L’interview de l’auteur de Grammatica della moltitudine à été réalisé pour une revue japonaise, à l’occasion de la sortie de la traduction japonaise de ce livre (Éditions Getsuyosha, janvier 2004). L’intervieveur était Jun Fujita Hirose, le traducteur. L’entretien a eu lieu le 13 février 2004 à Rome à moitié en français, à moitié en italien.La totalité de texte a été traduit en francais et révisée par notre amie Giselle Donnard.Jun Fujita Hirose : Il y a déjà presque dix ans que tu as publié ton article intitulé « Do you remember counterrevolution ? » d’abord en italien (dans la revue Futuro Anteriore en 1995) et puis en anglais (dans Radical Thought in Italy en 1996). A ton avis, au bout de ces dix ans en quoi la situation a-t-elle changé par rapport à l’époque où tu as écrit sur la « contre-révolution » ?
Paolo Virno : Je crois que la différence la plus remarquable c’est le surgissement de ce mouvement global, qui s’est répandu dans le monde entier à partir de Seattle. C’est un mouvement qui a laissé la contre-révolution derrière lui. C’est un mouvement qui ne connaît plus le poids de la contre-révolution. Ce mouvement a surgi au sein d’un mode de vie tout à fait différent de celui de la contre-révolution. Je veux dire par là que ce mouvement ne s’intéresse qu’à son propre enjeu, à savoir la question de la nature humaine. Car le contenu propre à ce mouvement global n’est rien moins que la nature humaine. Par « nature humaine », j’entends l’ensemble des capacités ou des facultés qui distinguent notre espèce des autres espèces vivantes. La nature humaine est devenue l’enjeu du capital postfordiste mais, en même temps, celui du mouvement global. Ce mouvement prend racine à une époque où l’organisation capitaliste du travail fait des traits qui différencient l’espèce humaine sa matière première. C’est à dire qu’il prend racine à une époque où la praxis humaine s’applique de la manière la plus directe et la plus systématique à l’ensemble des réquisits qui rendent cette praxis, humaine. L’esprit humain, la faculté langagière, le goût esthétique, la propension à l’éthique, tout cela devient le champ où se joue la bataille. Tout cela devient à la fois source de production du capital global et matière première du nouveau mouvement. Voilà, sur le fond, la nouveauté importante par rapport à la période de la contre-révolution.
JFH : Pourquoi entrevois-tu un rapport entre mouvement global et « nature humaine », alors qu’il semble, d’une certaine manière, que cette « nature » était déjà bien présente auparavant ?
PV : Dans les sociétés traditionnelles, y compris dans une certaine mesure dans la société industrielle classique, la potentialité de l’animal humain n’apparaît typiquement comme un état de choses empirique que dans un état d’urgence, donc au cours d’une crise. Dans les conditions ordinaires, le fonds biologique spécifique de l’espèce est au contraire occulté, ou même contre-carré, par l’organisation du travail et par de solides habitudes communicationnelles. Dans les sociétés traditionnelles, l’invariant biologique n’acquiert une visibilité historique flagrante que lorsqu’un certain contexte pseudo-ambiantal est soumis par des forces de transformation à de violentes tractions et seulement dans ce cas. C’est la raison pour laquelle, quand elle se réfère aux sociétés traditionnelles l’histoire naturelle correspond le plus souvent à l’histoire d’un état d’exception. Elle consiste à décrire avec exactitude la situation dans laquelle une forme de vie perd son caractère d’évidence, devient problématique et sur le point de se défaire. Il s’agit donc, d’une situation dans laquelle les défenses naturelles font défaut et où l’on est contraint de remonter pour un temps à la « scène primitive » du processus anthropo-génétique. Cette double révélation est cependant transitoire et constitue une parenthèse. Dans les sociétés traditionnelles, l’état d’exception a son dernier exutoire dans l’institution de nouvelles niches culturelles, en mesure d’occulter et de voiler une fois de plus le « depuis toujours » biologique, c’est à dire la dynamis non articulée et chaotique.
