Lectures

Composition de lieu et d’imagination “Ignace de Loyola ” de PA Fabre

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Lorsque le pouvoir de l’imagination dessine la constitution même d’une pratique, capable d’impliquer, dans sa dynamique représentative, la mise en jeu de l’âme et du corps du sujet qui en fait l’expérience, il s’ouvre alors un espace donnant la possibilité de créer une véritable anthropologie fondamentale. C’est la détermination de cet espace de connaissance radicale que P.A. Fabre analyse à partir du livret des Exercices spirituels d’Ignace de Loyola (P.A. Fabre, Ignace de Loyola, Le lieu de l’image, Vrin/EHESS, 1992), publiés en 1548, mais déjà composés dans les années 1530-1540. Comme nous le montre P.A. Fabre, la genèse de ce texte célèbre appartient étroitement à la formation et à la fondation de la Compagnie de Jésus, confirmée le 27 septembre 1540 par le pape Paul 111 avec la bulle Regimini militantis Ecclesiae.

Le livret de Loyola fonctionne comme un formidable dispositif de création de modèles et d’application d’images dans les cadres tourmentés et bouillonnants de la Contre-Réforme catholique; il trace une série de parcours et de pratiques représentatives au centre desquelles nous trouvons toujours la fonction fondatrice de l’imagination, assumée et vécue comme composition de lieu. C’est autour de cette expression énigmatique que se déploie le dispositif créatif d’images mis en place par Loyola tout au long des Exercices, dont le but est celui de remettre en ordre et d’encadrer les passions de l’âme, afin de pouvoir atteindre le salut dans la connaissance directe de Dieu. Ignace utilise pour la première fois l’expression « composition de lieu » dans l’énoncé 47 des Exercices, là où il écrit : « Le premier préambule est une composition, en voyant le lieu. Il faut noter ici que, dans la contemplation ou méditation visible, comme celle du Christ Notre Seigneur, qui est visible, la composition sera de voir avec la vue de l’imagination le lieu corporel, temple, mont…, où se trouve Jésus-Christ ou Notre-Dame, selon ce que je veux contempler. Dans la contemplation invisible, comme dans le cas présent celle des péchés, la composition sera de voir avec la vue de l’imagination et de considérer mon âme emprisonnée dans ce corps corruptible, et tout le composé comme exilé dans cette vallée, parmi des bêtes brutes ; j’entends : tout composé d’âme et de corps. »

L’imagination ouvre un lieu corporel ; elle fonctionne véritablement comme la mise en oeuvre d’une visibilité de l’invisible, ou, comme l’écrit P.A. Fabre, « saisi dans son péché par l’imagination, mon corps ne compose pas le lieu, mais compose en voyant le lieu, lieu des corps, mais aussi lieu de corps, qui me tient lieu de corps. La déception de la composition de lieu, tapie dans le secret de l’énoncé 47, nous conduit au cœur du dispositif ignacien : elle porte l’expérience de la duplicité de l’imagination »[[P.A. Fabre, Ignace de Loyola. Le lieu de l’image, Vrin/EIIESS, 1992, p. 34. Cette duplicité s’exprime dans le processus qui implique, en même temps, la production des images et la réception de ces images par celui qui « compose » ; l’imagination fonctionne en effet comme un miroir, dans lequel je me plonge, en essayant de voir le lieu invisible de la contemplation, et par lequel, en même temps, je suis purgé de mes passions, car il me renvois le lieu visible que j’ai composé. C’est ici, dans ce double jeu de visible/invisible, contemplation/imagination, que réside le rôle productif de la composition de lieu pour le retraitant qui « s’exerce ». L’imagination devient une véritable puissance capable de créer une « ouverture ontologique » qui me donne à voir l’image même du Christ dans le lieu de sa disparition, « c’est-à-dire le projet d’images dont le lieu de mon âme s’est délivré ; ainsi ai-je recouvré la puissance de voir. Ma vue n’est plus alors distincte de ma foi : je crois que le Christ est ressuscité et qu’il est apparu à sa mère… L’imagination ignacienne produit ainsi la puissance de voir et la croyance dans le visible sur le sol de croyance qui, s’il le fonde, demeure dans le retrait invisible de ce lieu matriciel : ce manque à voir d’où toutes les images partent »[[P.A. Fabre, op.cit., p. 70..

L’imagination, dans la composition de lieu, se révèle comme le fondement même de la foi : dans l’invisible de la résurrection du Christ, se produit l’image de moi-même comme étant ressemblant à Dieu. Je deviens le lieu de l’exposition visible de la foi, le « lieu-image » où la puissance de l’imagination compose mon corps et le rend apte à accueillir la présence même de la divinité. Dans ce mouvement perpétuel que l’imagination engendre dans son parcours vers la composition de lieu, toutes les facultés de l’âme sont secouées, radicalement modifiées : les cinq sens, la volonté, l’intelligence et la mémoire participent, en même temps, au renversement produit par la composition de lieu, en particulier la mémoire, qui subit une sorte d’exil, une mise à l’écart, une disjonction d’elle-même et elle devient une figure de l’oubli. Mais c’est précisément à ce stade-là que la mémoire acquiert une nouvelle fonction, liée à la composition de lieu, puisque, délogée de son propre lieu, elle découvre un « autre » lieu, un lieu sans mémoire, image de l’oubli, où elle se transforme en puissance de la représentation. C’est cette mémoire qui parcourt maintenant le tracé composé par l’imagination, en se déterminant comme « mémoire involontaire », dispositif de production d’images représentées : « la mémoire ne renvoie plus à son lieu spécifique, topologie subjective ou artifice mnémotechnique, comme à l’attribut de son exercice. C’est le lieu ” de moi-même ” qui offre sa mémoire pour le prix de l’amour, sans que le lieu lui-même comme lieu de la composition de ” moi-même devant Dieu ” soit jamais attribué »[[Cf. P.A. Fabre, op.cit., p. 90..

