Philippe :
C’est un joli et beau cadeau de Noël ! J’aime chez Maurizio cette manière
“joyeuse” de toujours voir
le côté positif des choses. Cela fait toujours du bien. Mais (car des “mais”
traînent quelque part),
les mondes possibles peuvent être ceux de la guerre, et les singularités
peuvent être portées par la
haine. C’est pourquoi, comme l’a souvent proposé Maurizio lui-même, il est
bon de remonter des
possibles au virtuel, et de comprendre les virtuels pour contre-effectuer les
événements dans un
certain sens (le sens de l’émancipation, ou ce que l’on voudra). Car que les
virtuels soient devenus
intégralement actuels et possibles, est-ce seulement possible ? Penser les
foyers et pas seulement
les possibles.
Jacky :
Très bonne idée de faire en quelque sorte dialoguer Lazzarato et Rancière,
juste un passage de” La Mésentente” de Rancière où celui-ci aborde un point
développé par Lazzarato:
“La politique moderne existe par la multiplication des mondes
communs/litigieux prélevables sur la surface des activités et des ordres
sociaux. Elle existe par les sujets que cette multiplication autorise,
sujets dont le compte est toujours surnuméraire. La politique antique tenait
au seul mécompte de ce démos qui est partie et tout et de cette liberté qui
n’appartient qu’à lui tout en appartenant à tous. La politique moderne tient
au déploiement de dispositifs de subjectivation du litige qui lient le
compte des incomptés à l’écart à soi de tout sujet propre à l’énoncer. Ce
n’est pas seulement que les citoyens, les travailleurs ou les femmes
désignés dans une séquence du type « nous, citoyens » « nous, travailleurs »
ou « nous, femmes » ne s’identifient à aucune collection, à aucun groupe
social. C’est aussi que le rapport du « nous », du sujet d’énonciation qui
ouvre la séquence, au sujet d’énoncé dont l’identité est déclinée( citoyens,
travailleurs,, femmes, prolétaires)est défini seulement par l’ensemble des
relations et des opérations de la séquence démonstrative. Ni le nous ni
l’identité qui lui est affectée, ni l’apposition des deux ne définissent un
sujet. Il n’y a de sujets ou plutôt de modes de subjectivation politiques
que dans l’ensemble de relations que le nous et son nom entretiennent avec
l’ensemble des « personnes », le jeu complet des identités et des altérités
impliquées dans la démonstration et des mondes, communs ou séparés, où elles
se définissent.
Sans doute la démonstration s’en opère-t-elle plus clairement lorsque les
noms de sujets se séparent de tout groupe social identifiable comme tel.
Lorsque les opposants de l’Est reprenaient à leur compte le terme de «
houligans » par lesquels les dirigeants de ces régimes les stigmatisaient,
lorsque les manifestants parisiens de 1968 affirmaient, contre toute
évidence policière, « Nous sommes tous des juifs allemands », ils mettaient
en pleine clarté l’écart de la subjectivation politique, définie dans le
noud d’une énonciation logique et d’une manifestation esthétique, avec toute
identification. Le dialogisme de la politique tient de l’hétérologie
littéraire, de ses énoncés dérobés et retournés à leurs auteurs, de ses jeux
de la première et de la troisième personne, bien plus que de la situation
supposée idéale du dialogue entre une première et une deuxième personne.
L’invention politique s’opère dans des actes qui sont à la fois
argumentatifs et poétiques, des coups de force qui ouvrent et rouvrent
autant de fois qu’il est nécessaire les mondes dans lesquels ces actes de
communauté sont des actes de communauté. C’est pourquoi le « poétique » ne
s’y oppose pas à l’argumentatif. C’est aussi pourquoi la création des mondes
esthétiques litigieux n’est pas la simple invention de langages propres à
reformuler des problèmes intraitables dans les langages existants. Dans
Contingence, Ironie et Solidarité, Richard Rorty distingue les situations
ordinaires de communication où l’on s’entend à peu près sur ce dont on
discute et les situations exceptionnelles où les motifs et les termes de la
discussion sont eux-mêmes en question. Ces derniers définiraient des moment
poétiques où des créateurs forment de nouveaux langages permettant la
redescription de l’expérience commune, inventent des métaphores nouvelles,
appelées plus tard à entrer dans le domaine des outils linguistiques communs
et de la rationalité consensuelle. Ainsi, selon Richard Rorty, s’élaborerait
un accord entre la métaphorisation poétique et la consensualité libérale :
consensualité non exclusive parce qu’elle est la sédimentation de vieilles
métaphores et de vieilles interventions de l’ironie poétique. Mais ce n’est
pas seulement à des moments d’exception et par le fait de spécialistes de
l’ironie que le consensus exclusif se défait. II se défait autant de fois
que s’ouvrent des mondes singuliers de communauté, des mondes de mésentente
et de dissentiment. Il y a politique si la communauté de la capacité
argumentative et de la capacité métaphorique est n’importe quand et par le
fait de n’importe qui susceptible d’advenir.”
