Toute pensée est déjà une tribu, le contraire d’un État.
G. Deleuze, Mille Plateaux, 1980
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La parution récente du livre de Gilles Deleuze[[Gilles Deleuze, Critique et clinique, Ed. de Minuit, 1993., Critique et clinique, a permis de lire, outre quelques inédits, des textes qui n’avaient jamais été repris depuis leur première publication – puisque le volume se présente comme la recollection d’un certain nombre de préfaces ou d’articles parfois remaniés -, et surtout de les lire ensemble, comme si l’épaisseur matérielle du volume donnait à voir soudain, plus qu’une unité de papier, la véritable cohérence d’une pensée deleuzienne de l’usage de la langue. Non pas qu’il s’agisse d’un traité de philosophie du langage, encore moins d’un petit précis de linguistique, mais peut-être, à travers le commentaire d’un certain nombre de “cas” d’écriture, d’une analyse de ce que peut être un contre-discours, au sens où Deleuze et Guattari l’entendaient lorsqu’ils parlaient de la possibilité d’une “sémiotique contre-signifiante”[[Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Ed. de Minuit, 1980, pp. 149 sq. : ” …marquant une répartition plurale et mobile, posant des relations et des fonctions, procédant à des arrangements plus qu’à des totaux, à des distributions plus qu’à des collections, opérant par coupure, transition, migration et accumulation plutôt que par combinaison d’unités, un tel signe semble appartenir à une machine de guerre nomade…”., c’est-à-dire d’une production de signes qui, parce qu’elle rompt définitivement avec la fonction de signification, tient en échec toute récupération sous la forme d’une totalité légitime et désignante, et instaure par là même une résistance qui a le visage d’une brèche irrémédiablement ouverte dans l’ordre du langage.
Parmi tous ces textes, celui que Deleuze consacre à Louis Wolfson permet particulièrement de comprendre comment s’effectue le passage vers une thématisation de cette résistance langagière : à la fois parce qu’il en existe une version originale relativement différente et que les corrections apportées fournissent, à vingt ans de distance de la première publication, une sorte de contrepoint éclairant sur le cheminement de la pensée deleuzienne, et parce que l’auteur du texte commenté n’est pas un littérateur (comme le sont par ailleurs, à des titres différents, Beckett, Lawrence, Melville ou Jarry) mais un malade qui s’empare de la parole pour défaire celle des autres, pour en démontrer la faiblesse et le faux caractère incontournable, pour la faire imploser. L’ambiguïté est peut-être précisément celle-ci, de savoir si c’est la maladie qui s’exprime à travers Wolfson au sens où, cliniquement, elle ne nous donnerait à en enregistrer que les symptômes ou si, à travers la maladie, nous avons à notre tour quelque chose à apprendre sur les limites de notre propre pratique de la parole.
On connaît l’histoire du livre de Wolfson : comment J. B. Pontalis, directeur de la collection “Connaissance de l’Inconscient” chez Gallimard, reçut un beau jour le manuscrit du Schizo et les langues, dont l’auteur était un schizophrène américain se déclarant lui-même “étudiant en langue schizophrénique”, et comment, en demeurant abasourdi, il décida de publier le livre en en demandant une préface à Deleuze[[Louis Wolfson, Le schizo et les langues, Gallimard, coll. Connaissance de l’Inconscient, 1970, avec une préface de Gilles Deleuze..
Cette préface parut donc en 1970, sous le titre “Schizologie” en accompagnement du texte, et si l’on y lit déjà en grande partie ce qui sera au cœur de la seconde version offerte par Critique et clinique, les différences sont importantes à comprendre. Contrairement à ce à quoi on pourrait s’attendre, la version de 1993 n’est pas un développement de celle de 1970 : elle en est plutôt la limitation en même temps que la radicalisation. Dans la préface originale, la fascination de Deleuze semble être double : à la fois pour l’entreprise de Wolfson (son “procédé”, dit encore Deleuze) et pour la pathologie à laquelle aussi bien l’auteur que son préfacier la rattachent. Certes, c’est parce que Wolfson est schizophrène qu’il décide un jour de mener un combat contre sa langue maternelle (au sens strict, la langue de sa mère), en inventant un protocole de traduction de l’anglais, fondé sur la proximité phonologique, ayant pour but de faire correspondre à la langue qu’il ne veut pas parler – ni entendre, ni reproduire – une sorte d’équivalent fait de toutes les autres langues disponibles, véritable “tour de babil” qui fait éclater la langue refusée en un éparpillement d’à-peu-près sonores et d’approximations phonétiques.