Dans les sociétés traditionnelles, l’invariant biologique se trouve propulsé au premier plan quand une forme de vie implose et se désagrège ; dans le capitalisme contemporain, c’est dans son fonctionnement régulier. L’histoire naturelle, au lieu, comme à son habitude – comme dans les sociétés traditionnelles – d’enregistrer avec la précision d’un sismographe les crises et les états d’exception, s’applique au contraire désormais à l’administration ordinaire du processus de production. La politique contemporaine trouve sa matière première dans les phénomènes historico-culturels ou bien dans les événements contingents où les traits distinctifs de notre espèce sont mis en lumière.
Le mouvement global s’inscrit dans ce contexte. D’une manière qui n’est pas différente de celle de ses ennemis, ceux dont la politique prolonge l’oppression, elle aussi est familière de la meta-histoire incarnée dans des états de choses contingents. Mais elle s’efforce de mettre à feu les différentes formes que pourrait prendre la manifestation du « depuis toujours » dans le « maintenant ». Le mouvement global est l’interface conflictuelle du capitalisme bio-linguistique. C’est justement pour cela (pas malgré cela) qu’il se présente sur la scène publique comme un mouvement éthique. A la vie recluse dans la production flexible s’opposée l’instance (lumineuse parce que cette fois « non assignée ») d’une bonne vie.
JFH : A ton avis, que reste-t-il de la perspective « communiste » dans le postfordisme ?
PV : Le capital postfordiste relève d’une maturité du communisme. Il s’agit bien là d’un paradoxe que j’essaierai de mieux expliquer. Après l’horreur du « socialisme réel », « communisme » veut dire aujourd’hui trois choses : primo, le dépassement de la société du travail salarié ; secundo, le dépassement de l’Etat en tant que synthèse de la vie sociale ; et, tertio, la valorisation de tout ce qui est unique ou singulier dans la vie de chacun. Aujourd’hui, ces trois points sont parfaitement articulés par le capital global. D’abord, le travail devient part-time et surtout « précaire ». La forme du travail est en crise, et c’est justement cette crise que gère le capital. On pourrait dire que c’est un dépassement du travail salarié sur le terrain même du travail salarié, c’est-à-dire selon les règles mêmes du travail salarié. Ensuite, il y a le dépassement de la forme étatique. On assiste aujourd’hui à un éclatement de la forme étatique. Les Etats-nations sont en crise et n’assument plus leur ancien rôle : synthèse de la vie sociale. Et enfin, le capital global organise un « jeu de différences », en valorisant à sa manière la singularité ou la différence de chacun de nous. Voilà pourquoi je parle d’un paradoxe du « communisme du capital ». Voilà pourquoi je crois que la globalisation montre la maturité du communisme. Mais ce communisme actuel – dépassement du travail salarié, dépassement de la forme étatique et valorisation de la singularité – est articulé et géré sous l’hégémonie de – ou, selon les règles de – la domination capitaliste.
La nouveauté de notre époque c’est le mouvement global né à Seattle, même s’il y a toujours de la misère, de l’inertie, de l’impuissance, etc. Même s’il y a tout cela, on peut quand même parler d’une nouveauté stratégique. Bref, nous nous trouvons finalement « après la contre-révolution » et, ce qui compte le plus, face à un mouvement qui critique le « communisme du capital ».
JFH : Lorsque tu as parlé de la contre-révolution, c’était exclusivement à propos de la situation italienne de l’époque. Ce qui est le plus étonnant, c’est que tous les caractères de la contre-révolution italienne que tu as décrits, y compris l’avènement de la « new right », ont désormais commencé à se manifester un peu partout dans le monde, dont au Japon, n’oublions pas de le dire. Ainsi le processus contre-révolutionnaire ne cesse d’avancer et se répandre au niveau mondial (peut-être, sauf dans quelques pays latino-américains), malgré le surgissement du mouvement global…
PV : Oui, bien sûr. Cela se radicalise, sans aucun doute. Mais la différence, c’est qu’aujourd’hui, le processus contre-révolutionnaire n’englobe plus la totalité de la vie sociale. Il y a, bien entendu, un processus contre-révolutionnaire qui absorbe, utilise ou renverse ce qui est porteur d’espérance dans la forme de vie contemporaine. Cela continue encore aujourd’hui, sans aucun doute. Mais les dispositifs contre-révolutionnaires ne sont aujourd’hui qu’une partie de la vie sociale. Ils ne constituent plus le cadre général ou total, parce qu’il y a maintenant un autre pôle. C’est un pôle qui se soustrait d’une certaine façon à la logique de la contre-révolution. Ainsi la contre-révolution ne ressemble plus à une loi naturelle de la société. La contre-révolution existe toujours, mais maintenant elle existe comme une tendance partielle. Voilà la nouveauté d’aujourd’hui.
