Muséographie

Créolisations en perspective

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Ce fameux débat sur les “Créolisations en perspective”, au Musée
d’art moderne de la Ville de Paris, était finalement très
intéressant, recoupant quelques échanges qu’on a eus ici. Je vais
essayer d’en rendre compte, sachant qu’il y en avait pour presque
deux heures et que je vais donc simplifier et réduire malgré moi, je
m’en excuse d’avance.

Le travail audiovisuel, “Une agora réunionnaise” de Jean-Christophe
Royoux et Caecilia Tripp, présenté dans le cadre de l’expo
“Déplacements”, consiste en une véritable multitude d’entretiens
vidéo avec des Réunionnais (environ soixante), présenté en 10
séquences d’environ vingt minutes chacune, sur cinq moniteurs
disposés en demi-cercle. Les multitudes se laissent-elles
représenter, par deux artistes qui effectuent un travail de sélection
et de montage ? A mon avis, les gens sont représentés – cadrés,
coupés, mis en scène selon les intentions des auteurs – et en même
temps ils débordent, disent quand-même une partie de ce qu’ils ont à
dire. Il faut sans doute voir, dans ce genre d’oeuvre, un processus
de négotiation, allant jusqu’à un rapport de forces, qui est souvent
ce que les auteurs recherchent mais qu’ils ne peuvent pas réaliser
tout seuls et qui s’exprime, en fin de compte, presque toujours un
peu malgré eux. En tout cas, j’ai trouvé plus d’intérêt dans le
travail que je n’en avais de temps pour regarder/écouter, et il faut
dire que non seulement la thématique, mais l’approche même est rare
en France par les temps qui courent. Vous pouvez encore voir jusqu’à
dimanche pour vous faire un avis personnel, si vous êtes parisien et
curieux. Le travail de Multiplicity vaut peut-être un coup d’oeil
aussi.

Moi, j’aime bien les débats, quand les gens sortent des moniteurs et
s’assument en direct.

JEAN-CHRISTOPHE ROYOUX a ouvert la séance, en émettant une hypothèse
: les maisons auto-construites qui prolifèrent sur l’île de la
Réunion fourniraient une sorte d’archétype permettant d’identifier
les processus de créolisation. Parlant de la notion
d’auto-construction, il se réfère aux idées de “self-construction” et
de “learning process” qui apparaissent dans l’art expérimental
américain des années 60 ; il disait ça en passant, mais j’ai bien
l’impression qu’un certain type de performance expérimentale, où
l’improvisation et l’apprentissage se posent en modèle pour des
processus de désaliénation, orientait effectivement son regard vers
les maisons auto-construites.

ATTILA CHEYSSIAL, qui est architecte réunionnais, s’intéressant
particulièrement l’habitat en auto-construction, prend la parole
ensuite. Il remarque que sous l’ancien partage colonial da la
Réunion, tout le monde était pris en compte, mais de façon
horriblement inégalitaire; aujourd’hui, le partage départemental
laisse beaucoup de gens sur le carreau, sans propriété ni domicile.
On “tolère” l’implantation temporaire de leurs logements,
généralement dans des zones accidentées; la maison est meuble, ça
bouge. Il n’y a même pas, selon lui, de cadre traditionnel qui
gouverne ces implantations. Mais cela se fait avec une certaine
poésie, “les gens ne sont pas si mal dans cet habitat-là”. Il
explique ce bien-être relatif en parlant de l’appropriation, qui
n’est pas du vol, n’a rien à voir avec la propriété, mais serait au
fond “la façon dont on construit en soi son monde”. Tout le contraire
des modes d’habitation bourgeois, où on achète tout, s’installe bien
par rapport à ses objets, mais sans développer aucun rapport au lieu.
Pour illustrer le joyeux désorde de cette appropriation populaire et
réunionnaise – je dois dire que ceci était vraiment caricatural,
pourtant le monsieur a dit des choses sensées dans le débat après –
il désigne nommément quelqu’un dans le public, la fait s’asseoir
devant, appelle quatre filles (ses étudiantes je suppose?) qui
s’emparent de petits éléments peints attachés à des fils (un canard,
un palmier, des petites représentations de couleurs vives) et
commencent à les accrocher n’importe-où dans la salle, avec les fils
qui ramenait à la pauvre dame assise devant le public.
“Développez-moi ça partout!” disait-il à voix haute quand il trouvait
que les filles n’allaient pas assez vite… hélas… personne ne dit
rien et ce moment passe…