Ces à-peu-près peuvent travailler sur un mot, sur une syllabe mais aussi sur des lambeaux de discours déchirés çà et là : la règle n’est pas tant celle d’une traduction que d’une transformation sous la forme d’une dispersion – comme le dit Deleuze, il s’agit bien de “démembrer” et de “dissoudre par morceaux” ce à quoi il faut résister, non de le recomposer sous la forme d’une autre totalité. La préface de 1970 ne peut pas alors ne pas mentionner un autres cas auquel fait immédiatement penser l’entreprise de Wolfson, celui de Raymond Roussel, longuement commenté par Foucault quelques années auparavant[[Michel Foucault, Raymond Roussel, Gallimard, 1963..
En apparence, les ressemblances sont évidentes : non pas tant parce que Roussel était lui aussi schizophrène, mais parce qu’il met en oeuvre un procédé presque similaire, à ceci près que le résultat en est un texte littéraire. Le procédé roussélien, comme le fait remarquer Foucault, fonctionne à partir d’un double mécanisme[[L’analyse la plus fine de Foucault se trouve dans un texte bien postérieur au Raymond Roussel,” Sept propos sur le septième ange”, préface à la réédition de La grammaire logique, Tchou, 1970, repris sous forme de livre en 1986, Ed. Fata Morgana : il s’agit d’un court essai consacré à Brisset, au cours duquel Foucault mentionne aussi bien Roussel que Wolfson (et cite la préface de Deleuze parue peu temps avant), en mettant en lumière les différences entre les trois auteurs. Le texte de Foucault est cité, en retour, par Deleuze dans la version de 1993 de la préface à Wolfson., la répétition à l’identique d’une même phrase imperceptiblement modifiée par un léger accroc, afin d’instaurer un décalage dans lequel ce qui est raconté bascule, et une suite de répétitions transformantes imposées à un fragment de discours pris au hasard, dont les variations dessinent finalement une série de motifs qui seront les lieux de passage obligés de l’histoire à raconter. Au-delà des combinaisons possibles de ces deux procédés, il s’agit en effet toujours de raconter une histoire ; et si “autour du son qui demeure aussi proche que possible de son axe d’identité, les scènes tournent comme à la périphérie d’une grande roue”[[Foucault, Sept propos sur le septième ange, cit., p. 38., c’est l’histoire narrée qui représente la totalité de la circonférence de cette roue : la limite du procédé de bouleversement de la langue est imposée par les contraintes narratives, c’est-à-dire par l’exigence, malgré tout, de donner à lire et à voir quelque chose comme une totalité signifiante ; et si ses règles de transformation de la langue sont parfaitement aléatoires, c’est pourtant toujours sur du signifiant que Roussel retombe, d’où la différence de Wolfson, sur laquelle Deleuze ne cesse d’insister.
Dès le tout début de la préface, dans ses deux versions successives, il nous est dit qu’il s’agit de saisir un “protocole d’activité” (comme s’il était important de noter que c’est l’acte de Wolfson qui fait sens, c’est-à-dire son expérimentation de vie, non son résultat tangible sous la forme du livre écrit) et qu’il est essentiel de comprendre que nous n’avons pas affaire à une oeuvre littéraire ; cela permet alors à Wolfson d’aller plus loin que Roussel, “puisque les transformations linguistiques ne dégagent donc aucun événement pur idéel ayant une existence esthétique mais restent entièrement subordonnées aux accidents dans lesquels la phrase maternelle réelle a été prononcée et la transformation imaginaire effectuée”[[Deleuze, “Schizologie”, préface de 1970, cit., p. 8. Non seulement Wolfson ne fabrique pas un système de traduction (au sens où par traduction, on entend la production d’un double selon des règles fixes d’équivalence fondées sur le respect du sens), mais il ne fabrique pas non plus un champ symbolique cohérent, c’est-à-dire une autre sémiotique, hasardeuse peut-être, mais fonctionnante : aucune totalité légitime, fût-elle scellée dans la narration, ne peut être reconstituée. Le procédé de Wolfson est un combat ; il engage la guerre parce qu’il réussit à maintenir l’écart creusé dans la langue maternelle à l’état de béance ; nulle image, à la manière de Roussel, pour combler l’abîme qui s’y dessine, car