Intelligence collective

Dans les rouages de Wikipedia

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Libération lundi 27 février 2006à New York

Il y a, par exemple, cette histoire : au cours des dernières semaines, plusieurs élus des Etats-Unis ont été accusés de se connecter sur Wikipedia pour modifier leur biographie et se présenter sous un jour plus favorable. Et puis cette autre affaire : au lendemain de la mort de Simon Wiesenthal, un groupe d’extrême droite a ajouté des commentaires douteux sur l’article concernant le rescapé des camps de concentration. Ou encore David Beckham qui fut transformé, quelques heures durant, en gardien de but chinois du xviiie siècle.

De Wikipedia, l’encyclopédie en ligne ouverte et gratuite, l’on retient souvent les erreurs et les dérapages ­ parfois très médiatisés ­ mis sur le compte d’un mode de fonctionnement intuitivement délirant : tout un chacun peut, d’un clic, y modifier un article ou apporter sa contribution. Pourtant, la machine tourne, à l’énergie, celle des milliers de bénévoles qui peaufinent les articles à chaque seconde et se corrigent les uns et les autres.

Inauguré en 2001 aux Etats-Unis, Wikipedia compte aujourd’hui 3 millions d’articles dans plus de 200 langues ; près d’un million d’entrées pour la version anglophone, plus de 240 000 en français et même 4 500 en breton. Fin décembre, la revue /Nature/ a même affirmé que /«le site Wikipedia est une source d’information aussi valable que la vénérable encyclopédie /Britannica/»/, après avoir soumis différentes pages, provenant des deux sources et traitant des mêmes sujets scientifiques, à des experts sans leur préciser la provenance des documents. Toutes langues confondues, Wikipedia fait partie des 25 sites mondiaux les plus visités, selon le service spécialisé Alexa.

Malgré les embardées et les polémiques, cet immense laboratoire de coopération sociale intrigue. /«Comment un système où l’édition est ouverte à tout le monde peut-il tenir ?»/ interroge le sociologue Julien Levrel, qui consacre justement une thèse à cette question. Sa réponse est presque décevante : /«Des procédures et des règles, seuls moyens de faire vivre un ensemble aussi hétérogène.»/

Car Wikipedia n’a rien d’un bouillon anarchique. Le projet est bâti sur les «principes fondateurs», quasi-Constitution édictée par l’Américain Jimmy Wales (lire ci-dessous) : neutralité de point de vue, multilinguisime, ouverture à tous. Surtout, Wikipedia est une communauté de bénévoles réunis via des forums en quasi-AG permanente, afin de se répartir les différentes tâches et de définir de nouvelles règles de fonctionnement. Portraits de wikipédiens qui oeuvrent dans les coulisses de cette encyclopédie inachevée.

http://www.liberation.fr/page.php?Article=362820

*Le fondateur*
Jimmy Wales (Etats-Unis)

A 39 ans, Jimmy Wales a amassé suffisamment d’argent comme trader pour ne plus avoir besoin d’en gagner. Comme ceux qui écrivent pour l’encyclopédie, il est bénévole, mais consacre au projet dont il est à l’origine un peu plus de temps que la moyenne. Jimmy Wales est le président de la fondation Wikimedia, la structure qui gère et finance ­ grâce à des dons ­ l’encyclopédie. /«La principale chose que je fais, sans relâche, c’est parler avec les gens, les encourager à continuer de travailler, essayer d’aider à résoudre les conflits»,/ raconte-t-il. Il s’implique notamment dans le comité d’arbitrage en langue anglaise, qui tranche les différends sur les articles. /«Les domaines dans lesquels les conflits arrivent le plus souvent sont surprenants,/ dit-il. /Il ne s’agit pas de conflits droite-gauche, de nature politique ou religieuse, car le processus d’édition ouvert marche bien pour ce genre de choses. Il s’agit plutôt de pratiques éditoriales.»/ Un grand sujet de discorde, raconte-t-il, oppose les tenants de /«la suppression»/, qui sont pour restreindre le nombre des entrées, à ceux de /«l’inclusion»/ qui militent au contraire pour un champ très large. /«La question est de savoir quel degré d’importance un sujet doit atteindre pour pouvoir figurer dans l’encyclopédie»,/ explique Wales.

