Juin 1992: Le texte et son dehors.

Connaître la littérature, connaître avec la littérature

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Claude Amey. – Dans votre dernier livre A quoi pense la littérature ?, vous posez la question de l’approche des textes littéraires en terme de philosophie. Alors d’emblée, pour aborder le thème central de ce supplément de Futur antérieur, est-ce qu’il s’agit de réactiver la démarche philosophique en la matière, comme une voie d’accès aux oeuvres plus pertinente que celle de la sémiotique littéraire ou de la narratologie, d’une part, qui serait une approche totalement immanente à son objet et le conceptualiserait, et d’autre part, plus pertinente que celle d’une sociologie empirique ou issue du marxisme (disons du matérialisme scientifique) qui le conceptualiserait aussi mais de manière hétéronome ? Je m’appuie pour cette question sur le fait qu’au début de votre travail, constatant la séparation entre philosophie et littérature opérée à la fin du XVIIIè siècle, vous dites que s’il n’est pas permis de prétendre que ce clivage est dépassé, il semble possible de défendre la vocation spéculative de la littérature, c’est-à-dire son caractère pluriel. Alors, plus précisément, comment se situe votre démarche entre la tradition philosophique et le scientisme d’un certain matérialisme et d un certain structuralisme ?

Pierre Macherey. – Pour éclairer ma position, je commencerai par cette anecdote : au moment ou mon livre A quoi pense la littérature ? allait paraître, les responsables des ventes de la maison d’édition m’ont posé la question suivante : que dire aux libraires ? A quel rayon faut-il ranger ce livre ? En philosophie ou en littérature ? Voici à peu près ce que j’ai répondu : J’ai écrit mon livre comme un livre de philosophie destiné à des philosophes, c’est-à-dire aux gens qui s’intéressent à la philosophie. Mais je sais bien qu’ils risquent de ne pas y prêter attention, en raison précisément du clivage institutionnel auquel vous faisiez allusion. Si vous voulez que le livre soit remarqué, il faut donc plutôt conseiller de le placer du côté des études de théorie littéraire, bien que, à mon point de vue, il ne relève absolument pas de ce genre. Ceci pour vous faire comprendre dans quel sens allait mon projet: non pas de la philosophie vers la littérature, pour en faire un nouveau moyen d’analyse ou de connaissance du phénomène littéraire ; mais, inversement, de la littérature vers la philosophie, pour faire apparaître que les schèmes issus de la littérature ont une valeur et une dignité philosophiques, et donc devraient être reconnus comme tels. Je n’ai donc pas voulu dire que la philosophie permettrait de mieux connaître la littérature, au bénéfice d’une philosophie de la littérature faisant pièce aux différentes formes d’études scientifiques de la littérature ; mais que la philosophie, au lieu de considérer la littérature comme un « objet » à côté d’autres, pourrait essayer de faire un bout de chemin avec elle, pour essayer de développer en commun son entreprise de connaissance, pour connaître avec la littérature, plutôt que de connaître la littérature.

C.A. – C’est dans ce sens que vous dites quelque part que la critique de la philosophie par elle-même devrait passer par la littérature, qui dessine en quelque sorte ses limites…

P.M. – Comme je viens de vous le dire, j’ai cherché à me placer hors de la séparation du spéculatif et du littéraire (ou tout au moins du narratif, que j’ai privilégié dans mon livre, au détriment de la forme du poétique). Pour moi la littérature est par-dessus tout une forme du connaître, où la pensée travaille dans des figures spécifiques qui, bien qu’elles ne soient pas de l’ordre du concept ou du théorique, n’en ont pas moins une valeur du point de vue de l’expérience de la pensée, à laquelle elles proposent un nouvel espace de jeu, où celle-ci se démultiplie, corrompt ses fixations, désystématise sa propre démarche, la soumet ironiquement à une sorte de critique généralisée. C’est pourquoi les philosophes feraient bien d’écouter la littérature leur parler de philosophie, d’une manière qui n’est pas celle à laquelle ils sont habitués.

C.A. – Mais vous ne pensez pas que la littérature fait aussi système, avec l’agencement de ses éléments linguistiques, stylistiques, rhétoriques, un système propre qui a ses coordonnées internes ?