désormais “tout le drame se passe bien loin de la désignation et de l’expression”[[Deleuze, op. cit., p. 16.. On le voit, le pouvoir extraordinaire de résistance de Wolfson – et probablement ce qui, en lui, fascine Deleuze -, c’est de réussir à contrer le langage sans pour cela reproduire un autre langage: car Wolfson ne se contente pas de dire autrement, il attaque le dire lui-même en lui faisant perdre sa fonction de signification. On n’a pas affaire à une autre sémiotique – transgression du code bien vite limitée par la forme-code elle-même, qui est malgré tout reproduite et suffit à désamorcer toute la charge de l’entreprise -, mais à une sémiotique contre -signifiante, c’est-à-dire à une machine de guerre tendue non vers la reproduction en négatif de ce à quoi l’on s’oppose mais vers l’invention d’un “toujours-différent-et-toujours-plus-inassignable”, une totalité jamais légitimable, une implosion du règne des signifiants, des équivalences et des identités. “Il ne suffit pas d’un parler-fou. On est forcé d’évaluer pour chaque cas si on se trouve devant l’adaptation d’une vieille sémiotique ou devant une nouvelle variété de telle sémiotique mixte, ou bien devant le processus de création d’un régime encore inconnu”[[Deleuze et Guattari, Mille Plateaux, Gallimard, 1980, p. 172. Sur les sémiotiques contre-signifiantes, voir en particulier les chap.V (“Sur quelques régimes de signes”, pp. 140 sq.) et XII (“Traité de nomadologie: la machine de guerre”, pp. 434 sq.). ; or c’est à cette création de régime sans unité, morcelé, non totalisable, décomposant, que le procédé wolfsonien doit d’être une “machine de guerre” contre l’apparente stabilité de l’ordre du discours.
Jusqu’à présent, tout ce que Deleuze a dit de Wolfson en 1970 se retrouve dans le texte de Critique et clinique. La véritable différence tient plutôt au statut accordé à la schizophrénie, et elle est loin dé n’être qu’un enjeu périphérique dans l’ensemble du propos. Dans la première version, il semble que Deleuze lie explicitement le procédé de Wolfson à sa maladie ; il suffit de noter par exemple de quelle manière l’écart instauré entre la langue maternelle et les à-peu-près phonologiques est immédiatement qualifié de “pathologique et pathogène”[[Deleuze, préface de 1970, cit., p. 7. Dans la reprise de 1993, seul subsiste “écart pathogène” : un écart qui décompose la langue maternelle sans pour autant reconduire immédiatement à la propre décomposition de l’identité personnelle de Wolfson.. Et si l’on pourrait penser que la notion de pathologique se réfère plus aux analyses de Canguilhem (au sens où le pathologique serait l’autre du normal) qu’à un réel contenu clinique, un certain nombre de remarques sont là pour nous ramener à la réalité de la schizophrénie : non plus vue par les médecins ni par le malade, mais réinvestie par Deleuze lui-même de toute la charge transgressive – et donc libératrice – du procédé wolfsonien. Car s’il s’agit d’un livre “où l’on sent germer cette santé très particulière du fond de la maladie”[[Deleuze, op. cit., p. 10. ; il est aussi vrai que le parallèle entre personnalité schizophrénique et résistance au langage signifiant et représentatif va très loin : à la fois parce que le procédé de morcellement et de démembrement de la langue maternelle semble redoubler le phénomène d’éclatement de la personnalité du schizophrène (traduit par ailleurs dans le texte par l’usage de l’impersonnel et du conditionnel passé) et parce qu’il semble que Deleuze juxtapose à tout moment les deux plans d’analyse. On ne sait plus bien alors si ce qui intéresse le commentateur est la compréhension du cas clinique Wolfson, comme en témoignent des pages très longues et très belles, sur l’équation de fait que pose le malade entre mots maternels et nourritures souillées, ou si au contraire il cherche à déplacer le discours vers l’analyse d’un cas singulier de résistance langagière dans le but d’essayer d’en comprendre le fonctionnement. Le problème est donc de savoir si l’on choisit de rabattre la dimension contre-signifiante du discours de Wolfson sur sa maladie ou si l’on fait l’inverse ; or il semble que la première version du texte de Deleuze opte pour la première solution.
