A propos de Deleuze. « La Clameur de l’Etre », d’Alain Badiou, Hachette, coll. Coup double, 184 p., 95 FF.
Deleuze. « La Clameur de l’Etre », d’Alain Badiou, Hachette, coll. Coup double, 184 p., 95 FF.
DIVERGENCE DES CHOIX ONTOLOGIQUES.
S’élevant sur fond de l’échange épistolaire entretenu par Deleuze et Badiou entre 1992 et 1994, relatif à leur ontologie du multiple (virtualités intensives du Grand Animal Cosmique versus nombres actuels extensifs de la théorie des ensembles), le Deleuze. « La Clameur de l’Etre » d’Alain Badiou, loin de consonner avec l’image du penseur des machines désirantes, lanceur des lignes de fuite et prince des séries divergentes, en affronte le vitalisme sous l’angle qui le confronte à l’ontologie mathématique de L’Être et l’événement, à savoir au niveau de la saisie en univocité d’un Être adégalé à l’Un-Tout. Si toute philosophie se tient, selon les termes d’Alain Badiou, comme sous la dictée de la question de la pensée, de l’être et de leur liaison, l’ontologie événementielle déployée par Deleuze, tant au travers de postures conceptuelles (Spinoza, Leibniz, Nietzsche, Bergson…) que de figures artistiques (Proust, Beckett, Melville, Bacon….), se devra d’être appréhendée sous ce triple prisme d’une pensée de la pensée identique à l’être. Du côté de l’Être, la volonté de ne pas céder sur l’univocité d’un Être se disant en un seul et même sens d’étants actuels équivoques se voit sous-tendue par une pensée du continu dissolvant les partages catégoriels d’une représentation qui occulte le champ différentiel d’un Être neutre côtoyant le chaos. Si l’Être se décline univoquement comme virtuel, vie inorganique, immanence, unique lancer des dés, le monde des étants disjoints, actualisations éphémères de l’unique clameur de l’Être, est cela même qui déploie la scène des simulacres de l’Être. Du côté d’une pensée comme pli du Dehors, comme automate exprimant les guises de l’Être, son effraction par un impensable la forçant à s’impulser à partir du choc du jeu du monde dessine la trajectoire hasardeuse d’une intuition virevoltant de l’Un virtuel à la forme actuelle et réciproquement. Cette éthique de la pensée que Badiou qualifie d’ascétique, de par son dessaisissement par les forces du Dehors et sa défaisance des configurations individuelles au profit d’un devenir-mourir impersonnel, s’avance comme exposition à l’unique voix de l’Être nous interloquant, se découpe comme déposition au creux de la forme vide du temps, dans l’adéquation de la différence idéelle qu’elle génère à la surface enchanteresse indifférenciée. La hiérarchie selon la puissance évalue dès lors les manières de vivre et de penser en fonction de leur affinité au champ transcendantal de la vie, proximité traduite par le lever des singularités impersonnelles fracturant les formes molaires du Je et du Moi de par leur réimmersion dans cela même qui les a engendrées, le murmure volcanique de l’Ouvert. Etayée par le refus des opérateurs dialectiques (médiation, négation, rapport réflexif à soi) et d’une intentionnalité phénoménologique (érection indue d’une conscience constituante et de rapports intériorisés entre les formes monnayant l’Être), l’identité parménidienne entre être et pensée se voit rejouée en un sens qui n’est ni tautologique ni principiel, ni subjectif, de par un accord du Fiat créateur à la contingence du Tout ontologique dont il ébauche la solution d’une découpe provisoire, relançable latéralement en une nouvelle intensité arrachée à la poussière distincte-obscure du monde. La pensée, comme intuition dépliant l’étant à la fois comme entité actuelle séparée et cas incorporel, flexion contre-effectuée illuminant l’Être dont il est inséparé, fait résonner l’infini du chaos en le rendant consistant de par le tressage de son double mouvement à vitesse infinie. Bande de Moebius fouettée par le magma de l’Être différentiel qui engendre sa surrection et catalyse son exercice le plus propre à partir de sa désappropriation, la pensée via son ascension vers la forge inconsciente qui compose son transcendantal devient cette connaissance spinoziste du troisième genre, montant à l’Être, de par sa concentration au point indiscernable où l’actuel se virtualise lorsque le virtuel s’intègre en fictions modales. La pensée comme devenir fille de l’Unique Événement distillé en points de crises, modulé en feux follets aléatoires, ne se pense que sur fond de son ressac dans le flux immobile de l’oeuf cosmique.
