Multimédia, interactif, Internet, câble, intranet, on-line, CD-Rom, réalité virtuelle, cyber-ceci ou cyber-celà… La lame de fond de la mode journalistique, culturelle, intellectuelle – et l’abstrait désir de “modernité” qu’elle suscite et dont elle se nourrit – a présidé ces dernières années à l’invasion croissante de notre environnement symbolique quotidien par ces signes extérieurs d’irruption d’une “ère de la communication”. Et chacun de vouloir nous annoncer – qui sur un ton prophétique enjoué; qui sur un air apocalyptique très grave – qu’à l’aube du troisième millénaire nous voilà sur le point d’assister à une mutation anthropologique d’une incroyable intensité. Mais que ce soit pour proclamer l’avènement d’un nouvel Eldorado ou pour prédire le terrifiant retour du Moloch machinique, force est de constater que l’essentiel des discours que l’on nous sert, outre leur schématisme, ont pour principale caractéristique de produire un terrible effet de brouillage.
En effet, s’il est évident que, particulièrement durant les trois dernières décennies, nous avons assisté à d’importantes mutations sociales; s’il est tout aussi évident que les progrès techno-scientifiques (1) et le développement de nouvelles formes de communication qui les ont accompagnés, ont joué un rôle déterminant dans ce scénario: il n’en reste pas moins que ce passage historique se caractérise bien plus par le déplacement de nombre de repères subjectifs et objectifs qui furent dominants depuis la naissance de la société industrielle, par l’obsolescence de certaines formes de socialité et la constitution d’autres au sein du rapport de classe et de pouvoir, que par une simple accumulation de dispositifs techniques et machiniques dont il faudrait attendre en soi des bouleversements grandioses ou terrifiants.
Sortir des oppositions simplistes Le passage à une société post-industrielle et à une économie-monde, avec ce que cela suppose de ruptures et de continuité, de fermetures et d’ouvertures, est désormais réalisé et en grande partie grâce aux progrès techno-scientifiques. Ni les formes et les contenus du travail, ni les formes et les contenus de la vie sociale, ni les formes et les contenus des rapports de pouvoir et de représentation ne seront plus jamais ce que nous avons connu jusqu’alors. Il n’y a sans doute ni à le déplorer, ni à s’en satisfaire: il s’agit désormais de saisir au sein même de ce processus – avec ce qu’il contient d’indéterminations – la nature des mutations à l’oeuvre pour en être acteurs, pour en déterminer les contours. Et puisque la communication s’impose comme élément central et comme enjeu majeur, sur ce terrain là aussi il convient de reconquérir l’intelligence du monde et de sa transformation.
Nous voilà donc loin de l’empilage un peu fashion (et en même temps tellement bas-de-game) de câbles, d’écrans, de claviers, de software et autre périphérique où l’on voudrait enfermer la communication électronique en limitant sa problématique à l’éternel affrontement entre le “bien” et le “mal”. Comme si la “technique”, cette accumulation de matière et de savoir, pouvait avoir une existence effective, et donc une quelconque valeur, en dehors de ses usages sociaux (2)…
L’histoire même de l’Internet en est une démonstration parfaite. Né dans les années soixante, sous le nom d’ARPANet, comme dispositif expérimental de communication militaire dans le cadre de la “guerre froide”, il est rapidement devenu, au fur et à mesure qu’il s’étoffait et se développait techniquement, un instrument ouvert de communication dans/pour la communauté scientifique et universitaire, échappant désormais ainsi largement au contrôle du Département de la défense. Mieux, lorsque le réseau ARPANet – dans un complexe mécanisme de fusions et d’interactions avec d’autres réseaux, et d’innovations logicielles et matérielles – donne naissance à l’Internet, c’est-à-dire à un réseau de réseaux, au réseau qui connecte un ensemble toujours croissant d’autres réseaux, du même coup il échappe aussi à la seule “élite” des universitaires et des chercheurs pour s’offrir comme instrument possible de communication à d’autres sujets sociaux, toujours plus de masse, toujours plus diversifiés, qu’il s’agisse d’étudiants, de ces jeunes pionniers de l’informatique que furent les hackers de la première génération, ou encore de salariés de grandes entreprises, puis plus tard de tant de citoyens “anonymes” qui viennent à leur tour peupler le cyberspace (3).
Le paradigme du réseau
Au-delà de l’anecdote, ce passage d’un “réseau de commandement pour la post-apocalypse”, suivant l’expression de Bruce Sterling (4), à ce champ libre de communication de plus en plus ouvert sur le monde que devient le Net à partir de la fin des années quatre-vingt, apparaît comme parfaitement emblématique des mutations sociales qui marquent l’épuisement des modèles fordiste et keynésien de développement capitaliste et le glissement à une société post-industrielle.