Antonia :
Merci de ce passage qui fait bien voir quel désaccord ou
conflit se déroule, non pas entre deux mondes ou plusieurs, mais bien entre
poétique et grammaire.
D’où ma question sur le titre grammaire des multitudes. Mais c’était il y a
longtemps….
Cela me permet aussi de préciser que la division du deux n’est pas le
maoïsme de deux mondes en un, mais bien cette capacité du langage à se vouer
à un irréel et de le porter comme extériorité au lieu de la réalité.
D’où une esthétique de la politique, mais pour cela il faut un peu passer
dans les procédures hétérogènes et non pas en rester au concept de création
qui serait homogène à l’économie et la politique
C’est la tradition de Fourier à Filliou qui parle d’une économie poétique
et la distingue d’une économie de la création, trop proche de celle de la
production justement. La poétique n’est pas nécessairement productive elle
peut même être disjonctive, en prenant un morceau pour le tout. Capacité à
défaire une organisation déjà sonnée, essentielle à toute pensée qui refuse
le principe d’une règle, mais se joue dans l’ajustement de ce qui est
déréglé, sans le régler ou faire se rejoindre ce qui est disjoint mais en
marquant des passages: écart entre le social et la politique.
De même la compatibilité de certaines propositions queer transgenre avec
une politique identitaire comme la discrimination positive demanderait à
être analysé. Parce que pour établir ces quotas il faut identifier les
femmes les noirs etc….
Et dans le principe d’équivalence du bien fait, du mal fait, et du pas fait
de Robert Filliou il y a une chose intéressante à noter.
Le concept n’est pas selon Filliou ce qui n’est pas fait, car un concept
aussi se fait bien ou mal. Le pas fait est la part strictement non
productive en réserve dans toute chose, et l’équivalence des trois dit
l’équivalence entre le ne-pas-oeuvrer et le désœuvrement, entre
l’oisiveté et le repose: il dit cette intermittence par sa
non-créativité, dans le lexique ici souvent employé. Il dit quelque chose
de nous qui n’est pas en train de produire OUUF.
Sans parler du fait que l’économie poétique ne peut pas selon Filliou
rejoindre celle de la production des biens. Il y a hétérogénéité de régime
entre art et non-art, ce que signifie la phrase : l’art est ce qui rend la
vie plus intéressant que la vie. L’art et la vie ne sont pas équivalents,
contrairement à chez Beuys par exemple.
Avant d’être un artiste pauvre et non
reconnu de son vivant, (il est mort) Robert Filliou était un économiste
universitaire reconnu, il a juste quitté la profession, mais il maîtrisait
son domaine, hahaha….
Alain F. :
Il me semble que Rancière a répondu à ce texte (de M. Lazaratto) dans le n°1 de Multitudes :
“Il y a, à un autre niveau, l’idée d’une biopolitique fondée sur une
ontologie de la vie, identifée à une certaine radicalité d’autoaffirmation.
Celle-ci s’inscrit dans une tradition de marxisme anthropologique, héritée
des Grundrisse, qui s’est politiquement retrempée dans l’opéraïsme et
théoriquement rajeunie dans le vitalisme deleuzien. Cela revient pour moi à
une tentative d’identifier la question de la subjectivation politique à
celle des formes de l’individuation, personnelle et collective. Or je ne
crois pas que rien se déduise d’une ontologie de l’individuation à une
théorisation des sujets politiques.”