La chose se fait à deux niveaux : au niveau de la compréhension, même du procédé, c’est l’analyse psychanalytique qui sert finalement de clef ; ainsi, si la langue refusée est celle de la mère, alors l’irréductibilité de la transformation/ division induite par le procédé est à rechercher du côté du père (et Wolfson en a deux) ; et Deleuze de noter que “les deux pères effectuent plutôt l’absence symbolique du père, la fameuse forclusion lacanienne (…), les deux circuits se mélangent irrémédiablement, sans que l’un puisse servir de mesure périodique totalisante, ni l’autre de règle opératoire transformationnelle, aucune coagulation ni sédimentation, et inversement aucune précipitation ni liquéfaction n’étant assignables, mais seulement des transformations à éclipses, des bonds désordonnés …”[[Deleuze, op. cit., p. 19.. On le voit, la superposition des deux registres d’analyse – d’une part la psychose du malade, de l’autre la résistance de ce qu’il dit au règne légitime et bien ordonné du symbolique, finit par donner l’impression que la condition pour produire quelque chose comme de la parole rétive, pour instaurer un écart et ne pas le laisser combler par les effets de sens, c’est d’être schizophrène. Et c’est peut-être là ce à quoi arrive finalement Deleuze, quand il écrit en manière de clôture “Mais au-delà encore, la psychose et l’ironie psychotique tous les mots racontent une histoire d’amour, mais cette histoire n’est ni désignée, ni signifiée par les mots. Elle est prise dans les mots, indésignable, insignifiable. Et c’est là l’aventure du langage psychotique”[[Deleuze, op. cit., p. 23. C’est moi qui souligne.. On ose à peine penser aux conséquences d’un tel commentaire : si, pour vivre l’aventure d’un langage de rupture, il faut passer du côté de la schizophrénie, le caractère politique de la volonté de résistance à l’ordre se retrouve subordonnée à une sorte d’exaspération romantique de la psychose ; et si Wolfson est effectivement psychotique, il n’est pas dit que tous les schizophrènes aient la capacité d’inventer, à son image, une forme d’écriture qui soit aussi la plus extraordinaire des machines de guerre. Tout se passe comme si le statut proprement clinique de la psychose était plié à l’exigence politique de se déprendre de l’ordre du discours, et qu’en retour, celle-là conférait au langage psychotique une valeur positive intrinsèque et absolue.
C’est sans doute sur ce point précis que les modifications apportées lors de la reprise du texte dans Critique et clinique, à vingt ans de distance, sont importantes. Outre l’allégement des analyses proprement psychanalytiques apportées par le commentaire, le texte de 1993 relativise et réduit ce qui était initialement une exaspération du modèle psychotique ; de manière inverse, il affine et radicalise le propos politique en posant non plus seulement le problème d’un modèle à suivre, mais en questionnant sa positivité et les conditions de possibilité de son effectuation.
Le revirement se fait sur un élément très précis précisément parce que Wolfson représente un cas, c’est-à-dire l’histoire singulière d’un individu, sa maladie lui appartient, tout comme son procédé. S’il nous faut tenter de donner un poids proprement politique à sa prise de parole, il faut aussi essayer de l’ouvrir sur autre chose qu’une simple trajectoire individuelle. Le drôle de langage combatif de Wolfson ne peut nous apprendre quelque chose qu’à la condition que nous puissions nous y reconnaître : il ne doit plus être une machine de guerre contre la langue de la mère, mais l’instrument d’un combat contre toutes les totalités enfermantes, contre tous les systèmes d’assujettissement, contre toutes les clôtures identitaires. Il faut libérer Wolfson de sa maladie pour pouvoir en soutenir l’exemplarité sans modèle et la mettre au service d’une collectivité en rupture, pour pouvoir enfin rassembler contre l’État les fils de la tribu – la tribu des fils sans pères, la tribu des errants, la tribu des nomades. Le maillon manquant entre les deux versions de la préface à Wolfson semble, de ce point de vue, la publication en 1980 de Mille Plateaux. Qu’on se souvienne en effet de ce chapitre entièrement consacré à “la machine de guerre” et à la précision fondamentale qui y est faite : certes, ” la noologie se heurte à des contre-pensées, dont les actes sont violents, les apparitions discontinues, l’existence mobile à travers l’histoire. Ce sont les actes d’un “penseur privé” par opposition au professeur public”[[Deleuze et Guattari, Mille Plateaux, cit., p. 467. ; mais c’est aussitôt pour ajouter que l’expression “penseur privé” n’est pas adéquate, “car s’il est vrai que cette contre- pensée témoigne d’une solitude absolue, c’est une solitude extrêmement peuplée, comme le désert lui-même, une solitude qui noue déjà son fil avec un peuple à venir, qui invoque et attend ce peuple, n’existe que par lui, même s’il manque encore”. Et si la nécessité est de se déprendre, de faire l’expérience du dehors, de s’inventer un espace d’altérité (et une pensée aux prises avec les forces extérieures fait lire le texte de Wolfson comme un remarquable protocole d’expérimentation de la rupture), ce n’est pas pour autant que nous devons être comme Wolfson jusque dans son tableau clinique : nous avons seulement – et la tâche est démesurément lourde – à être son peuple. Apprendre à se défaire, à être un étranger chez soi, telle pourrait être la leçon de Wolfson, mais il faut aussi avoir conscience de ce que nous risquons plus que nous ne l’imaginons : ” peut-être Wolfson reste-t-il sur le bord, prisonnier de la folie, prisonnier presque raisonnable de la folie, sans pouvoir arracher à son procédé les figures qu’il ne fait qu’entrevoir à peine. Car le problème n’est pas de dépasser les frontières de la raison, c’est de traverser vainqueur celles de la déraison : alors, on peut parler de bonne santé mentale, même si tout finit mal”[[Deleuze, “Louis Wolfson ou le procédé”, in Critique et clinique, op. cit., p.32..