Une grande part de son activité ressemble à celle d’un patron, à la différence près qu’il doit gérer des bénévoles et pas des salariés. Seuls deux employés de Wikipedia sont rémunérés (l’assistant de Wales et le responsable de l’équipe informatique), auxquels s’ajoute un mi-temps. Jimmy Wales supervise l’équipe juridique et l’équipe technique. /«Nous avons 150 serveurs, distribués à travers le monde et gérés au jour le jour par des volontaires.»/ Souvent en déplacement, il participe à des conférences /«partout dans le monde»/ pour rencontrer les volontaires. Il profite également de ses voyages pour lever des fonds. /«J’essaie de préparer le terrain pour des dons importants de personnes, d’organisations philanthropiques ou d’entreprises. Mais la majeure partie de l’argent que nous recevons vient de petits dons, 50 ou 100 dollars, de particuliers qui sont des fans du site.»/

http://www.liberation.fr/page.php?Article=362821
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*Le correcteur*
Denis Fernkes (Etats-Unis)

Quand il s’est retrouvé à la retraite, Denis Fernkes, ancien rédacteur de manuels techniques, s’est découvert un nouveau passe-temps : corriger les fautes d’orthographe des articles de Wikipedia. Un moyen pour lui de /«contribuer à améliorer l’encyclopédie»/ et de s’intéresser à toutes sortes de sujets. Denis Fernkes reconnaît s’être trompé une fois, en rectifiant une tournure typiquement anglaise qu’il avait cru déplacée. /«L’auteur me l’a reproché ; maintenant, je fais très attention aux nuances linguistiques entre Angleterre et Etats-Unis», /dit-il. Cet habitant du Minnesota a découvert Wikipedia en août 2003. Sa première participation est l’intégration d’une photo de «digger wasp» (une guêpe de la famille des sphécidés) pour l’article concernant cet insecte. En septembre 2003, son errance le conduit à l’article «Chewbacca defense», du nom d’un des héros de /Star Wars. /Utilisé pour la première fois dans un épisode du dessin animé /South Park,/ ce terme désigne un procédé consistant à noyer son adversaire sous un flot verbal. L’article faisait l’objet d’un débat entre les utilisateurs quant à sa légitimité. Fernkes s’immisce dans la discussion, estimant qu’il doit être amélioré pour avoir sa place. /«Aujourd’hui, l’article est bien mieux écrit», /se réjouit-il.

Après son engouement initial, le retraité a ralenti le rythme. /«Ça me prenait beaucoup trop de temps.»/ Aujourd’hui, /«j’utilise beaucoup Wikipedia plus pour me documenter. Mais si je vois quelque chose d’incorrect, je le rectifie»/.

Le 17 janvier, il a ainsi supprimé un lien périmé vers une page web dans l’article sur le pôle Nord. C’est sa participation la plus récente.

http://www.liberation.fr/page.php?Article=362822

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*Le modérateur*
David Berardan (France)

Son premier article sur Wikipedia, David Bérardan, docteur en chimie des matériaux de 27 ans, l’a consacré à l’une de ses marottes : la thermoélectricité. Un an plus tard, il vient de se faire élire administrateur : sa candidature a été mise aux voix sur l’un des forums ad hoc du site. Pendant quinze jours, tout wikipédien a pu voter. Résultat de la «délibération» ? 77 pour, 2 contre et un joli score de 97,5 %, assez courant dans une communauté où le /«consensus»/ est l’une des règles. /«C’est comme si l’on me donnait un grand balai, /dit-il en égrenant la liste de ses nouveaux pouvoirs, /la possibilité de supprimer des articles, de bloquer un contributeur qui insulte tout le monde ou se dit : “Tiens c’est rigolo on peut tout changer”, de geler certains articles, comme celui sur Ariel Sharon, bloqué suite à son accident cérébral.»/ Car il y a du boulot pour empêcher le «vandalisme» des fâcheux qui prennent d’assaut les pages pour y glisser /«vive la seconde B du lycée machin»/ ou de la propagande.

