori cette hypothèse de l’anéantissement comme vœu ultime. De plus, une autre figure mythique de la folie féminine mais que l’auteur n’évoque pas dans le présent essai nous guide pour explorer l’impact de la confiscation d’une parole articulée et décisive. Il s’agit de Cassandre, contrainte par le dieu solaire à prophétiser éternellement une vérité inaudible puis mise à mort de n’avoir pu se faire entendre. Avec Cassandre, il est possible d’entrevoir en quoi la parole sans effet ou interdite construit la “folie” à laquelle est assignée l’héroïne de Sophocle.
La mort est prescrite à Antigone (et elle n’a d’autre choix que de s’y soumettre) pour avoir voulu “découvrir la loi” c’est-à-dire selon F. Duroux “faire la part d’Eros parmi les grandes lois, lui soustraire une place dans l’empire des nomoï” Ainsi c’est plutôt le désespoir de ne pouvoir faire entendre cet appel à l’amour et à la philia, de ne pouvoir élever cette parole à la “puissance légiférante” qui conduit Antigone, emmurée dans le silence du tombeau, à dénouer les derniers liens qui l’attachent à la vie.
Au terme de ce périple riche, dense, fourmillant d’idées que l’on aurait souhaitées plus développées parfois, on aura saisi que l’Antigone de F. Duroux est une Antigone actuelle. Traversant les siècles, elle convoque avec elle le cortège des femmes rebelles, de T. de Méricourt aux Folles de la place de Mai, qui ont tenté par un geste politique toujours singulier de faire brèche dans le Discours. Le renvoi à la folie n’est pas le moindre symptôme de cette “atypie”. Avec l’Antigone de F. Duroux, on peut en définitive s’interroger sur le statut de cette folie à laquelle est électivement assignée la révolte des femmes, des femmes qui ne s’abritent plus sous l’ombre d’un père.