Qui rejoint, à mon avis, un désaccord plus large, concernant la politique :
“Dans la pensée des multitudes il y a la phobie du négatif, la phobie d’une
politique qui se définisse “contre”, mais aussi celle D’UNE POLITIQUE QUI NE
SOIT QUE POLITIQUE, C’EST-À-DIRE FONDÉE SUR RIEN D’AUTRE QUE L’INCONSISTANCE
DU TRAIT ÉGALITAIRE ET LA CONSTRUCTION HASARDEUSE DE SES CAS
D’EFFECTIVITÉ… le parti pris des multitudes est parti pris pour un sujet
de l’action politique qui ne soit marqué par aucune séparation, un sujet
“communiste” au sens où il réfute toute particularité des dispositifs et des
sphères de subjectivation.” (Multitudes 9)
Ce parti pris des multitudes, on le voit se constituer, me semble-t-il, dès
la fin des années 70, comme un certain bilan politique du Mouvement en
Italie. Je pense au livre de Bifo : le ciel est enfin tombé sur la terre.
Même si le mot multitude y est totalement absent. Il s’agissait alors de
dégager la figure d’un nouveau prolétariat, le jeune prolétariat. Qui
deviendra l’ouvrier-masse. Puis les multitudes. A quel moment ce dernier
passage ? à Multitude, comme “concept de classe : la classe des singularités
productives, la classe des opérateurs du travail immatériel. Une classe qui
n’en est pas une, mais qui est l’ensemble de la force de création du
travail.” (Négri dans Du retour, p. 150).
Par ailleurs, je lis dans un Hors série (La nécessaire critique du
travail… est trop urgente pour la laisser aux mains de nos ennemis) de la
revue Temps critiques ceci : ” A partir des années 80, la critique du
travail prend des formes plus souterraines et semble même parfois abandonner
l’idée de lutte collective quand elle se développe en dehors du système du
salariat. Si Antonio Negri y voit l’amorce d’une nouvelle configuration de
lutte (“l’entreprenariat politique”), force est de constater que ces
tentatives d’auto-valorisation du travail se sont fondues aujourd’hui dans
le “miracle” italien des nouvelles formes de production des petites et
moyennes entreprises et dans l’idéologie Benetton.”
Jean-Yves :
Oui c’est vrai, ces deux textes se répondent de façon trés nette.
Et il est assez probable que c’est sur le sens à donner à cette expression
de “sujet politique” que la distance est la plus grande.
Je dois l’essentiel de ma connaissance de J. Rancière à AB (le maître
ignorant).
Il faudrait voir comment cette opposition se fait sur tel et tel “cas
d’effectivité”.
Abstraitement en tout cas il m’a semblé ceci à la lecture du texte de M.
Lazaratto :
Si la “théorisation des sujets politiques” a à voir avec le préalable ou la
condition d’égalité (quant à ce qui se passe nul ne peut se dire mieux placé
qu’un autre pour en décider, sauf à reconnaître que les pouvoirs ont déjà
tranché pour “nous”), “l’ontologie de l’individuation” (soit peut-être la
création de vies subjectives différentes) est seconde et non première. Rien
ne s’en déduit, mais elle se déduit du principe d’égalité en question.
(voilà ce que je lis dans le texte de M. Lazaratto.
Mais je dois le dire aussitôt : je ne saisis pas l’enjeu de cette opposition
et je ne vois pas comment elle marche.
Antonia :
Donc selon ce passage du texte de Lazzarato, ce même texte qui nous propose
au début, je le rappelle un “avant” et “après” Seattle: ça doit être un
tournant épochal, on a ceci:
ML : Pour les mouvements post-socialistes , la démonstration de l’égalité
n’est
que la condition d’une ouverture à un devenir, à des processus de
subjectivation hétérogènes. Dans les mouvements de femmes, après la première
phase d’affirmation de l’égalité selon la double logique invoquée par
Rancière , s’est ouvert un débat sur les limites des concept de genre et
différence sexuelle et autour de la multiplication des “identités” qui sont
autant des processus de subjectivation hétérogènes ; “identités mutantes qui
sont un devenir multiple, un devenir monstre, une actualisation des “milles
sexes”, de l'”infini de monstruosités que l’âme humaine recèle” : les
lesbiennes, les transgenres, les transsexuels, les femmes de couleur, les
gays.
