Ce texte doit être considéré comme un document de travail.
“Qu’est ce qui se passe lorsqu’une démarche universitaire et théorique essaye de s’engager dans des pédagogies qui incluent l’engagement actif des individus et des groupes et essaye de faire la différence dans le lieu institutionnel où elle est située? (…) Cela requiert d’assumer que la culture fonctionnera toujours à travers ses textualités et que la textualité n’est jamais assez. Mais assez de quoi, pour quoi? C’est là une question à laquelle il est extrêmement difficile de répondre parce que, philosophiquement, il s’est toujours révélé impossible dans le champ théorique des cultural studies -que celui ci soit conçu en termes de textes et de contextes, d’intertextualité, de formations historiques dans lesquelles se logent les pratiques culturelles- d’arriver à quelque chose qui correspond à une formulation adéquate de la culture et de ses effets. Néanmoins, je veux insister sur le fait que si les cultural studies n’apprennent pas à vivre avec cette tension, une tension que toutes les pratiques textuelles se doivent d’assumer , une tension que Said décrit comme étant l’étude du texte dans ses liens avec “les institutions, les agents, les classes, les universités, les entreprises, les groupes, les partis et les professions, les nations les races et les genres dans leur définition idéologique- alors les cultural studies auront renoncé à leur vocation à être au monde. (…) Si vous perdez de vue cette tension, vous pouvez faire un bon travail intellectuel mais vous perdrez la pratique intellectuelle comme politique. Je vous dis cela non pas pour vous dire ce que les cultural studies devraient être (…) mais parce que je pense que c’est ce qui définit le projet des cultural studies. Dans le contexte anglais comme dans le contexte américain, les cultural studies ont attiré l’attention non pas à cause d’un développement théorique interne mirobolant mais parce qu’elles maintiennent les questions théoriques et politiques dans une tension permanente et sans résolution.”[[“Cultural Studies and its Theoretical Legacies” in Stuart Hall, Critical Dialogues in Cultural Studies, Morley David & Chen Kuan-Hsing, Londres, New York, Routledge, 1996, pp. 262-275.
pp. 265-265 et la toute la première section intitulée “(Un)Setting accounts : marxism and cultural studies”, pp. 25-130 in Stuart Hall, Critical Dialogues in Cultural Studies, op cit.
L’un des mérites des cultural studies pour la France est de politiser les savoirs en général et les disciplines en particulier, pire encore de fissionner le réacteur républicain en activant des théorisations et des pratiques culturelles et politiques en chaîne venues des marges : les études post-coloniales, les féminismes et le post-féminisme, les études ethniques, les études gaies, lesbiennes et trans, les études queer, les disabilities studies, les beur studies, les whiteness studies et les gender studies et toutes les études issues de l’intégration! Il y a effectivement de quoi avoir peur pour qui cherche encore à se conforter à l’ombre des grands récits de la modernité qui ont promis le progrès social, la justice et l’égalité pour tous alors qu’il n’était question que de la défense de l’universel blanc masculin hétérosexuel; de quoi trembler pour ses privilèges épistémopolitiques, ses casiers disciplinaires et ses universités straight.
Comme le laisse entendre le titre de cet article, j’ai choisi de répondre à la question débattue au cours de cette journée de réflexion en revenant sur une des problématiques centrales des cultural studies : celle de la discipline. Pour ce faire, je vais évoquer la rencontre des cultural studies, du marxisme et du post structuralisme, des cultural studies américaines et des cultural studies anglaises, la collusion des grands objets des cultural studies comme les médias de masse de masse par exemple et des météorites qui criblent la nappe des champs à peine constitués, sans oublier les raids des minorités sur les cultural studies.
Je ne serais pas où j’en suis si je n’avais pas découvert les textes de l'”école” de Birmingham, si je n’avais pas lu pas les cultural studies en anglais, si je n’avais pas redécouvert le féminisme dans ses aspects politiques et théoriques tel qu’il a évolué et s’est vu redistribué dans les media studies, les queer studies dans les années 90. Je ne pourrais pas revendiquer ma qualité de mauvais sujet queer pervers et indiscipliné, mon identité sexuelle et de genre, mon rapport aux savoirs, aux pouvoirs et aux politiques sans une position constructiviste radicale qui affecte aussi bien la conception du langage, de la réalité, de la culture et des identités. J’ai donc choisi d’adopter un style autobiographique pour raconter des situations révélatrices du type de résistance que suscitent les cultural studies en France. A partir de ces résistances constatées, j’essayerai par la suite de définir ce que l’on peut entendre par cultural studies en décrivant plusieurs niveaux opératoires : les objets et la dimension profondément politique des cultural studies. Une fois passées en revue les caractéristiques épistémopolitiques des cultural studies, on verra mieux en quoi elles permettent et cherchent à renoncer à toute forme d’autorité de la discipline. Mêlant tonalité autobiographique et fragments de “l’histoire” des cultural studies, cette mosaïque “textuelle” fera plaisir à ceux qui ont encore besoin de réduire les cultural studies à une inflation langagière, métaphorique et apolitique. Elle signifiera à d’autres que le personnel, le théorique, les disciplines sont politiques.
Autant prévenir tout de suite l’agacement que suscite souvent ce genre d’écriture. Il vient du fait que l’on trouve ce genre de prose inutile et cheap par rapport à des modèles de la théorie plus nobles et plus rigoureux. Cette manière d’écrire serait si “américaine” : les Américains n’ont-ils pas cette tendance à émotionnaliser leurs propos, leurs expériences, avec ce style Alcooliques Anonymes qui serait le leur? Pour ce qui est du stéréotype culturel de l’américanité, il masque mal le propos critique de cet ancrage “subjectif”. On voudrait sans doute, même dans les sciences humaines, continuer d’opposer tranquillement subjectivité et objectivité, avec un modèle hypothético-déductif à la clé ou des manières de vérification empruntées aux sciences dures.