Ce n’est pas simplement un appareillage technique nouveau qui a pris corps avec la naissance de l’Internet. D’une part, ce sont des possibilités inédites et réelles de circulation de l’information et des données en général qui se sont ouvertes au point de modifier des équilibres de pouvoir et de gestion tant au niveau des États que de l’entreprise. De l’autre, c’est un vaste champ de contradictions sociales et politiques qui se déploie autour de la circulation de l’information et des savoirs, qui désormais échappe largement à la structuration pyramidale “classique” pour se disperser suivant le modèle capillaire du réseau. A un moment où, pour le capitalisme, l’enjeu est de se débarrasser définitivement de la rigidité que les luttes ouvrières des années soixante et soixante-dix ont imposée au modèle de la grande usine, où il s’agit de rendre la production plus diffuse et délocalisée, le travail plus flexible et coopératif, et les hiérarchies sociales plus organiques aux corps, il est clair que le paradigme organisatif du réseau, tout comme l’enjeu de la maîtrise des flux de données, conquièrt une importance toute particulière. Au point de pouvoir affirmer, avec Manuel Castells, que “ce qui est nouveau aujourd’hui c’est que le paradigme des technologies de l’information fournit les bases matérielles de son extension à la structure sociale tout entière.” (5)
Comme l’a montré Christian Marazzi dans son analyse sur le “tournant linguistique” de l’économie à l’ère post-fordiste et ses conséquences politiques, la communication n’est plus alors – comme on le pense encore trop souvent – un simple “supplément d’âme” idéologique des mécanismes économiques et politiques qui renverrait à la notion d’aliénation, mais un dispositif devenu central en ce qu’il assume toujours plus la connexion et l’articulation de l’ensemble des temps productifs et décisionnels au sein d’un cycle productif dilaté sur la totalité du social : du travail à l’après-travail comme au non-travail, de la production à la consommation, de l’offre à la demande, de la coopération au contrôle, etc. “De fait la communication lubrifie l’ensemble du processus producrif” (6) et en tant que telle elle devient un facteur productif déterminant et une donnée politique centrale.
Le net comme enjeu politique
Or, ce qui est justement intéressant c’est que l’Internet, réseau des réseaux apparu un peu “par hasard”, échappe largement à toute détermination linéaire. Il est né et s’est développé au sein d’un processus de convergence parallèle entre des besoins, des techniques, des intentions assez largement différents, et qui étaient loin d’être tous clairement présents dès l’origine du projet. Patrice Flichy, dans son travail sur l’innovation technologique (7), s’oppose ainsi à juste titre à toute vision déterministe en la matière. Refusant l’idée de l’invention comme pur produit du monde séparé de la science, qui se transformerait ensuite en technique, puis enfin en produit en arrivant sur le marché; refusant aussi l’idée économiste selon laquelle les entreprises seraient le principal moteur de l’innovation de par leur incessante demande en nouveaux produits et nouvelles techniques; refusant enfin l’idée d’un déterminisme essentiellement culturel, où ce serait la société, avec ses différentes instances de pouvoirs et de représentation, qui déterminerait le devenir des inventions. Patrice Flichy préfère une approche “interactioniste”, qui privilégie la vision d’une construction à partir du social, à partir de parcours souvent autonomes de sujets multiples, en interaction permanente et réciproque au sein des différentes phases du processus de l’innovation.
Et nous en voulons comme preuve le rôle déterminent joué par les hackers, ou plutôt les différentes figures de hackers, dans le bond en avant techno-scientifique. Non pas comme sujet résiduel totalement “négatif”, comme le veut la légende, mais en tant qu’acteur social apparu en marge des procès d’innovation officiels, auto-constitué autour de ses propres mécanismes de production du savoir et à même de peser de façon décisive tant comme moteur de l’innovation que comme contre-pouvoir face à celle-ci. Une machine comme le Macintosh, par exemple, est le pur produit de cette dynamique contradictoire: c’est, bien sûr, d’abord un produit vendu pour faire du profit par une major comme Apple ; c’est aussi le micro-ordinateur qui – par sa conception “révolutionnaire”, autour du principe de l’accessibilité pour l’usager – a contribué à arracher l’utilisation de l’ordinateur des mains des seuls spécialistes, puis forcé une évolution de l’ensemble des systèmes d’exploitation informatiques. Au bout ça donne Windows 98. Mais aussi des millions de petits génies du clavier… Après il ne faut pas s’étonner si même la page web de la CIA n’est plus à l’abri d’un piratage. Et c’est une façon aimable et plaisante de rappeler au pouvoir qu’il est vulnérable.
De la contradiction
C’est là, dans ces réalités contradictoires, qu’il convient de saisir les effets concrets et surtout les enjeux réels qui se cristallisent autour des innovations techno-scientifiques en acte. Que Microsoft dans sa course au monopole absorbe telle micro-entreprise de pointe de la Silicon Valley, que AT&T prenne le contrôle de telle chaîne de TV par câble, ou que France Télécom investisse dans telle compagnie du tiers-monde importe peu finalement. C’est tout au plus un indice crédible du fait que le secteur de la communication est devenu stratégique de par sa forte valorisation et ses perspectives de développement. Les enjeux réels sont politiques et sociaux. Ils se jouent aujourd’hui autour des tentatives de privatisation des ressources et des savoirs, de la question du copyright, de l’accès public aux moyens de communication, du commerce électronique.