P.M. – Je ne pense pas que cela forme un système littéraire refermé sur lui-même, autonome, comme le pensaient certains structuralistes. La fonction de la littérature est au contraire essentiellement destructurante, et c’est précisément de là que se dégage son intérêt philosophique. En lisant philosophiquement des textes littéraires, nous pouvons nous exercer à nous déprendre de l’illusion systématique ; et cette leçon, nous pouvons aussi essayer de la transférer sur les textes philosophiques eux-mêmes, de manière à les considérer autrement, et en quelque sorte à distance, de manière détachée, ironiquement peut-être. La puissance proprement spéculative de la littérature est quelque chose qui a à voir avec la division, l’éclatement, la surprise portée à son point d’incandescence : le contraire de la réduction au connu.

C.A. – Il y a vingt ans, dans votre livre, Pour une théorie de la production littéraire, vous sembliez trouver à la littérature une spécificité qui justifiait une théorie scientifique propre. Vous disiez notamment que le texte était connaissable parce que le procès de sa production l’était.

P.M. – Sans doute, je vois maintenant les choses autrement. L’idée d’une théorie littéraire, quel qu’en soit le contenu, ne m’intéresse plus, en tout cas pour elle-même. S’il y a des structures propres aux textes littéraires, elles relèvent de la compétence des littéraires spécialisés, qui admettent comme une donnée irréversible le clivage séparant le littéraire et le philosophique. Je voudrais plutôt reconstituer les réseaux de pensée qui irriguent la fabulation narrative, sans pour autant en épuiser la constitution. Encore une fois, la préoccupation essentielle n’est plus de connaître les textes littéraires, les conditions spécifiques de leur production, etc., mais de savoir ce qu’on peut connaître avec eux, dans quelle mesure on peut les prendre comme des formes de connaissance. Ceci dit, il y avait dans mon ancien livre quelque chose qui annonçait cette démarche : je m’étais efforcé d’échapper à l’alternative du formalisme et du réalisme, et ceci en restituant au travail de la production littéraire son contenu, ou son matériau. Je disais alors : la littérature opère, avec les moyens qui lui sont propres, une transformation de l’idéologie : elle en démonte les mécanismes, elle les fait connaître en les projetant dans son propre. miroir qui est un miroir brisé. Ma démarche d’alors était déjà marquée par la figure de l’éclatement, qui définit ce qu’il y a d’essentiel dans le littéraire.

C.A. – Mais est-ce que ce n’est pas trop étroit la notion d’idéologie, en un sens qui évoque encore des systèmes d’idées ? Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux parler de vision du monde, de structure mentale, ou d’affect ?

P.M. – L’idéologie, c’est en effet tout cela à la fois : le flux des images, des idées, des représentations qui nous traverse, et nous déchire, sans même que nous y prêtions attention, à notre insu donc. Et littérature et philosophie se rejoignent sur ce point qu’elles nous font voir l’idéologie, qu’elles traitent comme un objet, et qu’ainsi elles nous apprennent à maîtriser. Il ne s’agit pas de procéder à je ne sais quel avènement du sens, sous la garantie de la vérité. Connaître, au sens de la littérature et de la philosophie, c’est précisément se déprendre de l’illusion d’une vérité qui se donnerait sous les auspices de la légitimité qui la fonderait absolument. Et sur ce point, il faut le dire, la littérature va peut-être plus loin que la philosophie, elle a quelque chose à enseigner à la philosophie qui, le plus souvent, se prend elle-même au piège des systèmes de vérité. Ce qu’apporte le texte littéraire, c’est une expérience de l’absence de la vérité à elle-même.

C.A. – A propos de l’herméneutique, qui est visée ici, on pourrait aussi parler d’une herméneutique, au sens de Gadamer, dans le sillon de Heidegger, qui consiste à faire l’expérience du texte, non pas en le dépeçant pour trouver le noyau de vérité, mais plutôt en le laissant se dire, sans le forcer.

