Catastrophes

De nouvelles conditions de vie sur terre

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(revue “Écologie et politique “)Texte publié dans le Journal de l’Archipel des revues (noveembre 2003)Inexorablement, l’exception devient l’ordinaire. Et la canicule qui a balayé l’Europe cet été 2003 et qui fit de ce mois d’août en France l’été le plus meurtrier depuis la Libération est apparue aux yeux de tous comme un fait majeur de société.

Incendies de forêt, vagues de chaleur, pollution généralisée par l’ozone, sécheresse dramatique pour des dizaines de milliers de paysans, assèchement des fleuves et des nappes phréatiques sont autant d’épisodes qui mettent en évidence l’extrême fragilité de nos sociétés ivres de leur puissance technologique Il y a désormais un ensemble de signes qui confirme l’intuition écologique d’une modification tumultueuse des conditions de vie sur Terre. Et l’humanité se trouve aujourd’hui agressée par les effets d’un développement qui était naguère présenté comme le chemin d’un avenir radieux pour tous les habitants de notre planète. Le réchauffement planétaire sous l’effet de l’augmentation de l’effet de serre est au cœur du défi auquel est désormais confrontée toute civilisation : comment pourrons nous vivre dans un climat qui évolue à une vitesse dictée par l’impératif de l’accélération du progrès ? Toute réponse pratique à cette angoissante question passe par l’intelligence des phénomènes en cours. Et des questions qui relèvent de leur compréhension scientifique.

Qu’est-ce que l’effet de serre ?

Le premier domaine de l’approche globale de la Biosphère qui ait reçu un traitement analytique est celui de sa régulation thermique par l’effet de serre. Le physicien Joseph Fourier est le premier à avoir établi les équations d’un phénomène irréversible, l’écoulement de la chaleur. Il aborde en 1824, dans son Mémoire sur les températures du globe terrestre et des espaces planétaires, la question des températures terrestres, l’une des plus importantes de toute la philosophie naturelle ; « Cette question, écrit-il, m’a toujours paru un des plus grands sujets des études cosmologiques ». Il revient au suédois Svante Arrhénius 1 d’établir définitivement la théorie de la « serre chaude » dans son livre publié en 1906 sous le titre L’évolution des mondes. Arrhénius invoque les grandes variations passées de la température du globe, démontre le rôle de la vapeur d’eau dans l’absorption des radiations terrestres de grande longueur d’onde. Il s’interroge sur l’augmentation de température qui pourrait résulter de l’accroissement de la teneur atmosphérique en gaz carbonique en raison de la croissance rapide de la consommation de houille, avec néanmoins une conclusion très optimiste. Il pense en effet qu’avec l’augmentation du taux de gaz carbonique dans l’air qui en résulterait, il nous serait permis d’espérer des périodes « qui offriront au genre humain [… des conditions climatériques plus douces » avec notamment des récoltes plus abondantes permettant de faire face à l’augmentation de la population.

Résumons. L’atmosphère arrête une partie du rayonnement solaire (notamment les ultraviolets B) tandis les infrarouges réémis par la Terre sont captés par les gaz dits à effet de serre (gaz carbonique, vapeur d’eau, ozone, méthane principalement). Cet effet de serre naturel maintient aujourd’hui la température terrestre moyenne aux environs de 15° Celsius. Il augmente sous l’effet des activités humaines, risquant d’entraîner un réchauffement climatique global de la planète Terre aux effets tragiques.

Peut-on parler d’un changementclimatique global ?

Le conflit entre la croissance matérielle indéfinie de la civilisation industrielle et la finitude de notre Terre vivante se manifeste dans la dérive des climats désormais avérée en raison des activités humaines. Les humains procèdent déjà à une expérience de géophysique à grande échelle, surtout en renvoyant chaque année 3,3 milliards de tonnes de CO2 dans l’atmosphère et dans l’océan, c’est-à-dire en quelques siècles, du carbone organique concentré et accumulé sur des dizaines de millions d’années dans les couches sédimentaires de la lithosphère.