La “critique féministe du féminisme”, en rencontrant la pensée
post-coloniale et celle des femmes de couleurs, s’est concentrée sur la
“déconstruction” du sujet “femme”, en sortant ainsi du piège des deux mondes
(masculin/feminin) en un seul (hétérosexualité). Les “sujets excentriques”
(Teresa de Lauretis), les “identités fracturées” (Donna Haraway),
“mouvantes”, les “sujets nomades” (Rosi Braidotti), pensent et pratiquent le
rapport entre différence et répétition à partir de l’endroit où Rancière
s’arrête (à travers cette étrange et “aporétique” catégorie des “identités
post-identitaires”).
La première phase d’affirmation de l’égalité est déjà terminée!!! Sa
condition est REMPLIE hé réveillez vous l’égalité entre les hommes et les
femmes
On le remarque pas non plus dans l’égalité des salaires ou du partage des
tâches (puisqu’il est question d’autres sphères de vie) que l’égalité s’est
déjà vérifiée…..
En lisant Donna Haraway (qui se soucie de l’égalité comme d’une guigne), ce
que l’on ne remarque pas par contre la règle que serait devenue l’invention
des possibles. On remarque des choix (terme binaire s’il en est) à la place
du désir, une revendication d’une émancipation des femmes de la dépendance
des hommes, pas même la revendication d’une nouvelle vie possible entre les
sexes. Ca doit être transgenre….. Chacun chez soi dans son changement de
sexe, hahaha
Il y a quand même une égalité qui n’est pas condition des poste quoi que ce
soit: genre, queer ou autres, qui n’est même pas encore vérifiée.
La question n’est pas de nier la différence entre hommes et femmes par
exemple, mais de miser sur la capacité de tout un chacun de différer de
n’importe quelle figure reconnaissable du masculin et du féminin, de mettre
en commun de façon imprévu les traits des uns et des autres dans un espace
voué à leur égalité. Et si cet espace s’appelle hétérosexualité à savoir
l’impossibilité d’une homogénéité à soi d’aucuns sexe ça me va très bien
comme “un seul monde” celui du mélange.
Ca n’exclut en rien que des femmes baisent des femmes. Mais, heureusement,
ça ne fait pas une identité de cette préférence sexuelle…..
(ET c’est pourquoi toute discrimination positive est impuissante à faire
autre chose qu’à fixer une différence au lieu de son identité : les
femmes sont un groupe homogène comptable qui doit avoir une place comptable
dans les quotas pour atteindre …… L’ascension sociale….. Mme Rice est
aussi un monde possible?
Ergo ergo
Philippe :
Je crois que la vraie distance et le débat porte sur la question du politique. Rancière, par la
référence à la revendication d’égalité politique (on pourrait dire, en référence à une tradition
classique, la référence à l’égalité-création), cherche un espace du politique épuré du social, de
l’ontologique, etc.
Ce n’est absolument pas le cas de Maurizio (ni celui de Negri).
Qu’est ce que le politique et qu’en attend-t-on, y compris dans les pratiques des luttes? Les luttes
des femmes ont-elles et sont-elles de luttes pour l’égalité ou pour l’émancipation? Ce n’est pas
blanc/noir, au bien ou ou bien. Mais c’est une objet de débat et de tension très concret au sein des
mouvements “féministes”. Le basculement de “rapports sociaux de sexe” à “rapport de genre” – qui me
semble une belle régression théorique – est symptomatique, à mon avis, d’un rétrécissement autour de
la problématique de l’égalité ( l’égalité dite politique, pour autant qu’elle existe et que Rancière
touche à quelque chose, est sans cesse rabattue sur l’égalité de droits et de situations).
L’avortement est-il un problème d’égalité ?
Jean-Yves :
On peut certes vouloir essayer de définir ce qu’il y a de politique dans les
luttes, et dans ce cas j’imagine qu’on cherche à dire non seulement le sens
mais aussi la valeur d’une lutte (d’un mouvement etc). Peut-être que la
question : “qu’est-ce que le (ou la) politique?” vise à éclairer ceux qui
luttent sur ce qu’ils font – sur l’importance de ce qu’ils font, sur le
genre de portée que cela peut avoir etc. A moins qu’il ne s’agisse de savoir
ce qu’eux mêmes entendent faire sous ce nom de politique (au cas où ils
l’utilisent).
Par exemple j’ai l’impression que mettre en avant l’égalité ce peut être
dire que ceux qui couronnent du nom de politique leur luttes pour les
différences ne font que reconduire des pratiques inégalitaires même là où
ils prétendent bouleverser les normes, les majorités etc. De sorte que
l’indifférence aux inégalités accompagne plus ou moins le goût de la
différence.
