La vie politique américaine souffre-t-elle d’une crise institutionnelle ? Certains soutiennent, avec un parfait cynisme, que malgré des taux d’abstention électorale astronomiques, le système se porte bien puisque ceux qui ne participent pas ont fait le libre choix de rester en marge du jeu politique. D’autres prétendent que le phénomène Perot – cet homme d’affaires autoproclamé candidat à la présidence – est un indicateur de bonne santé du système puisqu’il témoigne d’un réflexe démocratique de rejet des partis institutionnalisés par le peuple.
Ces arguments sont bien sûr irrecevables. Mais le problème demeure : les États-Unis sont traversés par une profonde crise sociale et économique largement commentée, mais il est moins aisé de cerner la nature de la crise politique.
Deux politologues américains, Benjamin Ginsberg et Martin Shefter, proposent dans leur Politics by Other Means (1990)[[Benjamin Ginsberg et Martin Shefter : Politics by Other Means : The Declining Significance of Elections in America, New York, Basic Books, 1990., une réponse intéressante à la question : “Quelle crise politique” ? Abordant le problème à partir d’une perspective à la fois systémiste et critique, ils postulent que cette crise est celle de l’incapacité du système à adopter un programme socioéconomique cohérent et à mettre celui-ci en oeuvre. Théodore Lowi, un autre enseignant de l’université Cornell, fut le pionnier de ce type d’analyse en montrant, dans The End of Liberalism (1979)[[Théodore J. Lowi : The End of Liberalisme, New York, W.W. Norton, 1979. Traduction française publiée par les Presses Universitaires de France sous le titre La deuxième république, 1987., comment les politiques poursuivies par l’État fédéral américain résultent non pas d’orientations décidées rationnellement mais d’arbitrages entre les multiples groupes d’intérêt. Ginsberg et Shefter vont plus loin, tout en remettant l’analyse à jour, en montrant comment la paralysie décisionnelle de l’État américain résulte non seulement du choc des groupes d’intérêt mais aussi d’un nouveau genre de lutte entre les appareils des grands partis.
Leur thèse principale est que les deux grands partis se livrent une bataille permanente qui ne se situe plus, sauf de façon formelle, sur le terrain des élections, car le véritable terrain de lutte politique s’est déplacé aujourd’hui au sein même de l’appareil d’État. En effet, chaque parti a établi une présence indéracinable dans certains “morceaux” de l’État et exploite les ressources propres de ces bases institutionnelles pour écraser l’adversaire.
Bien que Ginsberg et Shefter insistent sur les limites sévères posées au pluralisme démocratique par la démobilisation des citoyens et des partis, leur propos n’est pas de démontrer que le pouvoir d’État est contrôlé par une élite du pouvoir ou par une classe dominante. A notre avis, leur démonstration n’est cependant pas réellement contradictoire avec une telle analyse, mais elle y apporte des nuances intéressantes. Alors que dans les théories des élites les conflits qui divisent les équipes politiques rivales apparaissent comme superficiels ou secondaires, Ginsberg et Shefter montrent que ces conflits peuvent avoir des enjeux sociaux et économiques considérables.
La division du travail s’organise grosso modo de la façon suivante : “les Démocrates, écrivent-ils, se sont enracinés au Congrès, dans les services sociaux fédéraux, les agences de réglementation (…), les bureaucraties gouvernementales et les associations à but non lucratif (…) qui participent à l’administration des programmes sociaux nationaux”, tandis que les Républicains, pour leur part, contrôlent “la Maison Blanche, l’appareil de sécurité nationale, les secteurs de l’économie qui bénéficient des dépenses militaires, et les secteurs de la société américaine dont le revenu, l’autonomie ou les valeurs sont menacés par l’État-Providence et l’État de réglementation construit par les Démocrates”. Il y a donc une situation d’implantation concurrentielle (competitive entrenchment) dans l’État.