JFH : Peut-être pourrait-on le dire autrement : le surgissement du mouvement global a introduit une « ambiguïté », au sens positif du terme, dans la vie sociale…
PV : Oui. Je pense qu’il n’y a aucune possibilité de sortir définitivement de l’ambiguïté. Je parlerais de mouvement d’oscillation plutôt que d’ambiguïté. L’oscillation est une condition anthropologique permanente.
Les penseurs réactionnaires ont toujours accusé les révolutionnaires d’avoir une vision optimiste de la nature humaine : l’homme est bon par nature, et c’est seulement l’Etat, la société ou le capitalisme qui introduit le négatif ou le mal dans l’histoire ou dans la vie. Je crois que, d’une certaine manière, les réactionnaires ont raison de dire cela. Aujourd’hui, on doit dire : la prétention radicale à changer tout ce qui existe se fonde obligatoirement sur une conception tout à fait réaliste de l’animal humain. Car l’homme est un animal toujours exposé au danger de destruction ou plutôt d’autodestruction. Il y a donc un danger permanent. Mais il y a la possibilité de gérer ce danger par le moyen d’une forme politique, celle que j’appelle « république » au sens strict du terme : res publica. J’entends par « république » quelque chose qui s’oppose à l’idée de l’Etat en tant que synthèse transcendante de la vie sociale. Je pense que se gouverner soi-même ou gouverner la vie sociale au-delà de l’Etat doit être, précisément, gouverner cette ambivalence ou ce mouvement d’oscillation permanente. Par contre, le problème c’est que l’Etat, qui est né pour apaiser le danger, est devenu aujourd’hui le danger majeur. Le vrai péril d’aujourd’hui est l’appareil d’Etat, qui est né, selon ses apologistes, pour constituer un abri. L’Etat en tant que tel constitue le péril et le danger.
JFH : Cette « ambivalence » se trouve également à l’intérieur même du mouvement global…
PV : Oui. Je crois que l’ambivalence ou le mouvement d’oscillation existe toujours, y compris pour le mouvement global, c’est-à-dire pour ceux ou celles qui veulent libérer leurs vies de l’oppression capitaliste. Il faut donc faire face à cette ambivalence. Par exemple, je ne suis pas d’accord avec mon ami Toni Negri, qui pense, je crois, qu’il y a une sorte de positivité absolue et globale dans la multitude, c’est-à-dire dans la subjectivité contemporaine du travail post-fordiste et de la société de communication. Non. Je crois que, dans la multitude, il y a une part d’ambiguïté ou d’ambivalence. La question consiste à savoir comment faire face à cette négativité sans plus recourir à l’appareil d’Etat ni au travail salarié. Si Toni Negri insiste sur la positivité absolue de la multitude, c’est simplement qu’il veut renoncer au dispositif dialectique au niveau philosophique. Mais on ne peut pas laisser complètement de côté le problème du négatif. Il s’agit donc de faire face au négatif sans plus retomber dans un appareil dialectique. Pour cette raison, je préfère parler de cette catégorie non dialectique de l’ambiguïté, de l’ambivalence ou du mouvement d’oscillation. La gouvernance d’une société au-delà du travail salarié et de l’appareil étatique ne signifie jamais la « fin de l’Histoire ». Ni la fin du négatif, ni la fin du mal. Certes, dans la multitude, il y a la possibilité de vivre à la hauteur des facultés intellectuelles et langagières chères à l’animal humain. Mais il y a aussi, sans aucun doute, la tendance à la destruction de soi et d’autrui.
