Mutitude/Multitudes

Discussion autour de multitude(s)

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Frédéric :

Question archéologique (voire généalogique …) : si multitude sans « s » est
signé Negri, quid de multitudes au pluriel ? Est-ce d’abord le titre de la
revue, qui est venu en premier, est-ce que quelqu’un (…) a d’abord
employé ce terme dans un article, en tant que concept ?

Yann :

Sur le point d’archéologie posé par Frédéric, je puis répondre.

Multitudes au pluriel donc est venu quand nous avons cherché un titre de
Revue succédant à Futur Antérieur.
Je me souviens parfaitement de la discussion entre Bruno Karsenti ( nous
avions pensé d’abord à Exode(s) là encore singulier ou pluriel) , Michèle
Collin , Thierry Baudouin, moi-même Anne Querrien, Gisèle Donnard, j’en
oublie certainement.
(Il y a d’ailleurs un échange de mail récent entre moi, Anne et quelqu’un
d’autre sur cette question à propos de l’article de Michael Hardt quand nous
l’avons mis sur la liste pour la première fois. Et je me souviens encore en
avoir discuté longuement de vive voix avec Emmanuel Videcoq.)

Toni n’était pas là (il était en prison à Rome).
Les non des présents n’est pas indifférents car beaucoup avait été au Cinel
et avait suivi autant Félix Guattari que Toni.

De tout cela il résulte historiquement: que nous avons refusé Multitude sans
« s » ( comme l’Exode, sans s lui aussi, simplement la possibilité de ce nom a
été écarté ipso facto quand nous avons pris comme éditeur EXILS, car cela
faisait beaucoup dans le registre du retrait, de la fuite ( qui comme tu
le sais ne m’est pas étranger) CAR CELA FAISAIT TROP BIBLIQUE, pour tout
dire, ceux d’entre nous qui sont très pointilleux sur la question de ne pas
tomber dans le bénitier d’une façon ou d’une autre (id-est côté ancien ou
nouveau testament) s’opposaient vraiment au côté messianique et religieux
du singulier.

Pour reprendre et contredire sur tous les points (…) Charles sur ce
sujet.

Le pouvoir politique de la notion de Multitude, comme La Foule, « The MOB »
version indomptée du Peuple non contrôlée cf. Hobbes, Shakespeare et des tas
de bons auteurs, tous très réactionnaires sur le plan politique) est
évidemment plus fort que l’émiettement des foules, des gens, « Oi POLLOI » dit
Platon, les Multiples.
Il y a autorité pouvoir de la multitude, Josué après Moïse peut s’en
réclamer pour finir l’exil en Egypte et l’exode d’Egypte ( la nuance est
importante) On sait que dans la Bible elle s’autorise du “croissez et
multipliez” de Yawhé à Abraham et de l’Alliance accord entre des
partenaires infiniment inégaux (contrairement au contrat ).

Quand on dit Multitudes au pluriel on évite ce déjà pensé et déjà là qui
s’immisce dans toutes les déclarations a-dialectiques que l’on veut, dans
toutes les assurances répétées que la Multitudes est irreprésentable.

J’ai bien peur que dans ce cas elle n’ait d’irreprésentable que ce en quoi
elle reflète l’alliance avec l’irreprésentable par excellence, le Dieu du
monothéisme.

Si l’on écrit Multitudes au pluriel, je prétends qu’on reste mieux dans un
plan d’immanence, de puissance versus pouvoir.
Les multitudes veulent ne pas être gouvernées pour reprendre Foucault
Il n’y a pas de synthèse dialectique. il n’y a pas de dialectique de la
représentation. Il y a plus de puissance et moins de pouvoir.
Cet axe puissance/pouvoir se croise dans un espace cartésien avec un autre
axe : exil/exode.
Sur ce deuxième axe, tout ce que l’on perd en exil (retour chez soi) on le
gagne en exode et réciproquement.

Les combinaisons des deux axes donnent des choses bien intéressantes. je
vais faire un petit tableau de ce système d’un jeu immanent de
l’immanence/transcendance, pouvoir/non pouvoir
Der toutes façon Multitudes au pluriel appartient à une logique de la vie,
du complexe , de l’auto-organisation dans une chaosmose
Multitude au singulier ne me gène pas dans biblicité et son messianisme
indéniable mais dans son caractère de clone du PEUPLE au singulier, avec la
même caractéristique que la Brebis Dolie; elle est extraite du Peuple (la
Brebis initiale historique dans la lignée de laquelle on se place (marxisme
inclus bien sûr) mais elle a l’âge du Peuple.

