Tribune de débat sur " le postcolonial"

De la cérémonie du dévoilement à Alger () à Ni Putes Ni Soumises : l’instrumentalisation coloniale et néo-coloniale de la cause des femmes

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Collectif féminste les blédardes1. Le dévoilement, une violence coloniale

13 mai 58 à Alger, place du Gouvernement : des musulmanes montées sur un
podium pour brûler leur voile. L’enjeu de cette mise en scène est de taille :
il faut pour les autorités coloniales que les femmes algériennes se
désolidarisent du combat des leurs. Leur exposition sert de langage : celui
d’une puissance coloniale qui oeuvre pour gagner les femmes à l’émancipation
et à la pérennité de la “civilisation française”. Réaction épidermique de la
société algérienne : maintenir – et c’est vital – les femmes hors de
l’invasion coloniale pour préserver l’être algérien. “Certaines, décrit Franz
Fanon, dévoilées depuis longtemps reprennent le voile affirmant ainsi qu’il
n’est pas vrai que la femme se libère sur l’invitation de la France et du
Général de Gaulle”.
Aujourd’hui, 40 ans après l’indépendance, les méthodes ont changé dans la
forme, mais pas dans le fond, car l’esprit colonial, toujours vivace, continue
d’imprimer l’inconscient français. Duplice, il invoque constamment les grands
principes qui fondent la République, mais préside à toutes les entreprises
politiques qui disqualifient les fils et filles d’indigènes et valorisent un
républicanisme franco-français prétendument universaliste. Ainsi, le corps des
musulmanes, écartelé au nom des nobles principes de la République, s’est peu à
peu défiguré, perverti en banal objet médiatique, figure repoussoir d’une
idéologie franco-centrée décidément incapable de penser l’altérité et de
penser sa responsabilité dans ce qui fait l’autre et son identité contrariée.

2. Ni putes ni soumises : association féministe ou appareil idéologique
d’État ?

C’est d’ailleurs ce racisme post-colonial qui permet de comprendre
l’omniprésence, dans le discours des dirigeants de Ni Putes Ni Soumises sur le
voile, et plus largement sur les méfaits de la “culture de cité”, du thème
du “rappel” des règles ou de la “ré-affirmation” des principes. En effet,
comme l’a remarqué Pierre Tévanian, il est à première vue paradoxal, si l’on
reste sur le strict terrain de la laïcité, qu’une loi nouvelle, marquant une
rupture avec les textes de loi fondateurs de la laïcité (en introduisant un
devoir de laïcité de la part des élèves), ait pu être considérée comme
un “rappel” ou un “retour” aux sources :
“La question ne peut être éludée : si les textes fondateurs des années 1880 et
1905 ne justifient pas l’interdiction du port de signes religieux par les
élèves, qu’est-ce donc qui devait être “retrouvé”, “réaffirmé” ou “rappelé” ?
L’une des réponses possibles est la suivante : ce qui, des années 1880-1905,
devait être “réaffirmé”, c’est un certain ordre symbolique qu’on peut
qualifier de colonial, dans lequel certaines populations, considérées comme
sous-humanisées du fait de leur référence musulmane, sont vouées au statut de
serviteurs dociles et invisibles ou à celui de “cible” et de “bouc émissaire”.
Un ordre symbolique dans lequel, de toute façon, les personnes de couleur ou
identifiables comme “musulmanes” sont réduites au rang d’instrument au service
de l’homme pleinement homme, autrement dit au statut d’objet parlé, étudié,
commenté (et le plus souvent diffamé et insulté), et non de sujet parlant. On
peut, si l’on garde à l’esprit ce passé colonial qui n’est pas passé,
comprendre l’intensité des grandes campagnes médiatiques et politiques qui ont
été menées ces derniers mois sur le thème de la “restauration” de “la
République” : la campagne centrée sur le voile, mais aussi celles menées sur
le thème du sexisme et de l’antisémitisme en banlieue. Tout se passe comme si,
au tournant du siècle, les classes dirigeantes (quel que soit le pôle : PS ou
UMP) avaient été prises de panique devant la mise en crise de cet ordre
symbolique colonial, et devant l’émergence de diverses manifestations
identitaires, religieuses, culturelles, sociales et politiques dont le point
commun était la rupture avec le devoir de “réserve” et d'”humilité” imposée
aux descendants de colonisés. Parmi ces faits sociaux qui ont littéralement
semé la panique, figurent la visibilité grandissante de la pratique de
l’islam, mais aussi les mobilisations contre la guerre en Irak ou contre la
politique israélienne, mais aussi la popularité croissante qu’ont pris des
combats politiques initiés par les immigrés eux-mêmes, ou par leurs enfants,
notamment les combats contre la double peine, le combat pour le droit de vote
des étrangers, et la lutte des sans-papiers. Il faut également mentionner la
réouverture du “dossier” colonial, notamment en 2001, année marquée par un
long débat sur la torture et par une importante manifestation commémorant le
crime d’octobre 1961.”(1)