Le mécanisme en jeu est celui de l’augmentation de l’effet de serre par le CO2 et d’autres gaz émis par les activités humaines comme le méthane CH4, la vapeur d’eau et les CFC, aussi responsables du « trou » dans la couche d’ozone. On évoque traditionnellement comme premier risque du réchauffement climatique l’élévation du niveau de l’océan mondial. Les effets les plus spectaculaires d’une élévation de un mètre d’ici 2100 prévus par les scénarii les plus pessimistes rayeraient de la carte les petits États îliens du Pacifique et noieraient aussi d’eaux salées les deltas très productifs et peuplés des grands fleuves tropicaux. Cette hypothèse est la plus probable. En effet, si les tendances actuelles de rejets de gaz à effet de serre se poursuivent, la hausse de la température moyenne terrestre pourrait atteindre 50 C d’ici la fin du siècle 2.

Le passage du Nord-Ouest

Le géologue Andrew Shepard rappelle que depuis 1992, c’est-à-dire exactement dix ans, la banquise du pôle sud a perdu 10 mètres d’épaisseur et 31 km2 de surface. Quant au célèbre passage du Nord-Ouest que depuis cinq siècles des marins venus de l’Atlantique cherchent à contourner au nord de l’Amérique pour accéder plus rapidement aux richesses de l’Extrême-Orient, il sera ouvert à la libre navigation avant quelques dizaines d’années. En effet, alors que la température moyenne du globe a augmenté d’environ 0,70 C depuis un siècle, celle de l’océan arctique s’est élevée pour sa part de 20 C pendant la même période. Comme le rappelle James Delgado, directeur du musée maritime de Vancouver: « Si nous, l’espèce humaine, sommes responsables de cette ouverture, c’est une leçon d’humilité, étant donné l’histoire terrifiante de ce lieu ». Les responsables du National Snow and Ice Data de Boulder ont annoncé que le niveau de la banquise avait atteint son niveau le plus bas depuis qu’on a commencé à prendre des mesures par satellite, il y a un quart de siècle.

L’ouverture du passage du Nord-Ouest aura lieu pour le meilleur et pour le pire. Pour le meilleur d’une minorité fortunée en ouvrant la voie au tourisme et au commerce pour le profit de quelques-uns. Pour le pire des peuples arctiques car la civilisation Inuit plurimillénaire, qui remonte à la dernière période glaciaire, sera condamnée.

L’annonce d’une tragédie

Au delà se sa portée symbolique, l’ouverture du passage du Nord-Ouest témoigne d’une caractéristique générale et préoccupante des changements à venir : leur inégale répartition et l’amplification des conditions climatiques extrêmes; ainsi, par exemple, si aujourd’hui dix-neuf pays, surtout au Moyen-Orient et en Afrique du Nord souffrent déjà de la sécheresse, leur nombre devrait doubler d’ici 2025. Le sud de l’Europe subirait une diminution des pluies tandis que le nord-ouest verrait s’aggraver les risques d’inondation. Scénario identique attendu en Australie avec aridité accrue de l’immense désert central et pluies diluviennes amplifiées sur les régions côtières déjà aujourd’hui les plus arrosées. Dans son troisième rapport (2001), le Groupe d’experts gouvernementaux sur l’évolution du climat (GIEC) résume ainsi les changements attendus pour 2100 : « Le nombre d’événements de précipitations intenses augmentera sur beaucoup de régions et il est vraisemblable que les vents maximaux et les pics de précipitations soient plus nombreux sur certaines régions 3 ». En Asie, les simulations de l’effet de serre suggèrent une accélération du cycle hydrologique. Ainsi certains modèles prévoient un renforcement des pluies de moussons en Asie, et donc des inondations accrues aux effets catastrophiques.

Plus généralement, les glissements climatiques vers les pôles et les sommets montagneux seraient respectivement de 150 km ver le nord dans l’hémisphère boréal et de 150 m vers les sommets par degré d’élévation de la température. Les changements pourraient aussi gravement affecter la santé humaine avec l’extension des zones menacées par le paludisme, la fièvre jaune, la maladie du sommeil. Quant au traumatisme imposé aux grandes formations végétales du globe, il serait d’autant plus important que les possibilités migratoires sont considérablement réduites en raison des obstacles imposés par les équipements humains : zones urbanisées ou vouées à l’agriculture intensive, multiplication des réseaux de transport, autant de coupures infranchissables qui zèbrent désormais les paysages contemporains. Ainsi, l’orgie énergétique des nantis sera-t-elle responsable d’une dégradation sans fin des conditions d’existence terrestre de toute civilisation humaine.
Et en ce sens, l’ouverture du passage du Nord-Ouest témoigne concrètement d’une menace plus générale pour l’humanité entière. Avec l’augmentation anthropique de l’effet de serre et le changement climatique, c’est bien ici et maintenant d’un risque global pour l’humanité qu’il s’agit.