JFH : Je vais te demander ton avis, sur trois problèmes différents qui sont centrés sur la question de l’Etat dans la situation contemporaine : primo, sur le gouvernement états-unisien Bush surtout après le 11 septembre 2001 ; secundo, sur l’idée d’installer un Etat palestinien ; tertio, sur la construction d’une Europe.
PV : En ce qui concerne l’actuel gouvernement américain, je crois qu’il s’agit d’une parenthèse exacerbée, mais une parenthèse qui démontre aussi un caractère stratégique. L’administration Bush est un gouvernement exceptionnel et contingent, mais dans cette exception ou dans cette contingence, on peut aussi bien trouver une vérité de fond. C’est qu’il y a, dans cette situation actuelle, l’utilisation permanente d’un « état d’exception » à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des Etats-Unis. L’état d’exception contredit, je crois, à l’idée de l’Empire en tant qu’instance unificatrice des normes régionales différentes.
En ce qui concerne la Palestine, je pense qu’on est dans une situation qui ne permet plus d’espérer l’invention d’une nouvelle forme politique non étatique, forme qu’on pouvait espérer lors de la Première Intifada. A mon avis, la logique des martyrs est tout à fait justifiable, face à la violence systématique et horrible de l’Etat israélien. Mais l’expérience des martyrs ne pourrait donner lieu qu’à un Etat religieux, à savoir un Etat extrêmement traditionnel et oppressif. Tandis que, lors de la Première Intifada, on pouvait espérer que les Palestiniens auraient pu créer une forme politique nouvelle : quelque chose de moins qu’un Etat et au-delà de l’Etat.
Passons à la question de l’Europe. Il y a des gens qui pensent que l’Europe peut constituer un pôle alternatif aux Etats-Unis, c’est-à-dire un grand Etat continental. Mais pour nous, pour le mouvement global, l’intérêt se trouve ailleurs : l’Europe peut servir de terrain pour expérimenter l’affaiblissement et la désagrégation de structures étatiques. L’Europe est un laboratoire, où l’on peut faire l’expérience d’une fin de la distinction des Etats. On ne peut pas faire de la diplomatie du mouvement global avec Chirac, Schröder, etc. C’est une idée à la fois erronée et illusoire. L’Europe est, pour le mouvement, un terrain trans-étatique, qui permet d’expérimenter une forme de vie de la communication et une gouvernance de soi au-delà de l’Etat. L’Europe est un terrain de crise pour les classes dirigeantes, mais c’est justement dans cette crise qu’il faut expérimenter l’au-delà de l’Etat. Je répète : l’Europe n’est pas du tout un grand Etat continental ni un Etat alternatif aux Etats-Unis. Il faut distinguer, comme le disaient les jésuites, entre ce qu’on peut faire et ce qu’on ne peut pas faire. On ne peut pas faire de la diplomatie erronée et illusoire pour construire une Europe alternative à l’Empire américain. Par contre, on peut faire l’expérience d’une forme de vie non étatique dans ce laboratoire européen.
Je m’intéresse à la construction d’une Europe, dans la mesure où je crois que cela peut modifier le champ d’action du mouvement, au moins partiellement. Avec l’Europe, les conditions peuvent devenir plus favorables pour le mouvement, dans le sens où, par exemple, une lutte sociale à Florence peut se connecter immédiatement à la situation de Prague. Je citerai d’autres exemples. La question des immigrés peut être posée au niveau européen. Il en va de même avec la question du « no copyright » : question de la connaissance humaine en tant que bien commun ou bien partagé par tous. Ce serait moins significatif, si on ne pouvait poser le même problème qu’au niveau italien ou français. L’Europe, c’est peut-être cela. Et, si on prend encore l’exemple de l’organisation des précaires, ce serait difficile de la penser à une petite échelle. L’Europe offre des conditions plus favorables pour construire un rapport de forces différent ou pour construire un réseau d’expériences très large et très étendu, qui devrait être un exemple de la « fin de l’Etat ».
