Tribune de débats sur le TCE

Des intellectuels allemands s’adressent à leurs amis français

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Chers amis français, c’est avec inquiétude que nous observons le
renforcement du non populiste à la Constitution européenne. La majorité des
Français veut-elle réellement se terrer dans le bunker commun aux
nationalistes de droite et aux nationalistes de gauche ?

Ce serait la capitulation de la raison, que les Français eux-mêmes ne
pourraient pas se pardonner. C’est pour cela que nous vous demandons de vous
opposer avec passion à ce que la France, la patrie classique des Lumières,
trahisse le progrès.

Un rejet du traité constitutionnel entraînerait des conséquences
catastrophiques :

– pour l’œuvre d’unification à laquelle nous devons une époque de paix de
plus d’un demi-siècle : un bonheur que notre continent n’a jamais connu
auparavant ;

– pour vos voisins allemands, qui ont appris que l’Europe ne peut se
construire qu’avec la France, jamais sans elle ou contre elle ;

– pour la Pologne et les autres nouveaux membres de l’Union, que la France
ne doit pas laisser seuls entre l’Allemagne réunie et l’empire russe ;

– pour les relations avec les Etats-Unis, qui ne trouveront leur équilibre
que grâce à une Europe renforcée ;

– pour la France elle-même, qui par un non s’isolerait fatalement.

La Constitution ne répond pas à tous nos idéaux et elle n’élimine pas par
magie les causes de toutes les peurs.

Elle est un compromis honnête. Elle est un équilibre intelligent entre
éléments d’une fédération supranationale, d’une confédération d’Etats
nationaux, et la conscience croissante qu’ont les régions de leur
importance. Elle est un renforcement du Parlement et de ses fonctions de
contrôle. Elle est la limitation du droit de veto à des décisions
essentielles. Elle est le fondement d’une politique extérieure et de défense
commune sans laquelle l’Europe ne serait rien parmi les puissances
mondiales. Elle est la garantie de la productivité du marché et en même
temps la protection de nos droits sociaux : par là, elle est la seule
alternative viable et compétitive au cauchemar d’un capitalisme
“ultralibéral” déchaîné. Elle est la protection de notre richesse culturelle
et de ses spécificités nationales. Elle est l’ancrage des droits de l’homme
et du citoyen, œuvre des Révolutions française et américaine.

Amis français, ce serait une folie de faire subir à la Constitution
européenne les conséquences de votre mécontentement envers votre
gouvernement.

Au contraire, l’Europe peut contraindre votre gouvernement, vos partis, vos
hommes d’entreprises et vos syndicats à penser et à agir de façon plus
productive.

La peur n’offre pas de sécurité, mais représente toujours un signe de
faiblesse, voire une incitation au suicide. Lorsque l’Espagne, le Portugal,
l’Irlande et la Grèce entrèrent dans l’Union, le niveau de leurs salaires se
situait à plus de 50 % en dessous de ceux perçus en France.

Aujourd’hui, on a pratiquement atteint un niveau égal, et la productivité
des “nouveaux membres” a ouvert à la France (et à nous tous) des marchés qui
n’ont pas coûté d’emplois, mais en ont, au contraire, créé. Le dynamisme de
nos partenaires de l’Europe de l’Est, à longue échéance, ne nous nuira pas,
mais nous aidera à créer des emplois.

L’Europe constitue une réponse à vos et à nos craintes. L’Europe nous
demande du courage. Sans courage, il n’y aura pas de survie. Ni pour la
France. Ni pour l’Allemagne. Ni pour la Pologne. Ni pour aucun des anciens
et des nouveaux membres de l’Union européenne, qui, grâce à sa Constitution,
réalisent un rêve séculaire. Nous le devons aux millions et millions de
victimes de nos guerres insensées et de nos dictatures criminelles.
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Wolf Biermann, poète et chanteur ;

Hans Christoph Buch, écrivain ;

Günter Grass, écrivain, Prix Nobel de littérature ; Jürgen Habermas, philosophe ;

Klaus Harpprecht, écrivain, ancien conseiller de Willy Brandt ;

Alexande rKluge, cinéaste ;

Michael Naumann, écrivain et ex-ministre délégué à la culture ;

Peter Schneider, écrivain ;

Gesine Schwan, présidente de l’université européenne Viadrina ;

Armin Zweite, historien d’art ;

Werner Spiess, historien d’art et ancien directeur du Musée national d’Art moderne
de Paris.