D’une version de la préface à l’autre, on est passé de “Schizologie” à ” Louis Wolfson ou le procédé”. C’est dire le changement radical de lecture, puisqu’il ne s’agit plus d’insister sur la charge transgressive de la maladie ellemême, mais d’en faire au contraire la limite de tout procédé de déplacement des assujettissements au sein du langage ; c’est quand le travail critique d’analyse des ordres institués (et l’ordre du discours est à la fois l’un de ceux-ci et celui qui englobe tous les autres) passe du côté du clinique que les procédés se mettent à ne plus être productifs, à se figer dans le pathologique et pour cela à cesser d’être pathogènes. Comme le remarque Deleuze dans le premier texte du livre, “on n’écrit pas avec ses névroses. La névrose, la psychose ne sont pas des passages de vie, mais des états dans lesquels on tombe quand le processus est interrompu, empêché, colmaté. La maladie n’est pas processus mais arrêt du processus, comme dans le “cas Nietzsche”[[Deleuze, “Le littérature et la vie”, in Critique et clinique, op.cit., p.13.. Tout le propos de Critique et clinique est précisément celui-là, de définir une certaine pratique de l’écriture à la fois comme geste d’invention de soi, comme déplacement des lignes de force et comme travail sur le monde, une écriture dont le geste est donc essentiellement politique, c’est-à-dire aussi polémique, puisqu’il s’agit de faire l’expérience de la limite du langage, de son dehors, et d’inventer sur cette expérience, sur ce passage à la limite qui est aussi lieu de notre devenir, un peuple en perpétuel déplacement. De ce point de vue, la littérature est non seulement le contraire de la maladie (“la littérature est une santé”, écrit Deleuze), mais aussi un processus de libération sans cesse réajourné, un travail à l’infini, comme est infini le travail de Pénélope attendant Ulysse, et comme est infinie aussi la migration sans terme du peuple nomade. Peut-être le devenir-révolutionnaire, loin des horizons dialectiques et des discours identitaires (classe contre classe, parti contre parti, État contre État) n’est-il que cette chose très simple et très difficile à penser: s’inventer un peuple- s’inventer un peuple comme on s’invente une langue, s’inventer un peuple parce qu’on s’invente une langue, un devenir-autre de la langue, en forme “de ligne de sorcière qui s’échappe du système dominant”[[Deleuze, op. cit., p. 15..
On le voit, Critique et clinique repose aujourd’hui les questions de la déprise et de l’invention, de l’inactualité et de la résistance avec une confondante acuité : là où spatialement nous pouvions opposer, à l’époque de Mille Plateaux, des espaces lisses à des espaces striés, les seconds étant l’expression d’une spatialité contrôlée, métrique, dimensionnelle quand au contraire c’est à travers les premiers que s’affirmait “la variation continue et le développement continu de la forme”[[Deleuze et Guattari, Mille Plateaux, cit., p. 597., nous pouvons maintenant traduire l’opposition en un rapport à la parole, c’est-à-dire encore à nous-mêmes et au monde ; nous avons aussi à nous demander quel est ce peuple que réclament avec tant de constance tous les Wolfson, Roussel et Brisset de la terre – cette tribu vaguante qui ne défait l’ordre dont elle naît que pour s’inventer un ailleurs toujours recommencé – : car “même si le voyage est immobile, même s’il se fait sur place, imperceptible, inattendu, souverain, nous devons nous demander quels sont nos nomades aujourd’hui”[[Deleuze, “Pensée nomade”, in Nietzsche aujourd’hui, 1, Actes du colloque de Cerisy (1972), Ed. 10/18, p. 174..