En fait, commencer ainsi revient à déconstruire le sujet que je suis, la fiction particulière qu’il représente, l’effet d’une histoire, d’un contexte, de certains discours. Pas de démarche culturaliste qui ne considère que la question de la subjection est tout aussi importante que celle des objets d’investigation, que l’un et l’autre sont, voire doivent être, liés. Mieux vaut être gay[[Sur l’observation participante gaie en matière de sexographie cf Bolton Ralph, “Mapping Terra Incognita: Sex Research for Aids Prevention-An Urgent Agenda for the 1990s”, in Herdt Gilbert & Lindenbaum Shirley, The Time of Aids, Social Analysis, Theory and Method, Sage, Nerwbury Park, London, New Dehli, 1992, pp. 124-158. pour faire de l’observation participante dans les backrooms. La proximité avec son objet est une richesse et non un biais et il faut admettre que la plupart des enquêtes sur la sexualité des minorités et des autres se sont fait jusqu’à il y a peu non d’un point de vue objectif mais d’un point de vue hétérocentré et masculin. Le modèle objectivant est finalement bien plus louche (que l’on pense à ce qu’il a donné dans une certaine anthropologie coloniale). Un départ subjectif réflexif constitue aussi une manière de contrer l’existence “naturelle” d’un sujet neutre, non genré, non marqué par la classe ou la race : bref universel et blanc. Cette manière d’écrire fait écho aux textes à voix multiples que j’ai lu dans les années 90, qui m’ont sorti du monologue et de la pensée straight et qui de Douglas Crimp[[Crimp Douglas, “Fassbinder, Franz, Fox, Elvira, Erwin, Armin and All the Others”, in Queers Looks, Perspectives on Lesbian and Gay Film and Video, Gever M, Greyson & Parmar Pratibha, New York, Londres, Routledge, 1993, pp. 257-274. à Stuart Hall m’ont fait comprendre ce qu’il y avait de fictionnel et d’autobiographique chez les sujets des sciences humaines et en quoi parler autobio-graphiquement permet de relativiser le principe d’autorité que confère la théorie.
Pour ne plus se succomber à un usage intimidant de la théorie avec un grand T, vive le cheap justement. L’un des apports des cultural studies a été de multiplier les méthodes, les approches d’un objet sans les hiérarchiser. Tout est bon à prendre pour mieux appréhender les objets : l’analyse des textes, des discours, des publics, de la réception, des institutions mais aussi bien les interviews, les archives et la/les théories. Et surtout les théories champignons : la living chicana theory[[Carla Trujillo (dir.), Living Chicana Theory, Third Woman Press, Berkeley, Californie, 1998. aura sans doute une longévité plus courte que la théorie des nombres ou de celle de la reproduction bourdieusienne mais elle nous permettra de penser des objets comme “la frontière” ou l’identité chicana sans eurocentrisme, colonialisme ou théoricisme. Comme le fait remarquer Appadurai, les cultural studies mais on pourrait en dire autant de la cheap theory surtout dans le contexte français génère une certaine “anxiété” quant à ce qui constitue “la vraie recherche”. Voila qui devrait plutôt nous amener à la manière à faire le genealogie de la constitution de nos disciplines et à les historiciser[[Arjun Appadurai, “Diversity and disciplinarity as Cultural Artifacts” in Disciplinarity and Dissent in Cultural Studies, Nelson Cary & Gaonkar Parameshwar Dilip, Routledge, New York, Londres, 1996, pp. 23-36.. C’est ce qu’aurait pu apporter l’actuelle reforme européenne des enseignements supérieurs avec la “masterisation” des cursus. Le moins que l’on puisse dire est que l’on n’en prend pas le chemin : les rivalités entre disciplines sont exacerbées par la nécessité de devoir travailler en transversale et la métaphore conjugale fait rage puisque les alliances entre départements sont constamment posés en termes de “mariages”.
1964-1980 cultural studies et médias
Je suis un bébé du post structuralisme français. Faire une licence, une maîtrise, un DEA de littérature dans les années 80 en France se faisait en lisant Barthes, Lacan, Lévi Strauss, Saussure, Propp, Greimas. De manière si formaliste il est vrai que j’ai vite décidé de quitter le champ purement littéraire ou structuraliste pour mon travail de doctorat. A l’époque, je me le formulais confusément comme : travailler sur la vie du sens dans la société, quelque chose comme une sémio-sociologie Mais ça n’existait pas vraiment et je n’arrivais à m’identifier ni comme sociologue ni comme sémiologue. Intéressée par les médias de masse et par ses formes les moins “nobles”, j’ai décidé de travailler sur la télévision. La première guerre du Golfe éclatant : sur le discours narratif télévisuel en situation. Et c’est là que j’ai découvert l’utilisation qui était faite du dernier Barthes (celui de S/Z, le Barthes plus textuel, plus culturaliste) et les textes des culturalistes de Birmingham (Williams, Hall, Fiske, Morley…). Ce fut un soulagement. J’allais pouvoir me défaire des conceptions de la masse baudrillardienne ou des médias selon Bourdieu. De descriptions des effets de la domination qui tournaient en rond. Autant de théories stérilisantes, apocalyptiques pour le plus grand bénéfice de leurs proférateurs. J’allais pouvoir oublier le mépris “scientifique” qui entourait l’objet télévision et de sa prise en écharpe dans une idéologie des lumières cathodique (que la télévision reste source de progrès. d’éducation, d’unité républicaine ” le lien social”). A la fin des années 80, les théoriciens français de la communication nous annonçait la fin du monde avec l’apparition des chaînes thématiques. Des ghettos. Et je ne parle même pas de l’univocité avec laquelle les publics étaient préfigurés, jamais consultés, conçus comme foncièrement passifs. Tout le contraire évidemment de ce que montraient les travaux des culturalistes qui insistaient sur les pratiques de négociation et d’appropriation des textes télévisuels en réception.