Nous ne nous étendrons pas ici sur l’historique que font les auteurs de cette polarisation au sein de l’État. Nous nous contenterons de signaler que cette situation a commencé selon eux en 1968, date à laquelle le consensus bi-partisan sur les grands problèmes nationaux et internationaux s’est brisé et où de véritables conflits se sont déclarés entre Démocrates et Républicains dans le domaine géopolitique (la guerre du Vietnam), racial (le mouvement des droits civiques des Noirs), et plus généralement social (le rôle de l’État face à la pauvreté). Ces conflits ne risquaient à aucun moment, bien sûr, de remettre en cause les fondements du système capitaliste ; mais le parti républicain a commencé dès 1968 à incarner une réaction active contre le réformisme démocrate.
Si les Démocrates restent très enracinés dans la bureaucratie d’État, c’est parce qu’ils ont souvent été les créateurs, et – en tout cas jusqu’à maintenant – les meilleurs défenseurs, des programmes sociaux ou de réglementation dont dépendent de nombreux fonctionnaires de l’État pour leur survie. Et si le Parti démocrate garde une majorité assez stable dans les deux chambres du Congrès, c’est d’une part parce que ses candidats défendent avec une relative efficacité les intérêts des régions dont ils sont les élus, et d’autre part parce que les candidats sortants ont, statistiquement, un avantage écrasant lors de chaque scrutin.
Les Républicains, pour leur part, doivent leur domination sur les sommets de l’État, au fait que la présidence fonctionne de façon “plébiscitaire” (le terme est de T. Lowi) ; le président peut faire appel à l’opinion en diffusant des arguments – très porteurs dans l’opinion des classes moyennes – en faveur du maintien du rôle militaire des États-Unis dans le monde, contre la vocation sociale de l’État, contre les politiques d’intégration active des minorités raciales et ethniques, etc.
La politique fiscale des Républicains depuis Reagan, analysée finement par les auteurs, est interprétée non seulement comme une stratégie anti-sociale, mais aussi, et par là-même, comme un instrument politique brandi contre les Démocrates dont le destin est lié, ou l’a longtemps été, aux programmes sociaux.
De ce point de vue, il est évident que le pouvoir exécutif républicain a remporté de nombreuses victoires contre les Démocrates depuis douze ans. Ces victoires ne sont jamais totales, car les Démocrates du Congrès maintiennent une capacité de résistance face aux projets présidentiels trop nuisibles à leurs intérêts, mais la crise de perspectives du parti démocrate en cette année électorale 1992 indique très clairement que c’est le pouvoir républicain qui définit désormais les termes du débat politique.
La compétition politique, étant de plus en plus fonction des positions qu’occupent les uns et les autres dans l’État, prend des formes qui auraient été inconcevables il y a quelques années. Pour Ginsberg et Shefter, la tactique politique se fonde de plus en plus sur les poursuites judiciaires visant à discréditer l’adversaire, les fuites médiatiques et les manœuvres bureaucratiques, à quoi il convient d’ajouter, dans le cas de la politique étrangère des présidents républicains dans les années 80, l’organisation d’un véritable État dans l’État, à l’abri (du moins temporairement) de la critique des Démocrates et de l’opinion.
En bons politologues universitaires, les auteurs ne laissent pas trop transparaître leurs opinions. Leur analyse se veut purement systémique et au-dessus de la mêlée : le problème se résume à une crise d’efficacité du système, qui ne peut produire de bons outputs puisque ses mécanismes internes de décision sont brouillés par la division politique. Pourtant on devine que les auteurs sont en fait des “libéraux” au sens américain du terme, c’est-à-dire, de l’aile gauche du parti démocrate. On les sent scandalisés par une politique fiscale républicaine socialement désastreuse et par les aventures extra-légales de la politique étrangère de Reagan et de Bush en Amérique centrale et dans le golfe Persique. Et le dernier chapitre, intitulé “Mobilisation électorale, combat institutionnel et pouvoir gouvernemental”, révèle qu’ils sont préoccupés par l’extrême degré de démobilisation de l’électorat américain. Mais ils ne sont guère optimistes quant à la possibilité d’une remobilisation initiée par les partis, car ceux-ci ont plutôt intérêt à maintenir un électorat restreint. “Les hommes politiques qui sont montés au sommet de l’Amérique contemporaine – écrivent-ils – ont appris leur métier et ont réussi dans un environnement de basse mobilisation. Et les armes du combat institutionnel qui sont devenues centrales dans la vie politique américaine contribuent au maintien d’un tel environnement.” (p. 192).