Je prête beaucoup d’attention au processus d’unification de l’Europe et même au processus d’invention d’une Constitution européenne. Mais je ne crois pas qu’on puisse nourrir l’illusion des Lumières d’une Constitution très ouverte aux droits sociaux, comme si un groupe de juristes et de politiciens très éclairés pouvaient remplacer un rapport de forces favorable. C’est une illusion pan-giuridique, illusion qui consiste à penser, par exemple, que des propositions très avancées ou très intelligentes peuvent améliorer les conditions des précaires ou des immigrés sans que les luttes sociales aient fait leurs preuves.
JFH : Tu dis de temps en temps que le mouvement global en reste encore au plan « symbolique »… Tu as dit cela, par exemple, dans un entretien où tu parlais de la grande manifestation de Gènes.
PV : Je crois que cette dimension symbolique est à la fois une force et une faiblesse ou une limite. La dimension symbolique est une force, parce qu’elle est nécessaire pour qu’on puisse poser la question d’une « bonne vie », comme le disaient les philosophes grecs. Une « bonne vie » ou une vie heureuse est devenue un véritable objectif social très concret et très matériel, depuis que le capital a mis la vie en tant que telle au travail. On comprend très bien que le mouvement pose un tel problème général, le problème d’une vie heureuse, parce que le capital met au travail et valorise toutes les capacités de l’espèce humaine. Et donc, s’il est vrai que le capitalisme bio-linguistique s’approprie de la « vie », l’ensemble des facultés spécifiquement humaines, il est assez évident que l’insubordination à son égard s’appuie sur ce même état de fait.
La dimension symbolique a été nécessaire pour que le mouvement puisse accumuler des forces et que les gens puissent se reconnaître dans une condition commune. Mais elle en est aussi une limite, parce qu’on y diffère toujours de rechercher comment s’opposer au processus d’accumulation global. La dimension symbolique est un point de départ, un début. C’est le début d’un parcours de transformations matérielles du rapport de forces dans le procès du travail ou dans la journée de travail sociale. Je ne vois aucun danger dans la dimension symbolique du mouvement. Il est même évident que le mouvement, qui a ses racines dans un processus communicationnel, se trouve dans la dimension symbolique sur son propre terrain. C’est tout à fait juste, parfait. Mais l’enjeu consiste à effectuer le passage – et c’est difficile et compliqué – de la dimension symbolique à la construction d’un rapport de forces favorable.
Si je reviens à la question des Américains, c’est parce que je crois que les indices intéressants les plus importants sont à saisir peut-être dans certains changements intervenus dans les syndicats américains après Seattle. C’est que les syndicats américains ont un problème tout à fait concret et matériel : problème d’organiser les précaires, mais aussi d’organiser les nouveaux métiers liés à la communication ou à la coopération sociale de haut niveau. Je crois qu’il y a eu des moments où une hybridation a pu avoir lieu entre le mouvement de Seattle et une partie – seulement une partie – des syndicats américains. Et, autre indice très intéressant, le fait, pour eux, de se mêler au mouvement pour la paix. Or, la question du mouvement pour la paix est encore plus importante. Il est décisif dans une période très brève. A être très réaliste et très clair, ce mouvement pour la paix dépend complètement du nombre des morts américains en Iraq. Il y aura un mouvement pour la paix, dans la mesure où il y aura une résistance armée en Iraq. Attention, je n’ai aucune sympathie pour les forces ou les idéologies des résistances chiites, ni sunnites (les Chiites visent à un gouvernement religieux, tandis qu’une bonne partie de la résistance sunnite est liée encore au régime horrible de Saddam). Le problème politique, c’est que le mouvement américain – et européen – ne durera, que si la résistance en Iraq continue à exister. C’est ce que je vois dans la situation actuelle aux Etats-Unis.