P.M. – Laisser se dire le texte, c’est ce qui ne s’obtient pourtant qu’au prix d’un travail, c’est le réécrire. Il n’y a pas de lecture première, innocente, qui serait pure réceptivité. Lire, c’est comme écrire ; de ce point de vue : c’est transformer. Je crois que si je devais réécrire mon premier livre, je l’intitulerait : « Pour une théorie de la Reproduction littéraire ». Le texte lui-même n’existe qu’à travers la succession de ses reproductions : car il n’y a pas davantage d’écriture première qu’il n’y a de lecture première. Un texte n’a de réalité que dans la mesure où il est lui-même en travail, et ceci par le rapport qu’il entretient avec d’autres textes. C’est pourquoi aussi il y a une production littéraire, qui n’est pas distincte de la production du réel lui-même. En conséquence, la question essentielle n’est pas celle du sens, tel qu’il serait donné avec le texte ou en lui, mais celle du processus par lequel le sens se reproduit en se démultipliant, jusqu’aux limites de ce que peut un texte.

C.A. – Dans ce travail de reproduction ou de réécriture qu’opère la lecture, est-ce que toute lecture est également justifiable, ou équivalente à toute autre ?

P.M. – Oui et non. Toutes les lectures possibles doivent être essayées, au risque du lecteur qui s’engage réellement dans ce qu’il lit. C’est ce que Borges a expliqué avec sa fable de Pierre Ménard qui est à la fois copiste, traducteur, commentateur, interprète, et en dernière instance auteur du Quichotte de Cervantès. Adhérer à un texte, au plus près de sa lettre, c’est aussi, en la déprenant d’elle-même, la refaire en totalité. Comme dit Borgès, on peut toujours tenter de lire l’Imitation de Jésus-Christ comme si c’était écrit par Céline. Au fond on lit toujours comme si : la lecture est un acte essentiellement fictionnel, c’est-à-dire productif.

C.A. – Et si ça ne marche pas ?

P.M. – Si ça ne marche pas, on laisse tomber, ou on recommence, d’une autre manière. Ce que je veux dire, c’est qu’il n’y a pas de bonne lecture, au sens d’une bonne lecture qui serait une lecture vraie. Un texte qui aurait trouvé, fixé définitivement sa signification, sa signification « vraie », serait du même coup un texte périmé, une oeuvre morte, dont il n’y aurait plus rien du tout à faire. C’est tout le problème de l’interprétation, tel qu’il se pose en musique, ou au théâtre. Une oeuvre qu’on jouerait toujours de la même façon, cela voudrait dire qu’on aurait cessé de s’y intéresser. Je suis en train de dire quelque chose de très banal, de très simple : l’académisme, l’objectivité, au sens de l’achevé, du définitif, c’est la fin de toute activité, de toute innovation, c’est la mort. Un texte qu’on aurait « fini » de lire, serait un texte mort.

Les textes classiques sont pleins de sens, mais faut-il encore en produire la pluralité.

C.A. – Vous êtes très attaché au principe représentatif de la philosophie : vous vous en êtes expliqué tout à l’heure. Mais que pensez-vous du concept d’« esthétique », littéraire ou autre, qui, outre l’expérience de la pensée, peut prendre en charge les dimensions stylistique, rhétorique, etc.

P.M. – Je me méfie beaucoup de l’esthétique, dont les catégories sont surdéterminées et biaisées par le clivage institutionnel de la Philosophie et de la littérature, par le conflit des facultés. La notion d’esthétique ne prend de sens que sous la condition que soit tracée une limite entre le fait de sentir et celui de penser et de connaître. Offrir la littérature à une appréhension purement esthétique, c’est refuser de lui reconnaître sa dimension spéculative qui a été oblitérée Par toute une tradition. Mon projet est justement d’échapper à cette esthétique au sens strict.

C.A. – Et la notion du beau, qui est attachée à l’esthétique et qui paraît reprendre du crédit à l’heure où une certaine scientificité de l’approche des arts est quelque peu reléguée ?