J’ai dû laisser tomber le recours évident aux approches culturalistes dans mon doctorat. Le jour de ma soutenance de thèse, les sociologues et les historiens de mon jury se démarquèrent de la sémiologue que je devais être. Au delà de la joute disciplinaire qu’est une soutenance de thèse et qu’il faudra bien étudier[[Pour une approche ethnographique de l’université, cf Knowledges : Historical and Critical Studies in Disciplinarity, Messer-Davidow Ellen, Shumway David R. & Sylvan David J (dir.), Charlottesville, University Press of Virginia, 1993. un jour pour s’en débarrasser, il apparaissait clairement que l’on me laissait le “discours” mais que ils se gardaient “la réalité pure et dure”. Et que le sujet -intellectuel ou téléspectateur- était le sujet moderne préexistant à la réalité et doté du langage comme instrument de représentation de la réalité. Pas plus construit que ça, pas plus genré que ça, pas susceptible de devenir le soldat qui dégomme les Irakiens avec d’autant plus de facilité que ceux-ci ont été construits comme le mal, l’autre, le cafard new yorkais[[“C’était comme d’allumer la lumière dans la cuisine tard dans la nuit et de voir les cafards filer à toute vitesse. On les a fait sortir de là et quand on les a trouvés, on les a tués”, Lieutenant colonel Américain Dick White de retour de mission.. L’empire du récit télévisuel n’était rien à côté de ce que m’opposait avec passion l’un de mes directeurs de thèse : mais enfin les téléspectateurs avaient peur, ont peur de la guerre alors que mes résultats de recherche concluaient à l’efficacité narrative du feuilleton de la guerre du golfe, construit comme tel tant par des journalistes que les militaires et tout à fait repérable comme tel en temps de paix.
Sans le savoir, je me retrouvais dans la même situation que les chercheurs qui jouèrent la carte des cultural studies à l’anglaise aux Etats-Unis dans les années 80 pour contrer la résurgence des approches quantitatives et béhavioristes dans les études sur les médias et la communication qui se traduisait notamment par une interprétation mécanique, psychologique, au mieux sociologique des effets des médias sur les publics. Sachant que dans les années 60 déjà, James Carey[[Cf Carey James.W, “American Cultural Studies and the History of Broadcasting”, conference donnée au colloque “Across Disciplines and beyond Boundaries”, Université d’Illinois Urbana-Champaign, 1995. parlait déjà explicitement de “cultural studies” et utilisait les notions de “culture” et de “communautés” pour contrer la pression exercée par la science, le positivisme, la psycholinguistique, les théories de l’information, la vision technophobe de la technologie, les statistiques dans les études sur les médias.
Le CCCS Centre for Contemporary Cultural Studies s’est ouvert à l’université de Birmingham en 1964. Son premier directeur ne fut autre que Richard Hoggart. A l’époque, ce sont les départements d’histoire et de sociologie qui tremblent devant les objets que se définit le centre : les institutions, les pratiques et les formes culturelles, leur relation à la société et au changement social.”[[Hall Stuart, “Cultural Studies and the Centre : Some Problematics and Problems” in Hall Stuart, Hobson Dorothy, Low Andrew & Willis, Paul, Culture, Media, Language : Working Papers in Cultural Studies (1972-1990), Hutchinson/CCCS, pp. 15-47. Les médias de masse deviennent rapidement l’un des principaux objets de recherche du CCCS, envisagés sous l’angle média/pouvoir, média/idéologie en rupture donc avec les approches empiristes et béhavioristes des études en communication américaines développées des les années 50. Avec Stuart Hall qui remplace Hoggart en 1966, l’analyse de la relation médias/idéologie va de plus en plus passer par l’analyse des textes des systèmes signifiants, de la culture et des sub-cultures comme textes aussi bien en émission qu’en réception (messages et audiences). Les cultures sont envisagées dans leur relation à la culture dominante que celle ci soit de résistance ou d’incorporation avec un intérêt certain pour les formes multiples que peuvent prendre la résistance et que permettront de saisir le combo Althusser/Gramsci revu par le CCCS mais aussi Barthes et Lévi-Strauss.
Le linguistic turn des années 80-90 n’est donc pas la transposition de sa version a-politique française pas plus qu’il ne vient marquer la dépolitisation des dites cultural studies. Une interprétation encore vivace et que l’on sent poindre en France croit pouvoir opposer marxisme et poststucturalisme en remerciant le premier de se soucier des formes d’oppression, ce que ne ferait pas le second qui ne s’intéresserait qu’au langage et non à la réalité. S’il est vrai que les cultural studies prennent leur distances avec les concepts de “classe” et d’idéologie” comme outils d’analyse des formes de domination ou d’oppression, ce n’est pas pour renoncer à l’analyse des rapports de pouvoir et de la manière sont ils sont produits culturellement. Lui même issu de la nouvelle gauche (New Left), Hall a toujours souligné que la rencontre entre les études culturelles britanniques et le marxisme devait être comprise comme une tension permamante, la rencontre avec un problème et non avec une théorie même pas avec une problématique, compte tenu de l’économisme, du réductionnisme et du profond eurocentrisme qui caractérisent la théorie marxiste.[[Cf Hall Stuart, “Cultural Studies and its Theoretical Legacies” pp. 265-265 et la toute la première section intitulée “(Un)Setting accounts : marxism and cultural studies”, pp. 25-130 in Stuart Hall, Critical Dialogues in Cultural Studies, op cit.
