1 L’élection présidentielle américaine de 1996 a été marquée par un déclin important de la participation électorale, accentuant une tendance de long terme dans la vie politique nationale. Seuls 49 % des électeurs inscrits, une minorité, ont voté, et cela la première fois depuis plus de 70 ans. Les années 20 étaient aux Etats-Unis une période de corruption intense et de stratification de classes, la situation est équivalente aujourd’hui avec les inégalités profondes affectant l’électorat américain.
La concentration de la majorité des richesses du pays dans les mains d’environ 1 % de la population, et peut-être plus fondamentalement, la « privatisation » des nombreux aspects de la vie quotidienne avec destruction de l’aide sociale et le développement de politiques nouvelles de restriction des droits ont contribué à une désaffection générale envers la politique beaucoup plus prononcée que les années passées.
En résumé l’élection de Clinton signifie une sorte d’apothéose de ce que l’Europe dénomme « néo-libéralisme » mais que, dans ce pays, nous ferons mieux d’appeler « néo-corporatisme ». Le consensus idéologique qui domine en ce moment est celui d’une protection bi partisane des privilèges de l’élite. La plus significative des transformations dans la politique intérieure des USA en 50 ans, la fin de l’aide publique aux pauvres, n’est jamais devenue un thème de campagne en raison de l’électorat concerné (très concerné par la protection de ce qu’il possède) ; la crainte de pertes futures était suffisante pour obtenir son accord pour le démantèlement du système en place. Informée que leur pays ne peut plus désormais aider ceux qui ne s’aident pas eux-mêmes, confrontée à l’absence de programme alternatif principalement en raison de l’invisibilité de ceux qui n’ont pas des dizaines de millions de Dollars à dépenser, pour être visibles, la majorité de ceux qui pouvaient voter ne l’ont pas fait.
La fraction significative de l’électorat qui vote encore est encouragée à croire que les sacrifices consentis par les pauvres (la « underclass ») sont faits pour ses enfants, pour leur bien-être futur et pour discipliner et mettre sous contrainte tous ceux qui ne sont plus protégés et laissés au sens propre et figuré sur le bord de la route avec la destruction du Welfare State[[Voir Thomas L. Dumm, « Les élections présidentielles américaines de 1992 ; une nouvelle politique de la clôture », Futur Antérieur, N°12-13. (dans la culture populaire américaine, le succès du film « Independance Days » durant l’été 1996 dévoila le fantasme collectif selon lequel les villes devaient être détruites pour que la politique puisse redémarrer. La destruction de l’espace urbain dans ce filin montrait des gens miséreux et exclus, expulsés de la politique par des possibilités d’intervention politique de plus en plus limitées.
La désaffection pour le vote n’est pas seulement le résultat d’un découragement devant les perspectives à court terme de la participation à la vie politique. Par le passé, la désaffection pour la politique se produisait aux Etats-Unis au cours d’un cycle de coalition et de luttes pour l’égalité dans un contexte d’un système de représentation relativement ouvert, lorsque les majorités repoussées par la politique se reconstituaient en forces politiques nouvelles. Le cycle politique traditionnel aux Etats-Unis semble être brisé depuis quelques années. Ce manque réel d’enthousiasme pour les programmes présentés peut être compris comme une faillite de la représentation démocratique[[Cette désaffection a été identifiée très tôt par Walter Dean Bumham, le théoricien libéral qui le premier discuta du caractère cyclique de la politique électorale américaine à la fin des années 60. Voir W. D. Bumham, « The Current Crisis in Américan Politics », New York, Oxford University Press, 1983. Mais pour comprendre la nature de cette faillite, nous avons besoin de comprendre comment les nouveaux privilèges sont liés aux nouvelles politiques spectacles, lesquelles dans le système américain reposent sur une réarticulation et un nouveau développement de la métaphore du « Roi à deux corps ».