D’un autre côté mettre l’accent sur ce que l’affirmation des différences
peut avoir de libérateur ce peut être vouloir dire que la revendication
d’égalité seule finit par promouvoir une manière d’être, une forme de vie,
un seul monde… soit (si j’ai bien compris) une autre forme de police.
Sous cette forme (qui n’est peut-être pas la bonne) je trouve la discussion
stérile.
Cela dit, je trouve assez belle la formule de Jacques Rancière cité par
Maurizio Lazaratto : l’émancipation est une pratique guidée par la
présupposition de l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui et par le
souci de la vérifier. (Vérifier l’égalité est quelque chose qu’il faudrait
se représenter concrètement).
Puisqu’il a été question du marronnage dans tel ou tel message je dirais
pour ma part que foutre le camp dans la forêt ce n’est ni faire valoir une
différence (même si des gens peuvent ensuite décrire la chose comme ça), ni
faire valoir l’égalité. C’est, je crois, tenter de disparaître des lieux où
les petits et les gros blancs et les mulâtres s’occupent de ces choses.
Il paraît que dans le roman “All Souls Rising” de M. Smart Bell le nègre
Riau, qui lutte aux côté de Toussaint et finit par repartir dans les
collines, incarne très bien cette attitude.
Alain F. :
Philippe dit : “Rancière (…) cherche un espace du politique
épuré du social”
Il faut ne pas avoir “lu” Rancière pour pouvoir écrire cela. Choisir Negri
plutôt que Rancière, comme c’est le cas (déclaré sur cette liste) de
Zarifian, ne dispense pas de lire Rancière.
J’ai le sentiment d’une impossible discussion entre les penseurs installés
dans le post (moderne, fordisme, social etc.) et… qui ? les penseurs
vieux, qui sont restés de l’autre côté de la barrière. Juste un sentiment.
Pour finir, ce texte qui est la fin de la préface de Rancière au livre de
Geneviève Fraisse : La raison des femmes.
“Mais cette présence n’est pas une solitude. Ou plutôt elle est une
solitude avec d’autres. En se fixant comme rapport du civil au civique, la
séparation du royaume des moeurs et du royaume des lois se dément. La
discussion sur les droits civils de la femme devient, sous la monarchie
bourgeoise, l’occasion d’une discussion publique sur ce que la théorie du
droit naturel et la proclamation des Droits de l’homme impliquent comme
droits de la femme. Elle devient surtout l’occasion d’une démonstration de
capacité, où le droit de pétitionner pour les femmes se démontre par la
pratique de la pétition. La séparation républicaine des domaines se
transgresse alors en débat démocratique sur les droits. L’idéal des purs
républicains serait que les femmes eussent des droits sans avoir le droit
d’en avoir, le droit de les revendiquer. Sylvain Maréchal veut que les
femmes aient le droit au divorce mais non pas le droit de réclamer ce droit.
Mais un tel partage est justement impossible dès lors que la République vit
à l’ombre d’une déclaration des droits. A voir des droits – fussent-ils
seulement civils, seulement des droits d’épouse et de mère, d’héritière et
de contribuable, c’est avoir le droit de soutenir publiquement ces droits,
d’entrer par là dans l’espace civique. Et, dès lors que les femmes sont
inscrites dans le champ de la parole publique, qu’elles sont objets
d’opinion, la voie est ouverte pour qu’elles en deviennent sujets.
Car là est le point essentiel: moins dans l’état des droits à tel ou tel
moment que dans la dynamique de la capacité à les argumenter, à les mettre
en raisons. “donner son opinion, écrit Geneviève Fraisse, est un acte plus
fort que d’avoir le même droit”. La Révolution française a pu radicaliser
les raisons de l’exclusion, donner lieu au plaidoyer insensé de Sylvain
Maréchal et aux arguments de ces médecins qui “démontrent” la raison inverse
du développement encéphalique et de la capacité génitale. Elle a pu
s’achever dans les rigueurs du code Napoléon. Elle n’en a pas moins noué sur
le sujet du droit – des droits – l’idée de l’équilibre républicain des lois
et des moeurs avec celle de l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui.