JEAN-CLAUDE CARPANIN MARIMOUTOU, qui est poète, professeur à
l’Institut d’Études Créoles et Francophones (Université de la
Réunion) et membre du Comité International des Études Créoles, est un
type beau à voir, très intéressant à entendre. Il devait, selon
Royoux, parler d’auto-construction en littérature. Il commence plutôt
à parler de créolisation, disant que d’un côté, on entend par là une
métaphore de la rencontre, du brassage planétaire, une “identité
rhizome” (Glissant). Mais en linguistique la créolisation désigne la
manière dont une langue se construit par les relations entre maîtres
et esclaves sur une île. Il émet un doute, si on peut réellement
utiliser ce terme pour toute sorte de rencontres, quand son référent
dans l’histoire est tellement violent. Est-on, veut-on être créole?
Apparemment il y a un débat sur le sujet à La Réunion. Après ça il
raconte comment une littérature créole naît, sur l’île Maurice et à
La Réunion, par un détournement des Fables de La Fontaine. Il parle
d’un certain Héry, qui retravaille en créole, non seulement La
Fontaine, mais toute la chaîne intertextuelle qui mène aux Fables et
qu’on a généralement oubliée (versions antiques des mêmes histoires,
etc). Mais en même temps, Héry feint d’écrire ses textes comme si ils
étaient fondés sur le caractère spécifique du lieu (l’île) et la
parole du conteur qu’il met en scène. Marimoutou parle également de
chansons en créole, des paroles tout simples qui charrient en réalité
des scènes de la Ramayana indienne, connues à l’origine des seuls
Tamils, qui sont passées dans la tête de tout le monde. Il dit que la
langue créole est constamment en rapport avec un passé, dont le sens
est conservé dans le présent pour façonner l’avenir. Pour cette
raison il récuse la notion d’auto-construction, la langue créole
serait un dialogue. La question pour lui, c’est comment on passe du
multiculturalisme à une culture plurielle.

Françoise Vergès, d’origine réunionnaise, est prof d’études
postcoloniales [genre inexistant en France à ce que je sache, c’est
dommage au Centre for Cultural Studies à Goldsmiths College à
Londres. Elle y va pas avec le dos de la cuillière. En ce qui
concerne l’appropriation, elle rappelle que le colon qui venait
s’appropriait la terre, dans le sens de se l’acaparer violemment,
voilà une appropriation. Maintenant un peu d’histoire récente. A La
Réunion il y a finalement la départementalisation en ’46, soutenue
par la gauche, mais puis tout de suite par la droite conservatrice.
Elle rappelle la présence, pendant 25 ans, de Michel Debré, qui avait
été favorable à l’Algérie française. Pendant les années 50 et 60, on
cherche à rendre les Réunionnais français, à les assimiler. “La
Réunion n’est rien sans la France” entend-on dire à l’époque. Mais ce
n’est pas la France des mouvements sociaux, du féminisme, aucun écho
des mouvements de libération noirs, c’est une France
unidimensionnelle à la Jeanne d’Arc. Elle dit que le structuralisme
des années 60 n’est pas encore venu à La Réunion. Mais le plus
intéressant, c’est quand elle se met à parler de l’habitat
réunnionnais, du “rapport ambivalent des réunionnais à leur terre
comme un bien commun”. Elle dit qu’à l’intérieur des cours, c’est
propre et très beau, mais que les gens jettent tout au dela de leur
clôture. Ordures partout dans les ravins. Aucun sens du commun. La
vraie question serait, qu’est-ce que nous allons faire ensemble de
cette île? Question politique concernant les rapport des Réunionnais
entre eux. Puis elle se remet à parler de la créolisation, en la
faisant remonter à l’époque de la première mondialisation, liée à la
traite. On arrachait les esclaves de leur vie, de leur société, de
leur langue, on les mettait avec d’autres qu’ils ne comprenaient pas
pour éviter le dévelopment des solidarités. C’est ça, le creuset du
créole. Mais quand même, la violence produit cette chose unique,
cette langue composite. Y aura-t-il une créolisation dûe à la
coexistence des gens dans les villes mondialisées d’aujourd’hui? Elle
croit que Glissant est trop optimiste. Il y aura peut-être des poches
de créolisation, à côté de poches de ségregation, de poches de
multiculturalisme libéral (ils aiment pas ça, les postcoloniaux, ça
veut dire marchandisation des identités je crois), ou d’autres poches
encore… En tout cas, les conditions historiques sont différentes, à
cause des facilités du voyage et de la communication par téléphone et
par Internet; on n’oublie plus sa langue, ça ne peut pas être la même
chose. Bref, elle insiste sur les conflits spécifiques de l’histoire
qui ont façonné le présent sur l’île de La Réunion. Et pour finir en
beauté elle cite un proverbe africain: “Qui que tu sois devenu, tu ne
sais pas qui tu es.”