2 Dans une étude monumentale sur la monarchie médiévale, Ernst Kantorowitz introduisit le concept politico -théologique de « Roi à deux Corps ». L’auteur renvoyait au rapport d’Edmund Plowden, dans lequel Plowden faisait observer à propos d’un exemple antérieur au règne de la Reine Elizabeth, exemple traitant de l’autorité monarchique :
« Car le Roi a en lui deux corps (…), un corps naturel et un corps politique. Son corps naturel (considéré en soi) est mortel, sujet à toutes les faiblesses, qu’elles viennent de la Nature ou par accident, de la stupidité de l’enfance ou de la vieillesse, ou des infirmités du corps qui peuvent survenir à tout un chacun. Mais son corps politique est un corps qui ne peut être ‘vu’ (seen) oit ‘utilisé’ (handled). Incarnant la politique et le gouvernement et désigné pour diriger le peuple et gérer le bien public, ce corps est complètement dénué des faiblesses dont le corps naturel est sujet et, pour cette raison, ne peut être invalidé ou mis en cause par ces faiblesses ».[[Cité par E. Kantorowitz, « The King’s Two Bodies, » Princeton University Press, 1957, p. 7.
Ce dualisme au coeur du monarque souverain lui a donné les moyens par lesquels il a pu stabiliser son image devant le public au moment où celui-ci est devenu partie constitutive de l’Etat. La concentration du pouvoir entre les mains du Roi signifiait l’unité du Peuple : le Roi était un symbole vivant du corps politique.
Suivant Kantorowitz, les penseurs politiques contemporains ont utilisé cette notion des deux corps du Roi pour mettre l’accent sur les continuités importantes existant entre la vie politique médiévale et la vie politique moderne. Probablement le plus connu, Michel Foucault se réfère à la notion de « Roi à deux corps » pour traiter des questions du statut politique du sujet moderne, en cherchant comment le déplacement du principe de souveraineté contribue à donner un double caractère à la subjectivité politique moderne, sous la forme à la fois du sujet-citoyen porteur de droit et de sujets dociles et soumis.
Sur ce point, Foucault montre que l’accent continuel mis sur le droit souverain dans la vie politique masque le pouvoir de normalisation que sous-tends la civilisation disciplinaire. « Il faut couper la tête du Roi et on ne l’a pas encore fait dans la vie politique »[[Michel Foucault, Entretien avec M. Foucault, « Dits et écrits », vol 3, p. 150., a-t-il écrit un jour. Les processus de normalisation ne cessent de s’étendre rapidement pendant que les citoyens modernes sont absorbés par le spectacle de la souveraineté présentée comme des droits en compétition et des conflits entre Etats.
En réponse à l’émergence de processus de normalisation, Foucault appela à la création de nouveaux droits, qui se situeraient aux niveaux local et spécifique de la défense des citoyens en opposition à ces processus de normalisation. De plus en plus ouvertement, à la fin de l’ère disciplinaire, la normalisation se déconnecte des institutions des Etats modernes. Ce que l’on a appelé la société post-disciplinaire apparaît comme le résultat de l’échec du souverain à soutenir sa légitimité en tant que principe étatique en même temps que la « gouvernementalité » est en train de devenir omniprésente.
D’un autre côté, durant cette époque, la souveraineté n’a pas disparu. Celle-ci se loge dans les institutions pour vraisemblablement reproduire leur réalité imaginaire. C’est pourquoi nous devons considérer la souveraineté comme un aspect des institutions représentatives de la vie des grandes sociétés puisque c’est là que nous trouvons la plus grande concentration de pouvoir
Etant donné que l’ordre marchand capitaliste, politique et économique, s’est étendu au-delà et en deçà des conditions matérielles de la vie quotidienne, la figure du « Corps Immortel » devrait apparaître dans la plupart des produits culturels. Aux Etats-Unis, les luttes pour l’immortalité du principe de souveraineté apparaissent régulièrement à la télévision, dans la music-pop, dans les films commerciaux (Indépendance Day). C’est dans le plus omniprésent de ces produits que les élections présidentielles se sont déroulées.
En effet, Michael Rogin a soutenu de façon convaincante que le principe théologico-politique des « deux corps du Roi » a fait son apparition dans la culture politique américaine comme une combinaison du culte de la Constitution et d’une importance croissante accordée par les hommes politiques américains à l’autorité présidentielle pour sauver cette culture d’elle-même.[[Michael Rogin, « Ronald Reagan, The Movie », Berkeley University of California Press, 1987, chap. 3. « The King’s Two Bodies », pp 81-114.