Mentir pour mieux spéculer sur le climat

Face à ce risque majeur et global, dire la vérité est sans doute le premier geste qui sauve. Or la plupart des dirigeants politiques du monde encouragent le plus souvent la falsification systématique. On ne sera pas étonné de trouver au premier rang de la falsification d’État l’administration Bush. Selon un rapport de la Commission parlementaire sur la réforme de l’État, l’administration « a dénaturé la démarche scientifique et déformé ou supprimé des conclusions scientifiques 4 ». Quant au gouvernement russe, il se refuse pour l’instant à signer le protocole de Kyoto, rendant ainsi service à George Bush et à ses soutiens du secteur industriel et pétrolier. Il est vrai que la guerre du faux sur le l’évolution climatique est devenue un moyen d’investir intelligemment. À l’origine de cette innovation, une entreprise du Texas nommée Enron permettant de garantir le secteur de l’énergie contre les aléas du temps. C’était en 1996. Un an plus tard, les produits dérivés se rapportant exclusivement au temps firent leur apparition.

À ce jour, le marché du temps qui spécule sur l’évolution climatique, représente 4,2 milliards de dollars par an. Au cours de l’année 2002, le nombre de contrats de ce type a triplé. Plutôt que de s’orienter vers des solutions humaines face au risque climatique, le système capitaliste mondial s’oriente vers les mécanismes du marché et de la bourse. Vers les boursicoteurs plutôt que vers les scientifiques !

Du débat démocratique à l’action

Pour notre malheur, le temps politique dominant n’est pas le temps de l’écologie et de la responsabilité : Paraphrasant Bossuet, il convient d’affirmer qu’il ne suffit plus de s’affliger des effets tout en s’accommodant des causes. Et quoi qu’il en soit des petits calculs politiques, il va bien falloir assumer les décisions que chaque épisode dramatique rend plus pressantes. Décisions politiques judicieusement informées par l’observation scientifique. Décisions politiques qui remettent en cause l’utopie prométhéenne de la toute puissance de la technoscience. Car si l’humanité est responsable du réchauffement climatique, ce sont de véritables ruptures qui s’imposent dans nos modes de vie, et dans nos modes de production et de consommation, ainsi que dans les tendances lourdes de nos sociétés qui aboutissent à la paralysie de la décision publique, découragent l’initiative citoyenne et brident toute imagination écologique. Oui, comme l’a écrit récemment Jean-Paul Besset dans le quotidien Le Monde, « C’est là qu’interviennent toutes les questions qui fâchent, qu’elles renvoient aux grands choix stratégiques ou aux minuscules comportements individuels 5 ». C’est donc bien l’idée de limite qu’il faut introduire au cœur de toute activité humaine, a contrario du consensus dominant nos sociétés. Car il en va de la possibilité même d’une quelconque activité pour l’humanité qui vient. Concernant les décisions politiques déchirantes qui s’imposent désormais aux dirigeants de notre pays, on lira avec attention les récentes propositions de Greenpeace France exprimées récemment par sa nouvelle directrice générale Michèle Rivasi et dont nous partageons l’orientation : « Les édiles qui s’érigent en maîtres du monde doivent changer d’attitude 6 ». En effet, si la pensée écologique fait preuve de la créativité nécessaire, en face, les structures politiques demeurent désertes et stériles.


[1 Svante Arrhénius, L’évolution des mondes, Charles Béranger, Paris, 1910.
[2 R.T Watson et al, Climate Change 2001 : Synthesis Report (Synthèse du troisième rapport du GIEC), Cambridge Univ. Press, Cambridge, 2002.
[3 Ibid.
[4 Courrier International, n° 668, 21 au 27 août 2003.
[5 Jean-Paul Besset, « Faire face à l’agression climatique », Le Monde, 13 août 2003.
[6 Michèle Rivasi, « Brûlantes leçon d’un été torride », Le Monde, 23 septembre 2003.