P.M. – Mais, présenter la littérature comme une forme de connaissance et une expérience de pensée, ce n’est pas du tout lui retirer sa beauté : c’est seulement refuser de la reléguer, de l’enfermer, dans sa seule beauté, présentée comme un caractère exclusif, qu’on cherche à tout prix à préserver comme s’il s’agissait d’une vache sacrée. A l’horizon de l’esthétique, on trouve toujours, masquée ou à visage découvert, la religion, l’évocation de valeurs absolues qui seraient au-dessus de tout soupçon. Or l’expérience proprement littéraire n’est pas celle de la sanction ou de la légitimation : c’est le vertige contrôlé qui naît de la contestation, de la provocation. C’est pourquoi, lorsque je parle de penser et de connaître, je n’entends pas restaurer d’autres valeurs positives, qui seraient par exemple des valeurs rationnelles : il ne s’agit pas de mettre le vrai à la place du beau, car cela reviendrait finalement au même. Non, la pensée que véhicule la littérature entretient avec la vérité un rapport qui est essentiellement négatif : elle est de l’ordre de l’implicite, et rejoue à sa manière toutes les ruptures de l’inconscient. C’est pourquoi aussi cette pensée ne prend jamais une forme achevée et définitive : elle est de la pensée à l’état libre.

C.A. – Quand vous parlez de pensée, est-ce que cela entraîne une réhabilitation du sujet, par rapport aux décennies précédentes qui l’auraient occulté ?

P.M. – Parlons de subjectivité plutôt que de sujet. Le sujet est se qui se pose dans son identité propre. Mais il y a aussi une subjectivité sans sujet, en tout cas sans un sujet, au sens ou le sujet s’affirme comme sujet de quelque chose (du droit, du langage, des valeurs, de la pensée, etc.). Dire que la pensée est sans sujet, sans un sujet, ce n’est pas du tout la couper de la subjectivité. La subjectivité, c’est l’épreuve des limites, qui peut être parfaitement anonyme : elle se loge dans les lacunes, les interstices, les creux, qui travaillent tous nos actes et toutes nos oeuvres, et interdit que ceux-ci soient définitivement socialisés. Les oeuvres littéraires ne sont jamais données comme ça, dans la figure de l’achèvement, de la perfection : mais elles sont offertes au mouvement de la subjectivité qui joue ironiquement avec leurs contours prétendument définitifs. C’est ce que j’appelais tout à l’heure reproduction : ce qui est fascinant dans la littérature, c’est qu’elle ne se présente pas à nous sous forme d’organisations déjà toutes faites, mais à travers ses membres épars, qu’il faut sans cesse réajuster, refaçonner. Cela, on peut effectivement l’appeler subjectivité, à condition de couper la représentation de cette subjectivité de celle d’un sujet préalablement donné et constitué, avec ses moyens et ses fins.

C.A. – La subjectivité travaille l’œuvre, mais l’œuvre est déjà une construction, donc une stratégie qui cristallise de la subjectivité…

P.M. – Oui, mais elle n’est intéressante que si elle suscite d’autres constructions possibles, qui la défont et la refont, en sens inverse de l’illusion selon laquelle elle serait faite une fois pour toutes, et à prendre ou à laisser comme telle, à la manière d’un monument. Les oeuvres littéraires sont comme les fabrications d’Andy Warhol : des trompe-l’œil, des assemblages factices, des jeux de surfaces et d’ombres qui ne sont fixés qu’en apparence, et qui agissent parce qu’ils se déplacent jusqu’en nous, en nous déstabilisant. Pensez à Pérec ou à Roubaud, qui écrivent réellement des romans en faisant semblant, et nous forcent ainsi à nous interroger, sans fin, sur ce que c’est qu’écrire un roman. La littérature, ce n’est pas un ensemble de réponses à des questions déjà posées, mais c’est les questions elles-mêmes, en tant qu’elles sont des questions sans réponse, ou qui valent pour elles-mêmes indépendamment du fait d’y apporter des réponses.