Dans l’Angleterre des années 80, on assiste bien plutôt à une repolitisation des études culturelles en partie causée par le thatchérisme. C’est tout le sens du recueil d’articles que fait paraître Hall en 1988 dans un ouvrage au titre explicite : The Hard Road to Renewal, Thatcherism and the Crisis of the Left[[The Hard Road to Renewal, Thatcherism and the Crisis of the Left, Londres, Verso, 1988.. Le tournant dit linguistique correspond en fait au moment ou les cultural studies britanniques vont glisser de la critique de l’idéologie jugée inefficace vers les politiques des représentations et des identités. Hall et les autres prennent en compte l’indéniable “diversification des luttes sociales”[[Ibid., p. 168. et des nouvelles cultures qui caractérise cette époque : le New Times. Le New Times “relève de la diversité des bouleversements politiques et sociaux en grande Bretagne, du succès du thatchérisme, du déclin de la politique et de la classe ouvrière, de l’émergence des politiques des identités et de la consommation et du défi qu’elles constituent pour la gauche” [[Mac Robbie Angela, Postmodernism and Popular Culture, Londres, Routledge, 1994, p. 25. Voir également du même auteur : “Looking back at New Times and its critics”, in Stuart Hall, Critical Dialogues in Cultural Studies, op cit., pp. 239-261.. Aux Etats unis, les cultural studies booment aussi avec le reaganisme et à un moment où les minorités s’approprient les dits médias de masse et qu’on arrête de le nier au profit d’une vision univoque de la domination à la Bourdieu ou d’une analyse psychologique de l’industrie de masse, hantée par le spectre totalitaire comme c’est le cas chez Adorno.
Il faut donc comprendre l’arrivée en force des outils post-structuraux comme une intensification d’une vision constructiviste de la société et de la culture et que cette vision constructiviste de la société et de la culture change de main. Les cultural studies déjà constituées en Angleterre comme aux Etats-Unis d’ailleurs vont à la fois prendre en compte et favoriser une politisation des ressources constructivistes autrefois réservées aux experts, ethnologues sociologues, anthropologues, psychiatres et dont s’emparent les minorités, les marges avec les revendications des politiques de la représentation et des identités. C’est précisément cette position politique qui distingue les cultural studies des déconstructivistes derridiens, des psychanalystes lacaniens ou des linguistes formalistes hyperthéoriques seulement.
1980-2000 Cultural studies & gender studies
Ma deuxième expérience en matière de résistance aux cultural studies concerne la question de la création dans l’université française de cursus dédiés à l’étude des genres des sexualités qu’on les appelle gay & lesbian studies ou queer studies. Les formes et les niveaux de résistances sont légion et parfois liés. Je n’en citerai que quelques uns qui émanent d’acteurs a priori concernés : les femmes et les féministes. Les féministes et/ou universitaires françaises s’opposent très fortement aux gender studies, sans parler des études sur les sexualités. Elles font volontiers silence sur la richesse de l’interaction entre cultural studies, études féministes (certainement pas féminines) et gender studies ainsi que sur les évolutions théoriques et politiques des études féministes. Tout se passe comme si féminisme et savoir universitaire crisaient en défendant conjointement une certaine idée de la hiérarchie des savoirs et des usages, une politique unitaire, républicaine, héterocentrée et le sujet qui va avec, pour ne pas dire une certaine idée de la nation face à l’émergence des identités dans le champ politique, dans les médias.
Je me suis retrouvée en 2002 à un colloque intitulé « le genre comme catégorie d’analyse »[[Le colloque s’est déroulé les 24 et 25 mai à l’université de Paris 7. organisé par l’université de Paris VII et le nouveau réseau Ring[[Le réseau Ring (Réseau Interuniversitaire et Interdisciplinaire sur le genre) s’est constitué en 2001. La demande de prise en compte des lesbiennes mais aussi de toutes les minorités sexuelles et des sexualités dans les approches ainsi que ne pas reconduire une démarche hétérocentrique excluante exprimé lors de la réunion du 9 juin 2001 sont restées lettre morte. , placé sous les auspices du ministère de la Recherche français devenu bienveillant pour les études sur les genres compte tenu des injonctions européennes en la matière. Dans une ambiance hyper hétérocentrée voire monogenrée (les genres, enfin “le genre”, comme si c’était l’un des pendants de la toujours fameuse différence sexuelle, la femme hétérosexuelle pour ainsi dire), ébarbée de toute référence aux identités de genres dissonantes (entendez les lesbiennes qui ne sont pas des femmes, les fem, les gouines, les butch, les folles, les gouins, les transgenres, les transsexuel(e)s, les bear ou encore les drag queen et autres drag king, bref le reste du monde) et cela va de soi de toute évocation explicite des sexualités, nous nous entendîmes dire que le genre « c’était bien flou » ou encore « à la mode ».
Il fallait bien en revenir à ce point G pour obtenir le macaron du ministère sur le programme mais tout fut fait pour nous rassurer par ailleurs : en France, on a tout ce qu’il faut, comprenez la catégorie de sexe et les rapports sociaux de sexe. Le genre (toujours affublé d’un singulier bien substantialisant) est un truc anglo-saxon. Entendez et tremblez : un effet de l’impérialisme américain ou pire encore une inutile traduction. Tout le colloque se passa au grand dam des étudiants et chercheurs présents en quête de nouveaux outils et de débats sur les courants actuels de la réflexion à dresser la notion de “sexe” et de “rapports sociaux de sexe” contre la catégorie de “genre” en question, diabolisée comme un Mac Donald. Il ne fut pas question de Monique Wittig qui utilise pourtant la notion de sexe. Mais vivant et enseignant aux Etats-Unis, c’est donc qu’elle avait dû se transformer en hot dog.