Durant tout le temps que le drame de cette figure s’est joué sur la scène de la vie politique américaine, la Constitution a représenté le « Corps Immortel » et permanent de la Loi, le Président lui-même a incarné la dimension humaine mortelle, tout ce qu’il y a d’humain, de la souveraineté toute puissante de la Loi. Cette incarnation moderne de la métaphore du mortel et de l’immortel est une transcription du rôle joué par la croyance religieuse dans le système séculaire des institutions des Lumières.
Alors que « les deux corps du Roi » à la fois renforçaient et dépendaient de la confiance dans l’image chrétienne de Dieu, la confiance dans la relation entre la Constitution et l’autorité présidentielle dépend de mécanismes différents. Comment le Président (mortel) légitime (sanctifie) la Constitution (immortelle)?
Dans la réponse à cette question, Rogin semble suggérer que l’évolution historique de la fonction présidentielle rend très difficile pour un président de se sacrifier à la Constitution et de s’acquitter de ses obligations politiques.
La crise de représentation atteignant l’Etat moderne, spécialement l’Etat américain, fait apparaître la tentative d’un sacrifice symbolique comme un acte cynique d’opportunisme. En effet, la politique du cynisme est omniprésente dans la dernière période de l’ère moderne, ce qui demande un effort intensif de la part des présidents pour dissiper l’atmosphère de profonde suspicion entourant les activités de l’Etat dont ils ont la charge. Seuls ceux qui peuvent concevoir la présidence comme une fonction imaginaire sur le modèle de Reagan, et maintenant de B. Clinton, seront capables de donner sens à la vieille souveraineté, au plus près de l’image de la souveraineté hobbésienne. Dans cette perspective, la pratique du sacrifice présidentiel est en déclin parce qu’il n’est plus nécessaire de sacrifier ce qui, déjà, de façon évidente, n’est plus.
3 On peut compléter ces observations en présentant la période durant laquelle la stratégie Reaganienne de communication a réussi. L’idée avancée par Stephen Skowronek, spécialiste des élections présidentielles américaines modernes, concernant ce qu’il appelle « la diminution de la liberté politique »[[« La rationalité de la politique », Annales littéraires de l’Université de Besançon, 1995. est à prendre au sérieux.
La « diminution de la liberté politique » suggère que l’impact du cycle politique est de plus en plus limité lorsque les structures par lesquelles les présidents gouvernent deviennent plus autonomes avec le temps et la puissance accrue de la bureaucratie. Cette tendance historique conduit à la domination de la politique préalable, lorsque les nouveaux présidents sont pris au piège des gouvernements précédents.
Manquant de pouvoir politique et de liberté institutionnelle pour répudier les engagements des gouvernements précédents, peu disposés à endosser ces engagements, les présidents testent toujours les limites de leur pouvoir pour s’affranchir de cela et toujours, risquent de provoquer une crise institutionnelle. Mais Skowronek montre plus que cela. Avec la « diminution de la liberté politique », tous les présidents mènent une politique de prévention car aucun ne peut passer à travers le pouvoir des institutions qui bloquent l’exercice effectif de leur pouvoir personnel.
Tant que les candidats à la présidence devront eux-mêmes se présenter comme des personnes étrangères à leur fonction, ils ne pourront aller contre cette tendance. Pour Skowronek, dans une époque de moindre liberté politique, un pésident pour réussir doit être quelqu’un de pragmatique, un négociateur né. Mais tout échec le fera succomber à la tentation d’user de son pouvoir sans garantie, pour engager des « tactiques clandestines », jusqu’à tomber en disgrâce.
Parce qu’ils sont obligés d’être pragmatiques pour éviter l’échec et la disgrâce, les présidents américains succédant à R. Reagan devront apprendre à incarner la souveraineté de la Constitution bien que cela ne soit plus aussi nécessaire maintenant. Les ajustements qu’ils sont visiblement capables de menerne leur donnent pas les moyens suffisants pour imposer leur autorité (leadership).
Au plan intérieur, ils sont contraints par les marchés financiers et une bureaucratie envahissante. Dans les affaires étrangères, domaine encore le plus dangereux pour le pouvoir présidentiel, la prochaine étape de l’intégration des marchés, le capitalisme global, limite un peu plus encore le sens de l’action présidentielle. La guerre par la force, et les moyens peu diplomatiques est de plus en plus inefficace.
Pour incarner la souveraineté, comme R. Reagan l’a montré, il est nécessaire d’agir à la façon d’un président. Ceux qui réussissent à le faire ont beaucoup plus de chance de l’emporter. Ceux qui agissent de façon la plus présidentielle sont favorisés au détriment des autres.
