Tous les articles publiés dans ce numéro de Futur Antérieur le montrent : la bataille contre le CIP a été exemplaire de ce que peut être aujourd’hui une lutte efficace contre ceux qui nous gouvernent. Son caractère remarquable vient moins de la spontanéité violente des manifestations que de l’affirmation collective par les “jeunes” (qui cessaient du même coup d’être une vague catégorie sociologique pour discours apitoyé) d’une autre façon défaire la politique : la remise en cause des rapports sociaux détermine les formes de mobilisation et conditionne les modalités d’affrontement avec les pouvoirs en place.
De ce point de vue, le printemps 1994 a apporté une contribution nouvelle à l’expérience politique commencée en mai 68 et poursuivie, notamment dans les années 1980, par une succession de combats menés à la marge de l’action officielle de la gauche – c’est-à-dire dans les failles laissées par les organisations traditionnelles.
Mais on ne peut en rester à ce constat. Aujourd’hui, tout semble rentré dans l’ordre et les jeunes des banlieues qui ont participé à une lutte contre l’État se retrouvent à nouveau dans le cycle des révoltes de quartier. Tout se passe comme si le combat fondamental – des beurs, des apprentis chômeurs enfermés dans les LEP, voire les IUT – ne pouvait avoir ni continuité, ni mémoire collective. Et nous ne pouvons nous contenter ni de souligner l’ampleur des mobilisations d’avant l’été, ni de contempler sarcastiquement la vacuité des solutions proposées par partis et syndicats. Il est urgent de rechercher les explications du caractère syncopé des luttes des jeunes. Notre avenir en dépend.
Une première remarque s’impose : ceux qui sont descendus dans la rue contre le CIP sont, en même temps, totalement extérieurs au discours qui régule la société et tout à fait intégrés à son système de représentations. Extérieurs : ils n’ont aucune place dans les projets de l’ensemble de ce qu’il est convenu d’appeler la classe politique – si ce n’est comme catégorie abstraite (la jeunesse) destinée à été assistée dans les moments difficiles auxquels elle est vouée. Intégrés : étant donné le creux admirable des modèles socialiste et communiste, il ne reste à tous les exclus de la société libérale que la collection d’images proposées par les médias : le fric, la réussite individuelle, etc. Autrement dit, en dehors des moments de révolte, l’impuissance.
Deux faits illustrent cette situation. Le premier peut être ramassé du côté de chez Balladur. Le bon Édouard a envoyé aux “jeunes” un questionnaire, auxquels ont répondu, semble-t-il, près d’un million et demi de personnes. Opération démagogique dont on a eu raison de souligner qu’elle ne permettait pas de fournir une vision sérieuse de ce que “pense la jeunesse” : les principaux acteurs des manifestations anti-CIP ont gardé le silence. Il n’en est pas moins significatif que l’écrasante majorité des participants a indiqué clairement que l’avenir pour eux était bouché ; en conséquence, en dépit de leur forte croyance dans les vertus de la solidarité, leur tendance est au repli sur la cellule familiale, cadre rassurant de la vie privée.
Deuxième fait d’importance : les étudiants inscrits dans l’Université ont, sauf exceptions, peu participé au mouvement. Pourtant leurs conditions de travail et leurs perspectives d’avenir sont suffisamment sombres pour justifier une lutte aussi importante que celle de 1986, contre les lois Devaquet. C’est sans doute qu’aujourd’hui la poursuite d’études en vue de l’obtention d’un diplôme constitue un temps privilégié avant d’affronter les affres du marché du travail. Il est possible que la rentrée vienne bouleverser la situation. Possible mais nullement certain. Et, en tout état de cause, l’apathie relative du milieu étudiant constitue un manque à gagner pour l’ensemble de la jeunesse.
On aimerait avoir une réponse bien bouclée à tous ces problèmes. Des éléments de programme potentiel, nous en avons quelques-uns – tout particulièrement la nécessité d’un salaire minimum garanti. Mais toute la question est de savoir comment matérialiser ces perspectives. Rien ne se passera sans que naisse, sous des formes à découvrir, un mouvement permanent qui prenne sa source dans les problèmes réels des quartiers et de l’école. SOS-Racisme, avant d’être définitivement récupéré par le pouvoir socialiste, a montré que la chose était possible.
Pourquoi Futur Antérieur n’apporterait-il pas sa contribution, en organisant une suite de débats sur les thèmes abordés dans le présent numéro ? Le jeu en vaut la chandelle car il ne s’agit de rien moins que de contribuer à surmonter la contradiction entre les potentialités considérables révélées et confirmées par le mouvement anti-Cip et l’absence d’expression politique durable de ce type de mouvement.
Encore une fois, l’urgence s’impose.