Il importait sans doute de dépolitiser le débat pour reconduire par là même le divorce bien français entre l’université et la politique. De se satisfaire de « la politique » des dits postes fléchés[[Le fléchage d’un poste par le Ministère de l’Education Nationale équivaut à un profilage au sein d’une discipline existante. Ce marquage qui reste à la discrétion du Ministère a l’immense inconvénient de préserver d’une interrogation en profondeur du partage disciplinaire et de ce qui rend possible ou non la création d’une nouvelle discipline ou d’un nouveau champ disciplinaire dans l’institution universitaire française. qui n’a rien donné : cinq postes à la mention passablement féministe en une vingtaine d’années. Cette stratégie a par contre grandement contribué au ratage de l’institutionnalisation des études féministes en France, à l’éparpillement des rares élues ainsi qu’à leur isolement méthodologique et au retard français en matière de théories et de politiques féministes. Du coup, se faire assener l’adage : « de théorie point trop n’en faut », (« la discrétion théorique » que nous intima Christine Bard, l’une des intervenantes historienne) avait de quoi faire bondir : outre le côté bourgeois et furieusement féminin de la qualité requise, c’était à se demander d’où pouvait venir une telle propension à la placardisation et à vouloir exclure des problématiques et des perspectives qui infectent salutairement les disciplines citadelles, à commencer par l’histoire et l’histoire des femmes, si prompte à la (re)aturalisation. Mais à la tribune, chaque discipline prit son tour comme dans un cocktail, compliments à la clé. Pas de risques d’interférence : chacun exprimait sa différence et on nous révéla sur un ton badin que les historiennes écrivent mieux que les sociologues.
Si les années 70 furent la grande époque de l’anti-institutionnalisation dans les milieux et mouvements féministes en France comme ailleurs, les années 80, à la faveur de la victoire de François Mitterrand aux élections présidentielles permirent l’entrée sélective de quelques femmes (féministes ou non) dans quelques disciplines (histoire principalement) et quelques départements. C’est l’apparition des postes fléchés, une stratégie soutenue par des femmes universitaires comme Michelle Perrot[[Pour un historique de l’échec de l’institutionnalisation des études féministes en France (1981-1985) cf Mari-Jo Bonnet : “Les Noces entre la Pensée et la Vie”, XX. qui prônent l’école des femmes et l’histoire des femmes et s’effrayent du développement des études féministes perçues comme des “ghettos” potentiels. Résultat des courses en 2000 : des chercheuses isolées, complètement déconnectées de la scène politique et des reformulations féministes des années 80-90 de la troisième vague, pas une thèse avec la mention études féministes en France.
C’est à un véritable raid sur les cultural studies que se sont livrées les féministes non françaises dès les années 70, au point de provoquer une complète reconfiguration du champ et une modification de leurs approches. Au point que les récits actuels que font les participants du CCCS s’articulent autour de deux ruptures : le clash avec le féminisme et la question de la race[[Cf la relation qu’en donne Hall in “Cultural Studies and its Theoretical Legacies”, op cit., et Charlotte Brunsdon qui fit partie du groupe de recherches (women’s studies group) qui sera à l’origine de la revue Women Take Issue :”A Thief in the Night, Stories of Feminism in the 1970s at CCCS”, in Stuart Hall, Critical Dialogues in Cultural Studies, op cit., pp. 226-287.
. Les éditrices de Women take issues qui ont pris d’assaut le CCCS ne sont pas simplement venues pointer les faiblesses d’un marxisme privilégiant l’oppression de classe au détriment de l’oppression de genre, ce que fit dans un premier temps tout féminisme matérialiste. Elles ont contribué à faire apparaître l’importance des questions de genre et de sexualité dans la compréhension du pouvoir, ce qui leur a conduites non seulement à importer des stratégies d’analyse propres dans les cultural studies mais aussi à emprunter des stratégies d’analyse à ces dernières. Et ce, pour faire avancer la politique féministe et l’analyse des rapports de pouvoir autrement qu’en s’enfermant dans une critique du patriarcat.
Qu’imposèrent à terme les féministes du Women’s Studies Group fondé en octobre 1974 aux cultural studies? Une prise en compte de la dimension politique du personnel, du privé et du corps voire du bio-politique tout en s’engageant dans une repolitisation et théorisation sans précédent de la subjectivation qu’évitera le féminisme français. En France, l’analyse de la construction du sujet et de l’identité pour ne pas dire de la différence sexuelle restera et reste l’apanage du discours psychanalytique lacanien et de ses épigones de Psych & Po (Cixous, Fouque), alors que les féministes culturalistes se sont emparées de la politique des identités et des représentations comme autant de nouvelles aires de contestation et de résistance aux normes sociales et culturelles et aux formes d’oppression conjuguée. Le discours psychanalytique s’est vu opposer des théories de la subjection et du sujet genrée avec Braidotti, de Lauretis, Butler et bien d’autres qui changent du discours lacanien franco-francais. Les sexualités qui étaient bien vite tombées à la trappe ont été remises sur le tapis (Segdwick, Rubin, Ross[[Pour Segdwick et Ross voir leurs contributions sur ce sujet dans The Cultural Studies Reader, During Simon (dir.), New York, Routledge, 1993.).