*****

C’était extrêmmement intéressant, l’enchaînement de tout ça.
Evidemment j’ai pensé au dégoût de Jean-Yves Mondon concernant la
créolité, quand les Réunionnais ont commencé à mettre en doute les
idées ou les utopies “artistiques” concernant la vie sur leur île. Si
je peux rajouter ma propre interprétation, je crois que cette
histoire d’appropriation/ auto-construction est quelque chose de très
fort dans l’imaginaire politique de gauche. Ça remonte au bricolage
de Levi-Strauss, aux manières de faire de Michel de Certeau, aux
usages populaires de la culture de masse, décrits par les études
culturelles britanniques. Dans ce type de rapport apparemment
spontané à la vie on voyait une existence sans aliénation; mais
c’était la vie des autres, dans le passé ou parmi d’autres peuples ou
classes, inaccessibles à l’intellectuel qui en parlait. La
créolisation à la Glissant, comme l’idée d’hybridation lancée par
l’auteur postcolonial Homi Bhabha – et peut-être l’idée des
multitudes? – est une tentative de relancer cette possibilité d’une
désaliénation au présent, et cette fois, pour nous. On voudrait
construire en soi un autre monde. C’est l’espoir d’un processus
d’apprentissage, une exode de ce truc glauque qui nous environne, un
devenir-minorité. Mais dès que ce discours oublie l’histoire et ses
conséquences au présent, cela devient trop facile. Ce qui est beau et
solidaire et inventif a toujours eu un rapport à la résistance, dans
des situations dures, dans des conditions d’aliénation. C’est ça qui
traverse les générations. Le jazz, par exemple. Ou même un truc aussi
banal que la musique rock – ça secouait les tripes quand ça faisait
partie d’une rébellion et d’un mouvement de refus, après ça
dégringole. J’en viens à douter de ce dogme multitudinaire qui dit
que tout est dans l’exode, et que la confrontation reconduit
dialectiquement ce à quoi on se confronte. La résistance ne se réduit
pas à la gauche plurielle et aux appareils syndicaux
cogestionnaires… Moi, une bonne moitié de ce que j’aime sort plus
ou moins directement des barricades, la confrontation, c’est pas si
mal parfois…

A penser comme ça, on en viendrait à poser la question, faut-il se
débarrasser des poètes “optimistes”? J’ai entendu Glissant une fois,
au milieu d’une brochette d’universitaires dont l’imperturbable
Rosalind Krauss qui critiquait le modernisme pictural à la Kant.
Glissant était formidable. Après sa conférence il a été durement
critiqué pour son utopisme, par des gens très cons et ennuyeux, qui
pour avoir pondu des tonnes de gros bouquins n’avaient jamais écrit
une seule phrase comparable aux siennes. Un des aspects de l’art,
c’est qu’il peut te la donner, la vie entière et belle, sans
aliénation. Elle est là, devant tes yeux, elle chante dans ton
oreille comme l’ange de Rembrandt dictant les Ecritures. Seulement tu
peux pas la toucher. Et encore heureux, si personne ne se met à
vendre l’image de cette belle vie… Toutes ces raisons font que je
m’intéresse beaucoup à l’art dans des situations de résistance et de
conflit – but that’s another story….