Sur fond d’un chassé-croisé entre deux orientations dans la pensée, entre deux lancements d’un jeu de dés – côté Nietzsche/Deleuze, côté Mallarmé/Badiou – qui ne cesse de convoquer un plan d’immanence contre l’autre, l’auteur lance le pari d’une possible saisie platonicienne du virtuel comme Tout de l’Être sous les termes de fondement et de vérité, une fois dépassée l’acception mimétique en laquelle Deleuze les confinait afin de mieux les dénoncer. Il ne s’agit pas tant pour Badiou de réinscrire Deleuze au sein d’un platonisme dont il avait oeuvré au renversement que de redécouvrir, agissante chez Platon, une ontologie des Idées actuelles ouverte à l’événement. La tâche est donc de circuler dans les cas et les formes du faux de telle sorte que sous leur contrainte, exposés ascétiquement à leur machination dionysiaque, nous soyons transis par le parcours intuitif qui va totaliser la « descente » vers l’Un-vrai et la « remontée » vers le Multiple-faux. (…) Le problème (…) est celui d’une totalisation virtuelle vraie des formes actuelles du faux (…) la puissance temporelle du faux est une seule et même chose que l’éternité du vrai. Éternité dont le mode d’être est le retour (éternel) (…) si on réfère, comme on le doit, l’image à son être propre de simulacre (et non à la mimesis), et l’éternité à l’Un comme virtuel intégral, on comprend que pour Deleuze aussi, pour Deleuze surtout, le temps a pour essence d’exprimer l’éternel (…) l’être profond du temps, sa vérité, est immobile. Fût-elle délestée des acceptions métaphysiques qui obèrent les catégories de fondement et de vérité, la convocation de ces ressources placées sous le signe du platonisme nécessite, pour se voir soutenue, une singulière torsion du plan deleuzien. Singulier drapé en effet que celui qui enferme le vitalisme de Deleuze en un émanationnisme – davantage néo-platonicien que platonicien -, qui hiérarchise instance productrice et flexions dégradées là où la réactivation de la cause expressive de Spinoza et d’une complication universelle interdit précisément toute éminence d’une cause supérieure à ses effets, tout étagement entre le jeu du monde et ses profils, entre l’Un-vrai et le Multiple-faux. En outre, le réservoir d’une vérité ontologique que la pensée aurait à recontacter, en une vocation orthodoxe aimantée par le vrai, n’est, pour Deleuze, que le masque refoulant l’impuissance créatrice d’une pensée « génitale » excédant toute essentialisation, outrepassant le jeu frileux de la vérité et de l’erreur. Où s’avère, dès lors, à l’oeuvre dans le dispositif mis en place par Alain Badiou un infléchissement d’autant plus violent que cette lecture d’un platonisme du virtuel, qui serait au travail chez Deleuze sous la forme d’un agissement opératoire non thématisé, étaie ses attendus par l’équation Être=Mémoire=Éternité là où Deleuze n’a cessé de dépasser le cercle vicieux du fondement, du passé pur et de la réminiscence en direction de la forme vide du temps, de la troisième synthèse de l’Aiôn, Thanatos.
VIRTUEL ET RETOUR DU REFOULÉ.
Le point de résistance le plus fort qu’éprouve Badiou à l’égard du dispositif deleuzien se loge dans la double assomption de l’Un-Tout comme tracé de l’Être (corrélé à une omniprésence de la grâce événementielle) et du virtuel comme dimension de l’Ouvert, indiscernable de sa partie actuelle. Pour ne pas avoir cédé sur l’univocité d’un Etre virtuel saisi comme Un-Tout et n’avoir pas assis une disjonction préjudicielle entre pensée et vie, pensée et monde, Deleuze subirait la volte-face du Deux comme retour du refoulé, revenant, mais ailleurs, scinder l’Un en y réinjectant l’équivocité pourchassée. Si le sens univoque en lequel l’Être se prononce appelle une nomination duelle au niveau de son opération en tant que Nature naturante d’une part, Nature naturée d’autre part (Badiou analyse quatre de ces doublets : virtuel/actuel, temps/vérité, hasard/éternel retour, pli/dehors), l’équivocité est cela même qui réinquiète l’Être-Un en ce que l’étant disjoint se tourne et vers l’Être-Vie dont il se démarque et vers l’Être comme Relation dont il est indiscernable. Le reproche adressé par Deleuze quant à la résurgence d’une suréminence frappant le Bien platonicien d’un excès de transcendance se voit repris par Badiou à l’encontre de la transcendance, par en dessous, que dessine le virtuel deleuzien. (Sous d’autres auspices, F. Laruelle avait soupçonné Deleuze de dissimuler frauduleusement la transcendance comme plan, survol, sous le vocable de l’immanence). Afin de se tenir à la thèse de l’univocité de l’Être, Deleuze se doit, selon Badiou, de se donner des contraintes très fortes qui, de par leur volonté d’asseoir cette univocité ontologique, induisent la tache aveugle de dualismes catégoriels prenant à revers l’intention, en la ruse – toute