C.A. – Quelque chose me paraît important dans A quoi pense la littérature ? C’est cette thématique qui part d’une mise en perspective de l’histoire, d’une humanité émancipée (localisable de préférence au XVIIIè siècle), thématique qui passe ensuite par une littérature des profondeurs (plutôt localisable au XIXè siècle), sondant et tâtant à pleine main, avec Hugo, par exemple, ce peuple mouvant, ambivalent, cette force noire et suspecte, avec ce que cela implique de figures doubles du grotesque, de la place publique et des bas-fonds, comme le dit Bakhtine ; et la thématique de la disparition (plutôt au XXè siècle), mais où on reconnaît Sade, Flaubert, Roussel… Puis on pourrait allonger la liste avec Kafka, Joyce, Beckett, Robbe-Grillet, etc. En gros on passerait d’une perspective historique entrant dans une certaine rationalité, celle de la modernité, à sa disparition, qui pourrait être celle du sens. Et sur cette trajectoire les écrivains, dans une thématique des profondeurs, ont plongé dans les couches basses, avec une certaine avidité, parfois rabelaisienne, ont dégluti (Sue, Hugo, Flaubert„.) à volonté, avec une espèce de positivité dense. Tandis que la littérature de la disparition, ou de l’absence, remonte à la surface, au niveau du langage et de sa fragilité, de ses manipulations. Est-ce que vous voyez-là une relation directe avec l’évolution de l’histoire, l’effritement d un sens univoque, une certaine pétrification, et la position décentrée de l’écrivain ?

P.M. – Sans doute, le cours de la littérature va avec l’épuisement du sens, ou sa démultiplication, ce qui revient au même : si le sens disparaît c’est à cause de son trop plein. Et il n’y a pas du tout là de quoi se désespérer : la perte du sens, c’est une illusion qui s’effrite. Or, si la littérature sert à quelque chose, c’est bien à cela : elle nous exerce à nous déprendre de nos illusions. Et c’est pourquoi il ne faut surtout pas la réinscrire dans un nouveau système d’illusions, dont les critères seraient seulement formulés. Il faut, à l’inverse, faire travailler ses schèmes dans ce qu’ils ont de corrosif.

C.A.. – Ce n’est pas le seul modèle à être caduc. Et à ce propos je voudrais enchaîner sur autre chose, la question qui pourrait conclure l’entretien : toute la pensée qui précède le marxisme a été préoccupée de l’art en général et lui donnait une place essentielle. Et avec l’essor du capitalisme, l’antagonisme des classes, la théorie marxiste de la structure et de la superstructure a fait de l’art une superstructure éloignée, comme disait Engels. D’où le marxisme le plus sec a évacué cette dimension du social. Or, si on pouvait à la limite admettre que dans ce cadre la perspective d’un affrontement de classes, et du grand soir, justifiait la primauté du politique comme instrument de la prise du pouvoir, il semble bien qu’aujourd’hui l’histoire remet tout à plat ; et on voit une résurgence des grandes questions extra politiques – quoique d’une certaine façon, à la périphérie du marxisme, l’Ecole de Francfort, Marcuse, Adorno, et Benjamin, n’ont jamais cessé de penser l’art comme une question capitale. Alors : comment entendre aujourd’hui la place de l’art, et corrélativement celle du politique, par rapport à cette hiérarchisation structure/superstructure du marxisme ?

P.M. – Je dirais qu’aujourd’hui plus que jamais il est interdit d’isoler l’art, de le constituer comme une entité autonome, ce qu’on faisait d’une certaine façon en le cantonnant dans la région des super structures. L’importance de l’art vient de ce qu’il est complètement immergé, impliqué, dans la vie sociale, politique. La littérature, avec ses figures de fabulation propre, est engagée dans la vie réelle des hommes, où les rapports imaginaires n’ont pas seulement une valeur d’image, de représentation, de reflet. C’est pourquoi je trouve aussi dangereux de conférer à l’art une valeur strictement esthétique : son importance est bien plus grande, parce qu’elle se situe sur un autre plan, non pas hors monde, en relation avec un projet d’évasion, mais dans le monde, ici et maintenant, où les oeuvres littéraires, que nous le voulions ou non, que nous le sachions ou non, continuent à vivre et à produire leurs effets, qui sont des effets tout à fait réels. En présentant la littérature comme une expérience de pensée, je ne tends donc pas à en faire quelque chose de purement idéel, mais je cherche au contraire à lui restituer sa dimension la plus matérielle.