Commentaires et littérature critique

Deleuze, musique intacte

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Le Monde 15 Novembre

Gilles Deleuze s’est donné la mort en novembre 1995. Dix ans : sa pensée n’a pas cessé d’émettre ; elle émet en longueur d’onde intacte. Dix ans après, il s’est donné la chance d’être moins momifié, moins soumis à exégèse, à sacre du printemps, que les autres. Trop à vif. Par où commencer ? Son Nietzsche, ou Rhizome, à quatre mains avec Félix Guattari ? Les écrits sur l’image ? Ou, plutôt, son Abécédaire sur DVD avec Claire Parnet : leçon de philosophie, de vie, de parole, de cante. Inspiration, tension, montées, chutes – comme chez les flamencos.

D’où vient l’étincelle de parole chez Deleuze ? D’où, la joie de ses séminaires ? Comme les séminaires de Barthes, Lacan, Foucault, nul n’y était inscrit ni contraint. On y allait ; ou pas. En face d’eux, au début des années 1970, tout le monde, pas si nombreux, en position d’auditeurs libres. Ni sanction ni diplôme ; pas de jury, pas de petit chef. On imagine mieux de Gaulle au baby-foot que Deleuze faisant l’appel. Bande-son : Brigitte Fontaine et l’Art Ensemble of Chicago (Comme à la radio, 1970), Jimi Hendrix, Carla Bley et le Liberation Music Orchestra de Charlie Haden, Colette Magny, la voix de Delphine Seyrig, Rita Renoir à la Gaîté-Montparnasse, des femmes. Deleuze : la vitesse de la pensée, l’incitation, la gaieté, la méchanceté.

Dix ans après sa mort, Deleuze n’oblige même pas à se demander par tables tournantes ce qu’il aurait pensé de ce qui se passe, de l’inassimilable, de l’angoisse, de la séparation absolue. Sa vie n’a rien qui titille : “Les vies des professeurs sont rarement intéressantes.” Sa vie est dans le livre. A l’époque, les professeurs étaient invités de par le vaste monde : “Bien sûr, il y a les voyages, mais les professeurs paient leurs voyages avec des mots, expériences, colloques, tables rondes, parler, toujours parler.” La parlote ? “Les intellectuels ont une culture formidable, ils ont un avis sur tout.” Et lui ? “Je ne suis pas un intellectuel, parce que je n’ai pas de culture disponible, aucune réserve.”

Chacun s’est remis à faire cours, tout le monde fait long : “Les cours, dit Deleuze, ont été toute une partie de ma vie, je les ai faits avec passion.” Est-ce que ça devient simple avec le temps ? “J’ai été content d’arrêter quand j’ai vu qu’il me fallait préparer de plus en plus pour avoir une inspiration plus douloureuse.” A quoi comparer ? “Les cours, c’est une sorte de Sprechgesang, plus proche de la musique que du théâtre.” Concert de rock, performance free jazz, flamenco : “Il faut dire que Vincennes (université expérimentale concédée en 1968) réunissait des conditions exceptionnelles. En philosophie, nous refusions le principe de ‘progressivité des connaissances’ : un même cours s’adressait à des étudiants de 1re et de énième année, des étudiants et des non-étudiants, des philosophes et des non-philosophes, des jeunes et des vieux, et beaucoup de nationalités.”

Que faire ? Se réjouir. Lire Logique du sens (1969), se demander comment ça sonnait en 1969 ; reprendre toute la saga avec Guattari : Rhizome, Mille Plateaux. Suivre image par image les phrases sur le cinéma ou la peinture. Discutables, contestables, si excitantes. Chercher à ne pas comprendre le secret de cette formidable traînée de poudre de la pensée.

La joie même. Ne pas passer à autre chose. Suivre les méandres de la voix : la voix patiente, insinuante, lente, accélérée, agacée, tombale, narquoise ; sa voix timbrée de la rage, sa voix de colère tendue, la voix qui sourit, la voix qui ne manque pas puisqu’elle est le livre.