hégélienne- du décalage entre concept et vérité de l’expérience déportée en son résultat. C’est le même retour de manivelle, provoqué par la loi de l’Un-Tout et la forclusion du vide, que Badiou diagnostiquait chez Spinoza et Leibniz. Tenant, dans le cadre de la théorie des ensembles, les concepts de l’Un et du Tout pour inconsistants, Badiou décèle une récurrence impensée du refoulé, à savoir de l’indésirable transcendance dans l’immanence, de l’équivocité dans l’univocité sur un plan d’immanence deleuzien scindé par une impuissance d’une autre nature que l’impouvoir ontologique forçant à penser, hanté par une logique du double le prenant à contrepied. Si, pour Deleuze, tout se passe dans notre dos, sous la rafale des forces du Dehors, son univocité de l’Être, à son insu, serait prise dans le dos par des binarismes qui feraient retour, de l’extérieur, sous la forme déplacée de schizes redistribuant l’Être catégoriellement. Cette instabilité irrelevable configurée comme récurrence du forclos, Badiou en fait le fruit d’une incohérence inhérente au choix ontologique opéré par Deleuze ; de ce qu’à ses yeux l’Un n’est que compte extrinsèque après-coup, ancrer l’ontologie dans la matrice de l’Un-Tout ne peut que susciter sa refente en extériorité, telle une revanche du vide expulsé. De cette précarité constitutive qui ne fait exister le parcours idéel que dans l’acte étourdi de sa construction, via la parure des masques et des travestissements, Deleuze fait le mode d’avancée de toute pensée en ce qu’elle est toujours en butte aux défigurations de la transcendance, de l’opinion et du chaos, en permanence menacée de s’empâter en des formes dévitalisées, de se stratifer en de rigides dualités comme de se disloquer dans le sans-fond de l’indéterminé. Toujours une trajectoire hoquetante, dans un corps à corps avec les turbulences moléculaires qui l’assaillent, toujours la pensée comme multiplicité consistante, danse ivre en proie au devenir indiscernable, voire aux brouillards de l’illusion. De ce retour bien réel du fantôme du deux, Deleuze assume le risque, toujours conjurable en droit, fragilisant une pensée à même de transmuer cette limite sécrétée du dedans en la création de ce contre quoi elle a à se poser. Les soubresauts de défroques représentatives, loin d’hypothéquer la consistance de la déambulation idéelle, orchestrent la relance des lignes abstraites, la perdurance du problème, sans invalidation aucune déniant l’exercice plénier de l’univocité de l’Être, d’autant mieux assuré que l’étant oscille entre synthèse disjonctive et analyse conjonctive, entre la mêmeté produite par la différence et la différence s’incarnant. S’il faut deux noms pour un Être qui se dit en un seul et même sens, comme il faut deux séries au moins pour agencer un système intensif, c’est que le « au moins deux » n’est que le prélude à une multiplicité infinie diffractant en explosantes fixes l’unique vague de l’Être, et que donc ce Deux annonce le cortège de l’exposant n comme masque, déguisement du Un inentamé par ses expansions duelles, par ses expressions plurielles. Les inflexions transcendantes, recourbant l’immanence vers une instance qu’elle dégorge en s’y débordant, sont comme les ratés, les émanations épiphénoménales d’une univocité cultivant la nostalgie de son autre, jusqu’au danger jamais neutralisé d’un recouvrement par l’orthodoxie de l’analogie, par l’ombre du conditionné se prenant indûment pour la raison génétique différentielle.
À ne pas céder sur l’Être comme Un-Tout virtuel, Deleuze, aux yeux de Badiou, s’exposerait de plein fouet à la récursivité des polarités récusées – transcendance, équivocité de l’Être, dualismes catégoriels, généralités fixes, scission dialectique. À céder sur le sans-fond de pure réserve, sur l’Être comme Aiôn et souffle du grand Pan exhalant Dionysos, l’on fraie la voie, dira Deleuze, à un refoulement de l’hétérogenèse de l’Être et de la pensée par et au profit d’un conditionnement en extériorité décalquant le possible du réel, le transcendantal de l’empirique. C’est de pointer la localisation divergente du risque guettant toute pensée et de cela même qui nous y fait culbuter que se dévoile combien les noces contre-nature, toutes en contraste, de Deleuze et de Badiou engendrent l’inédit, l’intéressant au sens de remarquable, de singulier. Un même nom – transcendance – pour cela même que ces deux styles de pensée ont pour tâche de conjurer, un même nom qui se dit en deux sens différents. Alain Badiou n’a pas fait un enfant dans le dos du système deleuzien ni ne l’a « doublé » par déterritorialisation. Il a dressé sa cartographie de ce que veut dire penser en la tissant aux bords mêmes de celle tracée par Deleuze, et ce dans l’éclair de la violence incisive du lancer des dés, autre enfant d’une nuit d’Idumée.