JFH : Dix ans après la publication de ton article sur la contre-révolution, nous nous trouvons aujourd’hui en face d’un énorme corpus d’analyses – conduites un peu partout dans le monde – sur les traits qui différencient les formes de vie à l’ère postfordiste : le travail précaire, le travail immatériel, la flexibilité, etc. Alors, selon toi, quel type de question nous reste-il à poser ou à inventer aujourd’hui ?
PV : Je crois que depuis quelques années l’enjeu ne consiste plus à faire des diagnosi. Le problème ne consiste plus à décrire la situation du travail précaire. La diagnosi a été très importante il y a quinze ans, quand il s’agissait de comprendre le nouveau paradigme et d’éviter toute nostalgie, nostalgie conceptuelle ou politique de l’état des choses fordiste. Mais, aujourd’hui, la diagnosi risque de donner lieu une sorte d’« académisme postfordiste », à savoir de la répétition, toujours nuancée mais essentiellement académique. L’enjeu pour notre imagination sociale et collective consiste aujourd’hui à trouver une forme de lutte efficace. Je souligne : le problème de la forme de lutte des précaires est un problème extrêmement vaste. C’est qu’il ne suffit plus d’organiser le temps de travail, quand on veut organiser les précaires, il faut organiser la vie tout entière. Il faut avoir une idée de « bonheur » à la fois singulière et collective ; c’est sûrement très vaste et très compliqué. C’est pourquoi la question d’une forme de lutte efficace des travailleurs précaires exige de nous beaucoup d’imagination et d’inventions. Invention d’une forme de lutte efficace du travail précaire signifie aussi invention d’une forme nouvelle de démocratie. On ne peut pas penser à une politique en deux temps : d’abord, une lutte sur l’objectif matériel, et ensuite, la construction d’une sphère publique non étatique. Ces deux plans marchent ensemble, en même temps, sinon ils ne marcheront jamais. Si je veux organiser les travailleurs précaires chez MacDonald’s ou les jeunes intellectuels qui passent d’un travail à un autre souvent dans des conditions matérielles très misérables, je dois inventer une nouvelle forme de démocratie, qui rende possible une gestion des affaires communes soustraite à l’Etat. L’objectif matériel et la nouvelle forme de démocratie, ces deux plans apparemment séparés, sont liés.
Le temps de la diagnosi est terminé. Depuis quelques années, on est dans le temps de la prognosi, temps de l’invention d’une forme de lutte. La question est de savoir comment opérer un renversement faisant de la flexibilité du travail une force politique subversive, une ressource subjective. La flexibilité pourrait devenir une source de la puissance. Mais comment ? Voilà le casse-tête d’aujourd’hui.
JFH : Tu as commencé une nouvelle revue, tout à fait philosophique, avec tes camarades de DeriveApprodi.
PV : Oui, la revue s’appelle Forme di vita. Je suis un des fondateurs de cette revue philosophique. Le problème dont on s’occupe dans cette revue est de comprendre le lien actuel entre la nature et l’histoire. « Nature » veut dire ici l’ensemble des éléments biologiques qui caractérisent l’espèce humaine depuis toujours, tandis que l’« histoire » renvoie ici au capitalisme postfordiste. Le capitalisme postfordiste est une forme historique variable. Il s’agit de saisir le court-circuit entre l’invariant et le variable, entre ce qui est essentiellement invariant et ce qui est essentiellement variable, historique ou contingent. Si l’on adopte un tel point de vue, on prend beaucoup de risques, parce qu’il serait facile de croire que la nature l’emporte sur l’histoire ou que l’invariant l’emporte sur le variable, comme on le voit chez Chomsky. En réalité, cela ne se passe pas comme çà. L’invariant ne prend un rôle très important qu’en fonction de l’état de choses historique, contingent ou variable. C’est le variable qui permet de donner toute son importance aux caractères invariants de notre espèce et avant tout, la faculté langagière. Forme di vita est une revue philosophique qui se focalise sur le lien entre la nature et l’histoire, entre la nature humaine et le capitalisme postfordiste, en essayant de définir une vision riche, large et compréhensible du matérialisme (Marx y constitue, à mon avis, une sorte de « morale provisoire », comme le disait Descartes. C’est que Marx offre certains instruments qu’on peut utiliser encore aujourd’hui, mais il y a trop de problèmes qui débordent l’horizon marxien. Je pense aux problèmes du langage, de la communication, du goût esthétique, du mal ou, si tu veux, de l’ambivalence de la condition humaine. A propos de tous ces problèmes, il faudrait formuler une position matérialiste adéquate, un matérialisme, susceptible de pouvoir rendre compte des questions les plus variées sans être réductionniste).