Elle a fIXé le cadre qui permet à la vieille querelle des lettrés sur la
capacité des femmes de devenir le procès nouveau fait par des femmes à
l’état de la république, au nom de ses principes. Et, dans ce procès, se met
en oeuvre une raison des femmes qui n’est aucune particularité du cerveau
féminin mais l’invention de croisements imprévus et de déductions inédites
dans le rapport disjoint des savoirs et des pouvoirs. Dans cette invention,
les femmes deviennent sujets: sujets de droits parce que sujets de
raison(s). C’est la logique de ce devenir-sujet, qu’explicite La Raison des
femmes: une raison divisée, une raison non point instruite du savoir du sexe
ou sur le sexe mais ingénieuse à mettre en formes et raisons communes, les
cent voies par lesquelles chemine, en lesquelles se disperse l’énoncé de la
différence. Il est temps de lire le livre, en se souvenant de son enjeu, de
la singularité de son itinéraire. Il ne s’agit point de fonder
philosophiquement ni d’expliquer historiquement le féminisme. Il ne s’agit
pas de créer une science ou des « études » propres à la singularité
féministe. Il s’agit de créer la possibilité d’un savoir plus surprenant,
celui d’une histoire « sexuée », c’est-à-dire construite avec la différence
des sexes. Geneviève Fraisse nous engage dans le chemin des raisons qui
doivent nous amener à comprendre ceci: « Les sexes ne jouent pas seulement
des rôles sur une scène, celle de l’amour et de la guerre et du rapport de
domination entre hommes et femmes; ils fabriquent l’histoire à partir de la
différence des sexes. » Épistémologie de la différence des sexes, dit-elle
ailleurs. Mais le mot d’épistémologie peut faire masque si, pour mettre à
distance les naïvetés de l’identification et les routines de la
dénonciation, il oublie ce qui fait violence à la pensée dans la question de
la raison divisée des femmes. Le problème n’est pas seulement d’expliciter,
sur le mode d’une philosophie des sciences, les procédures de savoir qui se
croisent dans le traitement savant et politique de la différence des sexes.
Pas simplement non plus de penser l’épistémè qui les rend possibles, les
conditions d’apparition et de fonctionnement des objets, des questions et
des discours sur la différence. Il est de rapporter cette différence comme
objet de savoir à la différence première qui marque la position du sujet qui
cherche à savoir. La pensée est alors reconduite à ce point où le savoir se
pense sous la condition d’un impossible, où Socrate ne peut pas plus combler
le désir d’ Alcibiade qu’Albertine celui du narrateur. Ce point, dit Gilles
Deleuze, est celui d’une « autre image de la pensée ». C’est vers cette
autre image que nous conduit la raison divisée où s’est perdue la promesse
d’un visage.”
Antonia :
Je ne crois pas que l’égalité (qui n’a rien d’une “création” chez Rancière
mais est un axiome ou une supposition) cherche un espace épuré du social.
Je crois au contraire que beaucoup de théories affirment de façon homogène
certaines choses (la discipline des corps dans l’episteme de Foucault) et
que Rancière demande c’était quoi la situation? Et il va y voir et voit que
selon les luttes les choses étaient beaucoup moins faciles à saisir en un
paradigme.
Je crois que ce que vous appelez épuration du social, Philippe,
est chez Rancière une hétérogénéité de la politique au social, et que la
traversée discontinue, l’arrachement danse cette hétérogénéité est ce qui
peut ouvrir sur l’égalité politique.
Laquelle se résumerait dans sa formule reprise par Jean-Yves :supposons que
nous sommes déjà égaux, que n’importe peut être n’importe quoi etc, etc.
mais c’est aussi le “déjà” qui importe.
Supposons donc aussi que tout un chacun diffère déjà de lui-même de
l’évidence sensible (ramener les gens à leur couleur de peu les femmes
black!!!) ou son ancrage social par sa capacité à se vouer à la
vérification de l’égalité, à faire compter une chose pour tous,
indifféremment. Se considérer à l’égal de tous, c’est s’adresser à cet écart
en chacun y compris en nous, c’est un arrachement pas une épuration, une
relance qui s’appuie sur un trait inconsistant : le soutenir de son
inconsistance pas de telles ou telles consistances sociales.