C’est dans ce contexte qu’apparaissent, les Ô combien opportunes “Ni Putes Ni
Soumises”. Si l’on se souvient de la véhémence des réactions de l’UMP
parisienne, mais aussi du courant chevènementiste, face à ce début de retour
critique sur la période coloniale, on comprend mieux le rôle qu’a joué ce ”
mouvement ” courant 2002 : celui d’un appareil idéologique au service d’une
classe dirigeante prise de panique face à une remise en question grandissante
de la légitimité de l’État (notamment du fait de la montée d’une abstention
massive), et face à l’émergence d’une génération de “jeunes issus de la
colonisation” affichant sans complexe leurs revendications et demandant de
nouveau des comptes à la République. Les Ni Putes Ni Soumises ont aidé cette
classe dirigeante à s’emparer du voile islamique, mais aussi de la question du
sexisme et de celle de l’antisémitisme, afin de littéralement remettre à leur
place ces “jeunes ” trop ” arrogants ” : à la place des accusés et non plus
des accusateurs, à la place des objets de discours et non plus des sujets
parlants. Ce “rappel à l’ordre colonial” constitue une espèce de revanche
historique, un “on vous l’avait bien dit !”, une “reconquête” de ces
arabes “injustement” émancipés de la France.

3. Le retour de “l’Arabe” voleur, violeur et voileur

Souvenons-nous des images rapportées par des équipes de télévision parties en
expédition “visiter” les “territoires perdus de la République” après la mort
de Sohane et les premières affaires de viols collectifs : de jeunes hommes
(d’origine maghrébine ou d’Afrique noire) laissant transparaître une
hétérosexualité violente, une nature agressive et bestiale contre lesquelles
des femmes, mi héroïnes, mi victimes vont se dresser telles des amazones de
cités : les ni Putes ni Soumises. Leur credo : la lutte contre le sexisme des
banlieues et le “fascisme vert”. Ces combats, convenons-en, sont plus que
légitimes (si tant est que l’on évalue à sa juste mesure l’influence dudit
fascisme, et qu’on dise clairement quels groupes peuvent être ainsi qualifiés,
et sur la base de quels critères). Ce qui dérange en revanche, c’est
l’essentialisme de leur discours. Les extrapolations qu’il permet ne sont pas
sans rappeler les constructions idéologiques du début du 20ème siècle qui
décrivaient l’indigène comme une bête, esclave des ses sens, déjà violeur,
voleur et bientôt (avec la guerre d’indépendance algérienne) voileurs de
femmes. C’est la qu’intervient le “génie” politique de cette machine à broyer
les luttes sociales des quartiers qu’est SOS racisme : mettre dans la bouche
même de femmes issues de cette immigration post-coloniale, promues auxiliaires
des classes dirigeantes comme le furent jadis les bachagas, les paroles
racisantes, les mises à l’index péremptoires et les propos islamophobes que le
politiquement correct en vigueur chez les élites ne saurait souffrir ou
assumer pleinement. Faites entrer l’accusé ! c’est le père, le frère, le
compagnon bientôt le fils. Cette image pourrait prêter à sourire s’il elle ne
suscitait chez nous, filles et fils de migrants post-coloniaux, une profonde
amertume. Elle n’est, en effet, que le nouveau chapitre d’une longue série de
manœuvres politiques et idéologiques visant à disqualifier les colonisés et
leurs descendants immigrés ou “issus de l’immigration”, pour la seule gloire
d’une France décidément incapable de renoncer aux privilèges de la domination.
En effet, l’ordre colonial en Algérie s’appuyait sur un système législatif
rigoureux visant à l’émiettement progressif du peuple algérien. La stratégie
du “diviser pour mieux régner” passait par la mise en concurrence des
différentes composantes de la société. Ainsi, dès 1871, par le décret
Crémieux, les autochtones juifs se voyaient accorder le droit à la pleine
citoyenneté, ce qui eut comme effet immédiat, par les privilèges afférents, de
les couper du corps social majoritaire et d’activer les tensions
communautaires, quasi-inexistantes jusque là. Ce funeste épisode, prélude à
une douloureuse amputation identitaire, non seulement privera l’Algérie de la
quasi-totalité de sa composante juive, mais trouvera dans le conflit israélo-
palestinien un exutoire. Ironie de l’histoire : c’est sur le sol français,
lieu du “pêché originel” qu’est l’entreprise coloniale, que les communautés
juives et musulmanes soldent les comptes d’une histoire enfouie mais toujours
au bord de l’explosion. De la même façon fut construit le mythe kabyle, groupe
ethnique ontologiquement supérieur aux arabes car proche de “l’Occident
chrétien”, blond aux yeux bleus, etc. Dans le cadre de cette même stratégie,
la machine coloniale conçut ses supplétifs au sein même du corps social. Ceux
que l’on appellera Harkis feront ainsi le sacrifice de leur âme, plus sûrement
victimes de rapports de force dans le cadre de la guerre coloniale que
pleinement consentants. Enfin, et sans doute trop tard pour en bénéficier
pleinement la machine de propagande, comprit le bénéfice qu’elle pouvait tirer
d’une campagne de libération de la gente féminine : atteindre le cœur même de
la résistance algérienne en proposant comme ennemis aux femmes musulmanes,
épines dorsales de la résistance, leurs propres maris, pères ou frères afin de
les détourner de l’oppression coloniale. Cette entreprise de division du corps
social est toujours en oeuvre dans la France de 2004. La société post-
coloniale vivant en France en est à la fois victime et témoin car c’est en son
sein que se situe le véritable ennemi. Ce sont les Ni Putes Ni Soumises qui
l’affirment. La messe est dite !