Le Wikipedia francophone compte une soixantaine d’administrateurs ­ tous bénévoles ­ pour 240 000 articles. Chaque jour, ils doivent parer une vingtaine d’actes de vandalisme, petits ou grands ­ souvent sur des sujets religieux ou politiques. Mais le plus difficile à repérer, c’est /«le petit vandalisme factuel, comme une date changée dans une biographie.»/ Parfois, les administrateurs doivent réagir à une offensive d’ampleur. Pour illustrer une de ses chroniques sur Wikipedia sur Canal +, Ariane Massenet a modifié en direct l’article de Wikipedia sur Elvis Presley, y ajoutant l’annonce de son prochain concert à l’Olympia. /«Pendant trois semaines, par mimétisme, on a eu plusieurs centaines d’acte de vandalisme par jour, la majorité sur cet article »,/ raconte l’administrateur.

http://www.liberation.fr/page.php?Article=362823

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*Le médiateur*
Alexis Dufrenoy (France)

C’était début 2005. Sur le site de Wikipedia France, un adepte de Raël bouleverse certains articles, d’autres internautes protestent. Le minimiracle Wikipedia, où les internautes peuvent cohabiter et bâtir des articles «neutres» d’une qualité croissante, est en danger, mis à mal par les dialogues de sourds entre laïcs et religieux, droite et gauche, pro et antimédecines alternatives, etc. /«Le nombre de conflits entre utilisateurs devenait ingérable, il fallait l’endiguer»/, raconte Alexis Dufrenoy, 32 ans, informaticien. Il se retrouve dans le premier groupe des arbitres, un comité de sept personnes élues via l’Internet chargées de jouer les Casques bleus, sur requête d’un wikipédien. Parmi les sujets de conflit du moment : une empoignade sur l’article «blasphème», et une échauffourée sur le mont Blanc. L’homéopathie et le colonialisme suscitent aussi des polémiques. Tout comme les frères Igor et Grichka Bogdanov, dont la notice sur les travaux scientifiques contestés a été modifiée par Igor lui-même. La procédure d’arbitrage est très codifiée : chacun expose ses arguments sur une page spéciale, et les arbitres tentent de se mettre d’accord sur la conduite à adopter. Alexis rappelle quelques règles de base du savoir-vivre wikipédien : sourcer les informations, ne pas biaiser, exposer tous les points de vue /«significatifs et déjà publiés ailleurs»/. Quand la baston persiste, le comité d’arbitrage peut sanctionner, et notamment interdire l’accès au condamné. /«On a même envisagé des sanctions avec sursis»/, sourit Alexis.

http://www.liberation.fr/page.php?Article=362824

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*Le détracteur*
Ellisllk (France)

Wikipedia le déçoit. Dès janvier 2003, cet enseignant de 32 ans, connu sous le pseudo d’Ellisllk, intervient sur les articles consacrés aux mathématiques, /«mais aussi sur les sectes»/. Et se heurte aux difficultés de mise en oeuvre d’un principe fondateur de l’encyclopédie, la «neutralité», qui pousse à la cohabitation des points de vue, même les plus délirants.Pour cet adepte de l’épistémologie, amoureux de la démarche scientifique, Wikipedia porte en germe le /«relativisme»,/ par la recherche du /«consensus social»/ plutôt que de la vérité. «/Il y a des gens qui contestent l’existence du virus du sida : faut-il leur donner une visibilité sur Wikipedia ?»/ Ellisllk tente de rallier d’autres wikipédiens à ses vues. Puis abandonne.

http://www.liberation.fr/page.php?Article=362825