En quoi les nouvelles préoccupations des cultural studies contribuèrent à une modification des objets des études féministes et du féminisme?[[Sur la relation cultural studies/féminisme voir Off-Centre : Feminism and Cultural Studies, Franklin, Sarah, Lurg Celia & Stacey Jackie, Londres, HarperCollins, 1991; Sexing the Self : Gendered Positions in Cultural Studies, Probyn Elspeth, New York, Routledge, 1993. Dans un premier temps les women studies ont pu recouvrir l’histoire des femmes, le cinéma des femmes, la littérature féminine et la critique du patricarcat mais sous l’impact du post structuralisme[[Pour une synthèse sur l’impact du post structuralisme sur le féminisme cf Weedon Chris, Feminist Practise & Poststructuralist Theory, Oxford & New York, Basil Blackwell, 1987., de la déconstruction, de l’analyse de discours et de l’analyse post-coloniale, les études sur les genres, les études féministes post-féministes ne traitent plus seulement du patriarcat ou de la domination masculine mais aussi des couples nature/culture, homosexualité/hétérosexualité, de la société de la consommation avec des problématiques comme la théorie de l’agency dans la consommation de la culture populaire par les femmes, la critique de la représentation coloniale y compris de la propension internationaliste de certains féminismes, de la globalisation, des nations et des nationalismes, des oppressions de genre, de la pornographie[[Pour une approche culturaliste et post-féministe de la pornographie cf Hard Core, Power, Pleasure and The Frenzy of the Visible de Linda Williams (University of California Press, Berkeley, 1989) et l’article de Laura Kipnis sur Hustler dans Cultural Studies, Grossberg Lawrence, Nelson, Cary & Treicher Paula (dir.) New York, Routledge, 1993. , la science. Il n’est plus seulement question de la littérature des élites (avec la sempiternelle utilisation de Woolf) et du point de vue des créatrices, mais aussi de Madonna. La dépendance à l’égard de la sociologie du travail ou de l’histoire des femmes renaturalisante à terme s’est atténuée. Les analyses féministes des mass médias un temps cantonnées au cinéma se sont distancées de l’appareillage psychanalytique pour analyser la spectatrice (la revue Screen) et se tourner du côté des pratiques des publics et des sub-cultures en pleine visibilisation ou dés-invisibilisation : les femmes, les lesbiennes de couleur, les minorités sexuelles et ethniques mais aussi les multiples masculinités émergentes ou passées.[[Voir notamment les travaux de Kaja Silverman, Richard Dyer et Judith Halberstam.
Le tournant féministe dans les cultural studies est donc ce moment où les féministes, à leur tour, attestent de l’apparition et de l’efficacité de politiques de l’identité susceptibles de mettre à mal non tant la domination que de multiples effets de domination et de pouvoir traqués aussi bien dans le bio-politique que dans le discours de la science ou de l’eurocentrisme. C’est ce qui explique le succès de Foucault et de sa conception du pouvoir et de la production du sujet : ce n’est pas qu’il fournisse une conception libérale du pouvoir à des féministes qui se glisseraient vers des problématiques libérales comme la consommation ou le dernier épisode de Star Trek. C’est qu’il propose des analyses des pouvoirs-savoirs qui correspondent mieux à la modification des formes d’oppression culturelles qui font leur apparition dans les années 80-90 et donc plus susceptibles de saisir les excès du capitalisme et les points de résistance qu’il ne manque pas de susciter.
L’absence en France d’études féministes et d’une conscience de la dimension épistémopolitique des savoirs (qui est pourtant l’un des acquis majeurs de la réflexion féministe[[Sur l’épistémologie du stand point (du point de vue) cf notamment les travaux de Sandra Harding et Donna Harraway.) contraste singulièrement avec les constants mouvements de repolitisation des études féministes puis post-féministes dans certains pays d’Europe et dans les pays anglo-saxons. La remise en cause des vieilles disciplines garantes de la différence sexuelle, leur déconstruction comme fiction dominante qu’il s’agisse de la psychologie, de la psychanalyse est bloquée. Pour preuve le fait que le réseau RING puisse abriter sous son logo un colloque comme celui qui s’est tenu à Lyon en XX en liaison avec un laboratoire à l’intitulé éloquent : Un colloque organisé par Patricia Mercader dont la thèse sur la transsexualité[[L’illusion Transsexuelle, Paris, L’Harmattan, 1994. vise encore à faire passer les transsexuelles et les transsexuels pour des illusionnistes et des malades psychotiques. La psychologie et la psychanalyse hétérocentrée et pathologisante s’en trouvent renforcées et l’émergence des cultures transsexuelles et transgenres niées à partir du moment où l’on a affaire à des analyses qui vont dans le sens du maintien des disciplines disciplinaires au sens foucaldien du terme cette fois.
D’autres facteurs expliquent cette crispation française sur des analyses et des modes de savoirs qui ne déconstruisent pas leur propre conduite hégémoniques : une forte culture du placard parmi les féministes et les lesbiennes universitaires[[Cf sur ce sujet mon article intitulé “Material Girls en guerre contre Madonna et “le queer” : le “woman identified” lesbianisme radical en France de 2002 à 1980″, in Gay and Lesbian Cultures in France, Peter Lang, 2002, pp. 173-204.; un anti-américanisme doublé d’une opposition de surface entre ce qui serait libéral (les cultural studies) côté américain et un point de vue marxiste matérialiste côté français; la prégnance d’une approche matérialiste qui n’a pas bénéficié des apports du féminisme post-marxiste féminisme matérialiste, non essentialiste au départ mais qui le devient à terme en fixant binairement le couple homme/femme. Et last but not least, le républicanisme et/ou l’universalisme des approches opposés à toute politique des différences, sexuelles, ethniques, de genre, bref au fait que le point de vue républicain (féministe) est politique, hétérocentré, bi-genré seulement et plutôt blanc (ce qui ne constitue pas un objet d’analyse sérieux en France où l’on tarde à déconstruire la blanchitude tant l’emprise coloniale reste forte)[[Pour un bon exemple de whiteness studies cf les analyses de Dyer Richard, White, New York Routledge, 1997..