4. Un ” féminisme du dominé ”

Les NPNS ? un ersatz de féminisme excluant et les putes et les soumises
(entendez : les voilées), valorisant ce faisant une féminité conforme aux
normes dominantes et confortant les politiques de discrimination “républicaines” à l’endroit de ces deux catégories hérétiques
de femmes (2). En d’autres termes, un féminisme bon marché, taillé pour les
femmes de quartiers. Ce qui le caractérise ? d’une part, l’essentialisme
sexuel et la mollesse de ses positions philosophiques. Car les femmes de
quartiers populaires, encastrées dans une « inoxydable féminité ” (3), ne
revendiquent que des droits minimaux, caractéristiques d’une citoyenneté au
rabais : l’intégrité physique, le choix des tenues vestimentaires (ou plus
exactement le droit de faire “le bon choix”, celui de la jupe courte, car le
choix de porter le voile sans être insultée ou déscolarisée ne fait pas partie
de l’agenda des Ni putes ni soumises), et enfin la pacification des relations
avec l’autre sexe. Tiens ! en parlant de sous-citoyenneté, Chirac n’avait-il
pas dit à propos du peuple tunisien (ex-peuple colonisé) que “le premier des
droits de l’Homme, c’est de manger, d’être soigné, de recevoir une éducation
et d’avoir un habitat” ? et d’autre part, l’omerta (mot que Fadéla Amara
affectionne) faite sur l’ensemble des violences sexistes qui traversent toutes
les couches sociales de notre société et mises en évidence par l’excellent
rapport sur les violences sexistes, « Liberté, égalité, sexualités » (4),
exemptant ainsi le sexisme des « autochtones » de toute auto-critique et
validant l’idée d’un sexisme exogène et importé par l’immigration musulmane.

Epilogue…

Le 7 février 2004, Fadéla Amara, présidente des Ni Putes Ni Soumises, et en
lice avec Pierre Rosanvallon, Jean-Claude Guillebaud et Claude Nicolet (5),
recevait des mains de Jean-Louis Debré, l’homme des coups de hache contre
l’Église Saint Bernard et du durcissement des lois Pasqua sur le séjour des
étrangers, le prix du Livre Politique de l’année.
Le week-end dernier, c’était au tour de Valérie Toranian (directrice de
rédaction du magazine « Elle », Corinne Lepage (ancienne ministre et laïcarde
acharnée), Bernard Stasi (ancien ministre et principal promoteur de la loi sur
les signes religieux), Laure Adler (directrice de France Culture) et enfin
Dominique de Villepin (ministre de l’intérieur) de lui régler son pourboire en
lui rendant hommage pour bons et loyaux services.

Notes :

(1) P. Tévanian, ” De la laïcité égalitaire à la laïcité sécuritaire. Le
milieu scolaire à l’épreuve du foulard islamique “, in L. Bonelli, G. Sainati,
La machine à punir. Discours et pratiques sécuritaires, L’esprit frappeur, 2004

(2) Lois Sarkozy qui criminalisent les prostituées et loi interdisant les
signes religieux à l’école alors même que femmes voilées et prostituées sont
reconnues victimes de leur situation respective.

(3) N. Guénif, « Ni putes, ni soumises, ou très pute, très voilée ? »,
Cosmopolitiques n°4 juillet 2003.

(4) Eric Fassin, Clarisse Fabre, Belfont 2003.

(5) Pierre Rosanvallon est professeur au Collège de Fance, Jean-Claude
Guillebaud, journaliste, essayiste et fondateurs de “Reporters sans
frontières”, Claude Nicolet, historien des institutions et des idées
politiques.