D’accord pour que ça rebondisse et je m’y colle, pour voir (et je relance de
10 🙂 )…
Et tout d’abord pour dire que rien que l’énoncé “démocratie absolue”, ça
fait peur, et pour deux raisons principales. C’est terrifiant car c’est un
énoncé totalisant (première raison). C’est terrifiant pour la pensée car
c’est en soi une aporie (2ème raison). Cependant ça appelle aussi autre
chose comme un espoir, une utopie (Derrida parlerait peut-être là de la
dimension messianique de la démocratie, comme à-venir).
Je voudrais vous faire part de quelques “échappées” de Roland Barthes, qui,
si elles ne se rapportent pas exactement à la démocratie, semblent pouvoir
injecter quelques concepts à considérer aussi, pas comme “restes”, mais
peut-être comme éléments rénovateurs de la démocratie. J’ai écouté hier soir
son cours au Collège de France de 1977 intitulé “Comment vivre ensemble”
(malheureusement je n’ai récupéré que la première heure, et bien sûr si
quelqu’un pouvait me fournir le reste, j’en serais ravi). “Comment vivre
ensemble” n’est pas mal comme point de départ pour une réflexion sur la
démocratie.
Etrangement (je dis ceci avant d’en venir à ce que dit Barthes réellement)
ce “comment vivre ensemble” dans la société (ou système, appelez ça comme
vous voulez) actuelle, est d’emblée rejeté du côté de la communauté, comme
étant-donné local, ou du couple, comme finalité autant que point de départ
de la vie de tout être non solitaire. On voit ici la prégnance de deux
choses. D’une part de cette idée de “société civile” que l’on retrouvera
dans l’analyse de Foucault, qui veut que tous les petits arrangements non
économiques et non juridiques, ça se passe en local et finalement ça ne
regarde ni le gouvernement ni l’économie politique (mais seulement tant que
ça n’empiète ni d’un côté ni de l’autre, et l’on peut voir aujourd’hui à
quel point les deux grands domaines empiètent inversement de plus en plus
sur la communauté)- on peut aussi se rappeler à quel point l’idée de
démocratie est aujourd’hui liée à ces deux notions que sont le gouvernement
et l’économie politique. D’autre part ce que Deleuze et Guattari ont appelé
le petit théâtre familial, auquel tout est toujours ramené par un discours
psychanalytique bien calibré et médiatisé – je voudrais juste ajouter ici
que Derrida semble dire que la conception androcentrée de la famille (et de
l’amitié) représente un obstacle certain à l’évolution de l’idée de
démocratie.
Barthes rejette dans l’ombre du théâtre de son fantasme ces deux
“archétypes” du vivre-ensemble et travaille sur le mot révélateur de ce
fantasme : idiorrythmie. Il fait référence à une forme de vie monacale, qui
d’ailleurs tend à s’éteindre, de moines vivant selon leur propre “rythme”,
isolés la plupart du temps, mais avec des points de rencontre de loin en
loin (ou de près en près si l’on veut aussi), mais ils n’en forment pas
moins une sorte de communauté, ou plutôt de vivre-ensemble. Ce qui
m’intéresse là-dedans c’est le fait que le vivre-ensemble peut procéder d’un
besoin de solitude et aussi le fait que ce mot “rythme” soit dévoyé de son
sens premier en grec, qu’il se rapporte aujourd’hui bien plus à l’idée de
structure, d’institution, de répétition (reproduction ?). L’exemple de
Barthes n’est pas neutre, car cette idiorrythmie s’oppose ou se fait à côté
du cénobitisme (vie en monastère, couvent, abbaye), qui devient la forme
dominante de la religion chrétienne au moment où elle-même devient religion
d’état et donc de pouvoir (l’an 380 de notre ère).
Dans ce même exposé Barthes fait une autre distinction qui m’a frappé :
méthode et culture (il le fait par rapport à la pensée). La méthode suppose
d’après lui un but à atteindre et donc un certain nombre de mesures à
prendre pour atteindre ce but. La méthode comporte par là comme risque une
fétichisation du but, et Barthes la place (la méthode) du côté du pouvoir.
Oserais-je (évidemment!) ajouter que cette mise en relation du pouvoir (ou
de la volonté de pouvoir) et de la méthode met en lumière une téléonomie
propre au gouvernement, avec comme corollaire la recherche de l’invariance,
que je mettrais en rapport avec l’énantiomorphose du complexe paranoïaque
(merci Canetti). Au contraire, la culture (je crois qu’il emprunte le
concept à Nietzsche) comme violence faite à l’esprit, pas en tant que
coercition, mais en tant qu’elle est le lieu d’affrontement de forces, est
différentielle, et c’est ce dernier mot qui m’importe.
[Alors je vais abréger un peu car je manque de temps et que je suis sûr que
vous aussi (ça commence à faire beaucoup à lire), donc pardonnez-moi, SVP,
quelques raccourcis.
Là où je veux en venir, c’est que si je devais accoler un qualificatif à
“démocratie”, je choisirais “différentielle”. Et l’idée même de “démocratie
différentielle” (différancielle ? pour invoquer encore une fois Derrida)
n’est pas une trahison d’une idée de démocratie absolue, mais me semble
conjurer tout à la fois le côté totalisant et le côté aporétique que je
soulevais au début. Et je mettrais du côté de la démocratie différentielle
l’idiorrythmie (et aussi ce que j’appellerais “droit à la marginalisation”
comme droit irrépressible de sortir, mais aussi de rentrer dans des
systèmes) et la culture, pour une inflexion vers un vivre-ensemble qui ne
sacrifie pas au rythme (comme entendu aujourd’hui), aux structures, mais
surtout pour une remise en cause du besoin intrinsèque de la constitution
des institutions, qui veut qu’une finalité (exprimée ou pas) serve toujours
de base à la mise en servitude.
A plus tard pour d’autre développements (peut-être).
Bruno