Les Exercices de Loyola se présentent donc, en plein milieu du XVIè siècle, comme la fondation radicale d’une pratique, comme le projet d’instauration d’un modèle de connaissance et d’expérience profondément inséré dans le rôle politique et religieux exprimé par la Compagnie de Jésus. Il ne s’agit pas seulement, dans les Exercices, de porter l’âme du retraitant devant la contemplation de Dieu, mais, bien plus radicalement, de constituer un dispositif conceptuel axé sur une série de pratiques très différentes les unes des autres : pratique de l’imagination, pratique de l’idée, pratique des passions, pratique de la mémoire. Les Exercices deviennent ainsi un « lieu ontologique » tout à fait nouveau et surprenant, où il est question de créer un espace de représentation qui s’oppose au mouvement de la Réforme et en problématise en même temps les éléments d’appartenance à la Contre-Réforme, et cela, selon P.A. Fabre, à partir de trois champs fondamentaux :
1) La justification par la foi est aussi réaffirmée par Ignace : je vois parce que je crois. La vision de Dieu advient sur le fondement de la croyance.

2) La légitimité ou l’illégitimité des représentations imagées est interrogée selon la démarche ignacienne en relation avec leur fonction spirituelle.

3) Le paradoxe de l’image visuelle se lie étroitement au couple contemplation-passion/action-apostolat[[Cf. P.A. Fabre, op.cit., p. 144..

Cette fonction politico-spirituelle des Exercices est abordée par Fabre tout au long de la deuxième partie de son ouvrage, dans laquelle il illustre le rôle décisif joué par le Directoire et par les Evangelicae historiae imagines de Jérôme Nadal pour la suite du projet ignacien. En effet, ces deux moments sont essentiels pour la constitution d’une éthique et d’un art jésuites, puisque tant le Directoire que les Evangelicae historiae imagines permettent de concrétiser et de mettre en oeuvre le dispositif conceptuel créé par Ignace. Le Directoire revêt une fonction de guide et d’explication du livret des Exercices, et sa rédaction appartient à l’histoire même de la Compagnie. Il est constitué par un ensemble de contributions et d’apports qui se déroulent de 1573 jusqu’à 1594, date du Directoire officiel. Le premier Directoire est celui de Juan Polanco, qui est le seul à ne pas aborder directement le problème de la composition de lieu ; ensuite, du Directoire de Fabio de Fabi jusqu’au Directoire officiel, la composition de lieu sera toujours au centre des différentes rédactions. On peut dire que les objectifs que se propose le Directoire sont doubles rendre plus lisible et compréhensible pour le retraitant le texte ignacien, en éliminant toutes les difficultés qui peuvent en empêcher la pratique, et rajouter au livret lui-même tous les éléments dérivant de la pratique des exercices. Cela signifie qu’à travers le Directoire, le projet ignacien est devenu un « lieu multiple », un espace ouvert d’où jaillissent les parcours et les directions les plus différentes ; les Exercices, grâce au Directoire, confirment leur rôle de fondation du statut ontologique de l’imagination.

Or, si le Directoire permet un élargissement du dispositif ignacien en direction de la pratique, les Evangelicae historiae imagines de Jérôme Nadal se présentent comme une réalisation iconographique de ce même projet, une exposition visuelle du livret d’Ignace. Les Imagines de Nadal consistent en 153 images gravées, publiées à Anvers en 1593, et suivies, en 1595, par un commentaire et par des notes explicatives. Ce qui est intéressant à remarquer dans l’histoire des Imagines, c’est qu’elles ne se proposent pas comme une simple illustration du texte d’Ignace, mais qu’elles constituent la réalisation d’un autre lieu de l’imagination, un lieu qui trouve son origine dans le lieu imagé de la composition ignacienne. C’est pour cette raison que, selon Fabre, les Imagines sont radicalement traversées par une « logique de l’imagination », qui peut être expliquée et comprise en trois moments :

1) projet des Imagines comme projet iconographique ;

2) difficulté, de la part de Nadal, à représenter le lieu spécifique de l’imagination ;

3) Les images réalisées se présentent à la fin comme le négatif imagé du projet initial, donc comme constitution d’un autre lieu de l’imagination[[Cf. P.A. Fabre, op. cit., p.166.. Ce lieu détermine, à travers les images, une forme de contemplation trouvant son expression dans l’acte de voir en tant que tel, dans la perception visuelle composée par le mouvement productif de l’imagination.

Et c’est justement cette nature productive de l’imagination jésuite que Fabre met clairement en lumière au terme de son travail, en montrant la fonction fondatrice, au sein de la Contre-Réforme, de la notion ignacienne de lieu : lieu qui devient fondateur d’histoire, qui traverse le temps dans l’errance de son mouvement infondé, afin de représenter la multiplicité imaginative des parcours historiques qu’il trace dans sa composition. Le lieu ignacien devient ainsi la métaphore spirituelle du projet de rupture et de refondation avec lequel la Contre-Réforme catholique a déployé tous les principes de son pouvoir.