L’échec des présidents américains à incarner la Constitution n’est pas simplement de nature institutionnelle. C’est la marque d’une crise de représentation qu’a précipitée ce que des théoriciens critiques aussi différents qu’Habermas et Lefort ont appelé « la pathologie de l’espace public », c’est à dire une subjectivité de masse qui, de plus en plus, dépend d’une identification uniforme par des sujets politiques dans un espace public homogène.
L’échec des présidents américains pour trouver la bonne manière de représenter la souveraineté du peuple conduit à un phénomène de « starisation » des présidents, à travers des politiques d’identification-projection. En résumé, la tendance des présidentielles aujourd’hui est de réincarner le Corps Immortel à travers les moyens donnés par la société du spectacle.
4 L’élection présidentielle de 1996 a porté la politique du spectacle à une autre dimension. Il y avait une absence quasi totale d’organisation de comités et de campagnes actives sur le terrain. Ce fut une campagne menée quasi-exclusivement à la télévision, pour la télévision, par la télévision. Environ 240 millions de $ ont été dépensés par les deux principaux candidats, fonds qui étaient officiellement autorisés et qui représentaient trois fois le montant dépensé en 1992. Cette fuite en avant était rendue nécessaire par les dépenses énormes qu’a entraînées l’usage publicitaire de la télévision.
Très peu de cet argent a été utilisé pour discuter ce qu’on appela une fois des problèmes de fond. Le thème principal avancé par la campagne de Clinton, « Construire un pont vers le XXIè siècle » était dépourvu de contenu. La campagne de R. Dole avançait une idée, la diminution de 15 % du taux de l’impôt sur le revenu, mais la plupart de ses attaques portait sur la personnalité du Président. Dole lui-même était gêné dans ses critiques à l’encontre de Clinton, ceci a été révélé après les élections, le Washington Post menaçait de raconter les aventures extra-conjugales du candidat dans les années 70.
Selon les commentateurs, dans cette élection, la personnalité du Président comme thème de campagne, n’avait pas d’importance puisque la plupart des supporters de Clinton ont voté pour lui-même, alors qu’ils désapprouvaient ses traits de caractère. Mais cette explication est elle-même vide de sens. En l’absence de tout débat sur le bien-fondé de toute politique, la discussion sur la personnalité des candidats, que l’on vote pour Clinton ou Dole en dépit ou à cause de la sympathie qu’ils dégagent personnellement, est devenue le seul réel débat dans cette élection. Et à cause du secret de Dole à propos de ses infidélités passées, sa campagne fut curieusement dénuée d’intérêt, plus inintéressante encore que celle reposant sur l’idée de « construire un pont vers le XXIème siècle ».
La faiblesse des arguments avancés par les deux principaux candidats est le symptôme d’une élections spectacle. La politique est devenue le fantôme que les candidats ont laissé choir dans ce cycle électoral. Mais plus que cela, les stratégies des conseillers de campagne cherchaient à décourager la participation, pour éloigner le Peuple de la politique dans l’espoir que seuls resteront les plus engagés dans le système, ceux qui pourront bénéficier des politiques d’aide de plus en plus restrictives.
La présidentielle spectacle donne une vision spectrale de la souveraineté populaire, une représentation politique à laquelle manque une figure représentative. L’échec de Clinton et de Dole à se fondre dans une entité appelée « le Peuple » est une conséquence de la déconnexion du politique du pouvoir venant de cette entité. Dans un tel système, ce ne sont pas les représentants qui doivent partir mais ceux qui sont représentés.
A partir du moment où les nouvelles protections excluent la majorité des américains des avantages matériels du capitalisme, le spectacle de l’élection présidentielle a agi pour éliminer leur influence sur la démocratie. Très simplement, le développement de la présidence spectacle signifie que les tentatives futures de rattacher le principe de légitimité à la fonction présidentielle devront vaincre le fait qu’une minorité du corps électoral participe à la désignation de la personne incarnant la souveraineté.
Du point de vue de la stabilité, cela devrait rassurer ceux qui cherchent des réponses autoritaires à la question de la participation politique. Pour tous ceux qui croient en la participation démocratique, l’élection de 1996 révèle une crise majeure dans le système de représentation américain.