Pourtant Rancière parle bien d’ouvriers communistes et en termes d’enquête
il y a été…. dédoublement en effet, mais qui dit un écart et cet écart
peut prendre tous les noms, il voyage nomade etc…
Par exemple, si nous sommes déjà égaux, et bien celles qui portent le voile
sont également admises dans l’espace égalitaire de l’école pour une
vérification dans la confrontation. La stigmatisation des femmes par le
voile est alors ignorée pour ouvrir à cette confrontation à laquelle elles
ont part. Si l’égalité est au contraire supposée absente, à instituer comme
on dit, on part d’une inégalité entre les femmes pour arriver à une égalité
qui exclut.
Dans le social il est difficile de partir de l’égalité sociale vu que le
social est d’emblée constitué par l’inégalité, par l’assignation à une
place. L’égalité sociale ne peut pas être un axiome elle est toujours une
visée : réduire les inégalités est son seul mot d’ordre.
Les mouvements dits sociaux en tant qu’ils mènent des luttes sont des
mouvements politiques et donc en effet la question est de savoir quelles
luttes ils mènent qui est inclus dans ces luttes (potentiellement tous ou
non?) ou pour ouvrir à quoi?
L’égalité politique ne réduit rien elle suppose déjà notre égalité et sous
le coup de cette supposition vérifie la puissance des rapports en un
déplacement du régime sensible collectif, pas en des figures individuelles
de la différence : c’est une esthétique du politique.
Pour l’avortement, il y a un premier point : quand on avortait dans une
clinique anglaise et qu’on se disait qu’on s’en était tirée d’une vie à
enfant alors que l’on en est encore un, ou quand on n’avortait pas dans une
clinique anglaise et que l’on ne s’en tirait pas ou que l’on avortait dans
des conditions sanitaires dangereuses, ou que l’on se tapait un marmot dont
on savait que on n’en voulait pas. Et seule la plupart du temps
évidemment….
Donc : l’avortement était déjà pratiqué, fallait-il le légaliser, en donner
l’accès à tous dans des conditions ‘existence pas de mort? C’était la
question de la lutte.
L’autre point est plus complexe et touche à la même question que le foulard
: on n’exclut pas les garçons qui sont pour leur port, mais les filles qui
doivent le porter.
De même, les hommes ne portant pas le fruit (hahaha) ils étaient souvent
encore moins regardants sur la contraception que les femmes (changement avec
le SIDA).
Mais c’était me semble-t-il d’autant plus important que le droit à
l’avortement soit un droit revendiqué en commun par les hommes et les
femmes, au regard de ce que tous ne devraient pas devenir parents s’ils ne
le désirent pas.
A ce titre on peut dire que l’avortement est un droit pour tous, même
pour les hommes qui ne veulent pas d’un enfant.
Mais ce n’était pas le discours de l’époque où il y avait le soi-disant ”
droit de disposer de son propre corps” des femmes (ce qui m’a toujours paru
bizarre: mon corps ne m’appartient pas malgré le habeas corpus, je suis corps
de part en part, même la part de raison n’est pas exempte du corps, elle est
ce qui le divise de sa naturalité pas ce qui en fait une propriété.
Je crois que c’est là un des problèmes clé du mouvement féministe : contre
qui combat-il? En quoi est-il voué à la sexualité (c’est je suis d’accord
avec vous Philippe, une vraie régression théorique de se limiter à
ce point cela confirme d’ailleurs une place que l’on nous a déjà octroyé).
Pourquoi les hommes s’enfichent de l’égalité des salaires: là c’est vraiment
une tolérance à l’inégalité qui est criante. Et dans les études les filles
arrêtent avant etc…. La tolérance à l’inégalité entre les hommes et les
femmes est une donnée de la vie des femmes, (le sentiment de supériorité des
hommes aussi) et c’est ce qui fait que souvent les luttes se dirigent contre
les hommes plutôt que de supposer l’égalité. En tout cas ça situe la
division là où tout le monde dit toujours nous sommes unis, dans ce “nous”(et
toi cocotte tu fais le secrétariat, ça n’a pas beaucoup changé)
Foucault avait même voulu requalifier la violence sexuelle comme violence
égale à toutes les autres : je n’étais pas d’accord, mais ça m’a beaucoup
fait réfléchir depuis avec ces trucs de harcèlement moral ou sexuel qui
envahissent le champ et sont eux homogènes au social. Le plus grand déni des
luttes!!!