Cultural studies talk dirty
Que nous apprennent ces résistances constatées vis à vis des cultural studies non tant pour les définir que pour en cerner plusieurs entrées significatives? On y retrouve des objets “sales” : la culture populaire, la télévision, quand ce ne sont pas les sujets qui sont les abjects : les pédés, les gouines, les trans, les déviants du genre, le sexe. Sales, les objets des cultural studies le sont à double titre : les questions et les objets qu’elle se posent ont la chance de ne pas être nécessairement générées par l’université (c’est d’ailleurs ce qui explique leur caractère indiscipliné). Et si les cultural studies se fabriquent ce genre d’objets, c’est aussi pour apporter des réponses politiques au “dirty outside world”[[Sur la dimension politique des cultural studies, cf Hall Stuart, “The Emergence of cultural studies and the crisis of the humanities, October n° 53, 1990, pp. 11-23 et “Cultural Studies and its theoretical legacies”, op cit.. Pour les culturalistes de Birmingham comme pour les culturalistes américains actuels (Grossberg, Ross) les cultural studies sont une manière de faire de la politique par d’autres moyens, c’est à dire d’arriver à des niveaux de compréhension du social qui permettent de le modifier; d’identifier des relations qui peuvent être de domination en essayant de voir comment elles peuvent ne pas être nécessaires ou contrariées; de dire qu’il faut politiser la théorie et théoriser les politiques. “Sales”, les cultural studies le sont devenues dans un troisième sens en ce qu’elles parlent de plus en plus sexualités (dirty cette fois dans le sens de “mots sales, mots cochons”).
C’est cet ancrage dans le dirty outside world aux sens où nous venons de le définir qui permet de réunir des objets et des démarches apparemment aussi hétérogènes que celle d’un Nuel Pharr Davis, professeur du département d’Anglais de l’université d’Illinois qui décide en 1968 de travailler sur la bombe atomique (il n’est pas pour autant physicien et ne doit pas le devenir); celle d’une étudiante du même département qui publie quelques années plus tard un article sur les catalogues de vente de lingerie de la Victoria Street Company (il y avait pas mal de corsets au catalogue); celle de Teresa de Lauretis, sémioticienne et féministe spécialiste des études sur le cinéma qui se propose en 1987 de travailler les technologies de genre en s’inspirant des technologies de sexe de Foucault de manière à analyser aussi bien des épistémologies, des pratiques critiques et des pratiques de la vie quotidienne; celle de Rachel P Maines[[The Technology of Orgasm : “Hysteria”, the Vibrator and Women’s Sexual Satisfaction, John Hopkins University Press, 1999. qui prend le vibromasseur pour objet et se livre à une étude des technologies de reproduction de l’orgasme féminin du Chattanoga aux vibros actuels en passant par le Butler. Tous ces objets viennent du dirty world. Ils viennent du monde qui nous entoure et non de l’espace universitaire ou académique. Dans tous ces travaux, ce sont ces nouveaux objets qui déterminent la méthode, la théorie, les moyens. Les contours des questions ne sont pas dessinés par des préoccupations théoriques ou disciplinaires mais par le contexte. La théorie (la cheap théorie) sera fonction du contexte et de l’objet hirsute de départ. It is a dirty wirld et les cultural studies talk dirty.
Cultural studies et politiques de la discipline
Qu’il s’agisse de la redistribution des women studies dans les cultural studies décrite plus haut ou de ces objets ovni, il faut bien comprendre que l’intérêt des cultural studies n’est pas, comme on le dit souvent, de “favoriser” des approches inter ou pluridisciplinaires entendues comme une juxtaposition des disciplines. Ce n’est pas le but. Les cultural studies ne sont pas des départements interdisciplinaires et des départements structurés en tant que tels n’existent pas physiquement sur les campus. Nuel Pharr Davis n’est pas devenu physicien ou ingénieur en travaillant sur la bombe : il n’est pas devenu multidisciplinaire. Il a pris contextuellement ce qui pouvait lui servir. C’est que le geste même des cultural studies par rapport aux disciplines existantes est de renoncer à l’autorité disciplinaire, aux frontières qu’elle impose et à la démarche qu’elle suppose. Cette infidélité à l’académie tant dans l’origine de la pensée (les objets) que dans les méthodes se retrouve d’ailleurs en réception : les culturalistes ne s’adressent pas nécessairement à leurs pairs dans un langage connu d’eux seuls ou qui pourraient être le langage commun à une discipline. La non fidélité à la disciplinarité et l’affichage politique de la démarche culturaliste aboutissent logiquement à traiter des problèmes du dirty outside world et a écrire aussi pour le dirty outside world. Cette redéfinition du destinataire des analyses qui n’est plus la communauté d’experts correspond à une volonté d’intrusion dans l’espace public qui n’est pas sans arrière pensée politique.
Plus que d’interdisciplinarité, il faudrait plutôt parler la constante dé-disciplinarisation. Il s’agit de parasiter les disciplines existantes, de mettre en péril leur stabilité et la conception du sujet humaniste ou universaliste qu’elles continuent de présupposer bien souvent. Il s’agit de refuser le pouvoir de la discipline, source d’effacements et de figements. Raison pour laquelle les cultural studies représentent une exigence de diversité, de prise en compte des identités compte tenu du caractère national pour ne pas dire nationaliste des disciplines. Les cultural studies ne sont pas les bienvenues en France parce qu’elles mettent à mal l’idéologie républicaine et ses extensions universalistes, on l’a vu, qui ont empêché entre autres la phase d’institutionnalisation du féminisme, la phase réflexive du féminisme, la critique du féminisme de classe bien blanc et tout ce qui touche aux politiques des identités et des différences.