Ils se jouent aussi autour de la question des libertés civiles, des droits d’une citoyenneté sur les réseaux, de la redéfinition des rapports entre les institutions (États, entreprises, universités, organismes transnationaux) et les individus ou sujets collectifs acteurs des pratiques de communication. Mais ils se jouent aussi sur le terrain “réel”, à partir d’antagonismes et de contradictions qui n’ont rien de virtuel. Des entreprises distribuent des téléphones cellulaires à leurs salariés pour pouvoir les joindre à tout moment, étendant le temps de travail à la (quasi)totalité de leur temps de vie. Le même outil est aussi utilisé par les sans-papiers dans leur lutte pour construire leur propre dispositif mobile de communication lors des occupations et des manifestations. Il est aussi utilisé par les gangs de New York ou d’ailleurs pour, à la manière de la police, coordonner leurs opérations. Le courrier électronique permet une accélération des rythmes de circulation des ordres et des données au sein des grandes compagnies. Il est aussi le véhicule en “temps réel” du réseau de solidarité qui s’est construit autour de la révolte zapatiste au Chiapas, permettant à une bande d’indios insurgés au fin fond d’une forêt mexicaine de se faire entendre partout dans le monde, en textes et en images, dans leur langue et dans celles dont ils ne connaissent sans doute pas même les sonorités. Le secteur du logiciel est devenu un “marché porteur”, c’est-à-dire ni plus ni moins qu’un juteux racket commercial où l’on plume à période régulière le consommateur. C’est aussi le terrain sur lequel se déploient de véritables alternatives techno-scientifiques (8) à même de forcer les conditions du marché, de mettre en pratique la gratuité et la coopération comme réponse à la domination des logiques commerciales et financières…
Une inversion (de) logique
Partant de là, il nous semble qu’il faut procéder à une véritable inversion méthodologique. Pour comprendre les mutations techno-scientifiques, pour saisir la portée du passage à la production immatérielle, pour s’opposer aussi au fantasme de l’économie-monde néo-libérale, il convient de partir de ce qui, au sein même de ce processus, en contient la critique et le dépassement.
Il nous faut encore partir des pratiques alternatives qui se déploient, des sujets sociaux et des identités collectives qui se constituent, des imaginaires qui se cristallisent et des utopies qui ne demandent qu’à se réaliser. Non parce qu’il y aurait un “bon” réseau – libertaire, alternatif, citoyen – que l’on pourrait opposer au projet capitaliste des “super-autoroutes de l’information.” Non parce qu’il y aurait un Eden de la “communication libre” à protéger des assauts de la marchandise. Mais, tout simplement, parce que nous n’avons d’autre choix que, comme le dit si bien André Gorz (9), de “lire dans les replis du réel” ce qui dans la misère du présent contient déjà la richesse du possible.
Nota Bene – Cet article constituait l’ouverture du dossier sur la “communication et les réseaux” publié par le premier numéro de la revue alice. Il est reproduit ici sans sa dernière partie (qui introduisait chacune des contributions), et qui nous a semblé de peu d’intérêt dans le contexte plus vaste de ce site. L’ensemble des élément réunis par l’auteur pour le dossier d’alice est en tout état de cause présent ici… parmis bien d’autres choses.
——————-
(1)L’emploi du terme “techno-science” en lieu et place de celui, plus courant et plus convenu, de “technologie” renvoie à la nécessité de rappeler que les “machines” sont d’abord du savoir.
(2) Raniero Panzieri, “Sur l’utilisation capitaliste des machines”, in Luttes ouvrières et développement capitaliste en Italie, François Maspéro, 1968.
(3) Howard Rheingold, Les communautés virtuelles, Addison-Wesley, 1993, Paris. Une bonne présentation de l’histoire des réseaux et de l’état d’esprit qui présida à l’origine de cette aventure.
(4) Bruce Sterling, Libre comme l’air, l’eau, le feu. Libre comme la connaissance, discours devant la Library Information Technology Association, juin 1992, San Francisco.
(5) Manuel Castells, La société en réseau. L’ère de l’information, tome 1, Fayard, 1998, Paris.
(6) Christian Marazzi, La place des chaussettes. Le tournant linguistique de l’économie et ses conséquences politiques, Éditions de L’éclat, 1997.
(7) Patrice Flichy, L’innovation technique, Édition La Découverte, Paris, 1995. Patrice Flichy est responsable du Laboratoire de recherches interdisciplinaire du Centre national de la recherche scientifique (CNRS).
(8) Bernard Lang, “Des logiciels libres à la disposition de tous”, Le Monde diplomatique, janvier 1998. Une excellente présentation des enjeux qui se jouent autour de ce que l’on appelle l’alternative logicielle en général et de GNU/Linux en particulier.
(9) André Gorz, Misère du présent, richesse du possible, Collection “Débats”, éditions Galilée, 1998, Paris.