Entre mon activité philosophique et mon activité de réflexion socio-politique, je me sens un peu divisé. J’ai beaucoup travaillé sur les problèmes philosophiques surtout dans le domaine de la philosophie du langage. Je ne vois pas toujours un rapport direct entre cette réflexion et le problème immédiatement politique. Je crois qu’il faut s’adapter à cette division schizophrénique. Il faut fixer le rendez-vous entre la réflexion philosophique et la réflexion politique, en espérant que les deux puissent se rencontrer.
JFH : A travers ma lecture de tes publications, j’ai l’impression que tu as beaucoup lu Deleuze.
PV : Je l’admire et je le considère comme un penseur très important du 20ème siècle. J’aime surtout Deleuze de Différence et répétition et du grand livre sur le cinéma. Mais les auteurs qui ont été cruciaux pour moi sont les autres : Marx, Wittgenstein, les grands linguistes comme Saussure, mais encore, Heidegger comme un adversaire inévitable. Je crois qu’il y a un risque dans un certain « deleuzisme », non pas dans Deleuze lui-même. Dans un certain deleuzisme, on est tenté d’expulser le négatif hors de la pensée, tandis que, selon moi, le négatif doit rester toujours au centre de la réflexion théorique, même s’il s’agit d’une réflexion qui n’est plus dialectique. Un certain deleuzisme, comme un certain spinozisme d’ailleurs, nie complètement l’élément négatif ou, si tu veux, ambivalent de l’expérience.
Il faut lire et relire Deleuze, mais pour moi ce n’est pas une source d’inspiration directe. Si on reste dans la pensée contemporaine française, c’est plutôt l’épistémologie de Bachelard qui a une grande importance pour moi. Je crois que les premiers ouvrages de Bachelard, épistémologue au sens strict du terme, pourraient servir encore de modèle de pensée très productif, précisément par rapport au postfordisme ou au paradoxe postfordiste. Selon Bachelard, l’expérience sensible ne constitue pas la démarche première, qui est plutôt le résultat final d’une pensée abstraite. Bachelard pense au laboratoire, où la sensation est le résultat final d’un processus abstrait. On peut appliquer cette considération à plusieurs aspects de l’expérience scientifique basée sur certaines abstractions. Notre expérience sensible peut être considérée comme ce qui est construit par un concept abstrait. Quand le verbe se fait chair… Cela n’est qu’un exemple de la réflexion de Bachelard, qui aujourd’hui encore a un grand intérêt.
JFH : Il y a déjà trois ans que tu as donné le séminaire qui est à l’origine de Grammatica della moltitudine à l’Università della Calabria. Si tu y ajoutais aujourd’hui un autre chapitre, quel problème voudrais-tu y traiter ?
PV : Je chercherais à aborder très en détail la question de la forme politique de la multitude, c’est-à-dire la forme politique de l’« exode », à propos de laquelle je me suis borné à faire quelques allusions dans le livre. Je crois que la réflexion sur une théorie politique autonome au-delà de l’Etat est une partie qui manque encore au concept de la multitude. La multitude est une réalité donnée, réalité qu’on peut constater dans la vie quotidienne. Mais la multitude est aussi une subversion du modèle politique traditionnel, subversion qu’on connaît depuis Hobbes. J’appelle tout cela « exode » en employant une métaphore théologico-politique. Il s’agirait de passer de la diagnosi à la prognosi en reformulant les questions cruciales de la pensée politique à partir de la multitude. Je crois qu’on pourrait ajouter quelque chose d’important à cet égard.