Or les cultural studies mettent évidence le caractère politique mais masqué des disciplines existantes et obligent à rompre avec toute velléité d’objectivisme a-politique : il existe bien une politique de la/des disciplines. Pour ce qui est des queer studies, elles montrent que les disciplines reposent la plupart du temps sur des conceptions ontologiques de l’homme et de la femme, qu’elles s’articulent sur la différence sexuelle, qu’elles sont le produit d’un régime épistémique hétérosexuel qui aboutit logiquement à exclure les sujets et les objets d’études queer du champ universitaire et des savoirs en général. Dans ce contexte, la posture queer consiste à développer des pratiques de resignification anti-hégémonique, anti-normative pour définir des espaces de résistance à ce régime de savoir qui est aussi un régime de la normalité. Cette possibilité de resignification des positions désignées comme abjectes par Patricia Mercader par exemple vaut bien sûr pour l’espace universitaire et académique.
On pourrait dire que les cultural studies ainsi définies, cette démarche participe de la “déconstruction affirmative” dont parle Spivak[[“Subaltern Studies, Deconstructing Historiography”, 1985, in The Spivak Reader, Landry Donna & Maclean Gerald, New York & Londres, Routledge, 1996, pp. 203-236. au sujet de la théorie post-coloniale. Elles cherchent à faire apparaître la dimension politique de la discipline, ses silences construits, la manière dont les subalternes sont inscrits, existent à l’état de fiction dans ces disciplines. Elle vise à s’opposer à la violence épistémique dont les sujets abjects, les subalternes, les colonisés font l’objet dans les disciplines et particulièrement en histoire. Ainsi la théorie queer est-elle une intervention politique et culturelle en réponse à des pratiques institutionnelles qui privilégient des disciplines hétérocentrées (qui sont loin d’affecter seulement le champ de la sexualité ou les homosexuels) et en réponse à des gay studies et des lesbian studies qui menaçaient d’être dominées par la discipline de l’histoire.
Alors les cultural studies ne sont-elles qu’un truc américain en ces temps de globalisation intense? Ne sont-elles pas plutôt la retraduction politique des Foucault, Derrida, Althusser, Deleuze & Guattari et Gramsci? Certainement infidèle et pour cela productive. Les cultural studies sont-elles une conspiration contre les vieilles disciplines comme s’en alarment ceux qui voient que les techniques de l’analyse littéraire déroger pour servir à décoder un espace commercial ou un film porno? En fait, les cultural studies ne sont pas des effets de transposition ou de vol de méthode : elles prouvent que les “méthodes” n’ont pas a être affiliées à des disciplines particulières une fois pour toutes et que l’ère du majoritarisme des disciplines est révolue.
Les cultures se globalisent, se thématisent transnationalement (la politique des identités LGBT dans les pays plutôt riches en est un bon exemple) tandis que devient de plus en plus manifeste le ratage des mouvements et des institutions politiques de la gauche traditionnelle. La montée en puissance des marges devenues parlantes et activistes a décentré le paradigme de la Culture et des cultural studies avec les post-colonial studies, les chicana studies, les gay & lesbian studies, les disabilities studies, les black studies, les queers studies mais aussi bien les visual studies et les space studies. Celles-ci éclatent la notion de culture en cultures et viennent également décentrer chaque discipline constituée. Raison pour laquelle ce mouvement n’aboutit pas à la création de départements de cultural studies pas plus que les cultural studies ne poussent à une vision interdisciplinaire des analyses et des pratiques. Si on a tant de mal à saisir les cultural studies, c’est parce qu’elles n’existent pas en soi, se renomment en permanence et opèrent à l’intérieur des disciplines existantes. Elles dénaturalisant celles-ci en visibilisant ce qui leur a permis d’occuper un centre qui n’existe qu’en fonction des exclusions auxquelles elles ont procédé mais qu’elles taisent et qui passent pour naturelles : “les politiques de la culture qui sont pratiquées par les critiques oppositionnels d’aujourd’hui, qu’il s’agisse des féministes, des ethnographes post-modernes, des marxistes, des foucaldiens ou d’autres encore peuvent être comprises comme une lutte pour la représentation et la participation pleine et entière de ceux qui ont été sous et mal représentés dans les écoles, les cursus, les canons artistiques et littéraires de même que dans le gouvernement, l’économie et les institutions de toutes sortes (…) Et leur première cible a toute les chances d’être non pas l’idéologie ou la fausse conscience de ces autres mais la mal-représentation de ces autres au travers des pratiques idéologiques de ceux qui disposent de pouvoir”[[Brantlinger Patrick, Crusoe’s Footprints : Cultural Studies in Britain and America, New York Routledge, 1990, p. 107. .
En fait, les cultural studies font peur parce qu’elles peuvent être partout. Dénoncées comme des ghettos (qui n’existent pas) elles sont bien plutôt des opérations de reterritorialisation à l’intérieur de la discipline au sens que donnèrent Deleuze et Guattari[[“Qu’est-ce qu’une littérature mineure?”, in Kafka, Pour une Littérature Mineure, Paris, Editions de Minuit, 1975, pp. 29-50. à cette stratégie d’investissement du majoritaire. Il s’agit de parasiter la discipline, de cultiver la promiscuité entre disciplines. Avec la promiscuité, l’avantage, c’est qu’on ne sait pas à l’avance qui se retrouvera avec qui. Talk dirty to me then!