Le reproche que les tenants du droit politique du Peuple feraient aux
tenants de la thèse des Multitudes serait de liquider le Peuple, de
liquider la politique au profit de politiques au pluriel où toutes les
vaches sont grises.
je trouve plutôt que c’est le contraire. la Multitude au singulier devient
un grand récit à l’âge du virtuel, après le post-moderne, mais finalement le
Peuple de substitution., ou le Prolétariat, ou la classe ouvrière (as you
like it).

All the world a stage, and all men and women merely players !
At first the infant ….)

La classe ouvrière (comme unité, pas comme totalité) m’apparaît depuis que
j’ai regardé cette catégorie depuis l’immigration, ce cisaillage perpétuel
de l’unité, et encore plus l’esclavage, comme un “miracle ” aussi
extraordinaire que la révolution (voir les discussions sur ce point chez
Tronti)
la composition de classe se comprend beaucoup mieux à partir de la
pluralité, du multiple ( mais pas d’un multiple aussi complaisant que celui
de Hegel). Pas un se divise en deux à partir du oui initial qui dirait non,
de sorte que la scission correspond à la phase de séparation). Autrement dit
on commence par le non, par les multiples et les exils et exodes.

La multitude avec un singulier me fait penser à l’Un de Parménide.
Et une politique on peut en déduire une depuis Platon et la suite (avec le
célèbre Parricide de l’un auquel Badiou ne se résout pas) mais on peut aussi
en déduire une depuis les sophistes, le langage (voir Barbara Cassin).

J’ai tendance à penser que la philosophie “française” de la différence (Tarde, Bergson, Deleuze et Guattari, Foucault, Derrida, Lyotard etc..) a
plus à trouver une politique des multitudes dans une grammaire que dans une
représentation.

Je fais crédit à “la multitude” de Michael et de Toni d’être du côté non
Parménide ( pas nécessairement Héraclite encore que …)
même si elle flirte souvent avec LE pauvre, L’antipolitique Politique, avec
l’Evangile. Car je crois que les critiques des laïcs qui prétendre prendre
Toni en flagrant délit de bénitier, font plutôt de l’exorcisme qu’autre
chose.

Ce qui est au singulier c’est le processus de subjectivité et de libération.
Il y a des exploitations, des dominations, des exils, des exodes, des
pouvoirs, des résistances; des puissances, il y a LA libération (à
distinguer soigneusement du salut si l’on ne veut pas retomber dans la
religion).

Je crois que ces débats ne sont pas complètement dépourvus de sens sur les
façons d’évaluer les politiques et de concevoir la politique

Frédéric :

Cher Yann, accord sur la majorité des points. Quelques remarques:

1/ L’irreprésentable est aussi une façon de jouer sur l’homonyme: quelque chose des multitudes résiste à sa représentation politique (je demeure, sur ce point, proche de Rousseau). C’est aussi une façon de dire que les multitudes ne sont pas immédiatement représentées mais d’abord présentes, déjà présentes, ici (pas de peuple à attendre).

2/ Ce que Nancy reproche à ce dernier point (échanges suite à un texte qu’il va faire paraître sur le Peuple), c’est que le déjà là ne promet rien, ce que selon lui maintient le terme de peuple. Il faudrait là discuter longuement: je trouve intéressante la tentative de Derrida (mais Sloterdijk idem dans Bulles, dans La mobilisation infinie) de ramener le messianisme à une structure anthropologique: promettre au déjà-là, aux multitudes déjà présentes (vivantes, travaillantes, aimantes, haissantes), à nous-mêmes en ce sens, que cette histoire, cette existence vaut le coup – problème politique mais en même temps et aussitôt “existentiel”, ontologique… Cette promesse ne viserait plus un au-delà, mais une façon joyeuse ou en tous les cas soutenable (pas trop de Sorge) d’habiter/vivre ici-bas, “de ce côté-ci de la ligne”.

3/ Multitudes au pluriel permet ainsi de maintenir quelque chose d’ouvert la où La multitude (qui ici, tu as raison, risque de remplacer simplement le Peuple comme sujet) ferme trop tôt . Je suis pour un post-modernisme qui montre que quelque chose n’est plus possible et que d’autres choses le sont; on cherche encore les noms et les pratiques pour cela, non ?

4/ Negri, si je ne m’abuse, cherche à donner un corps à la multitude: n’est-ce pas cette recherche d’UN corps qui est gênante ? Peut-être faut-il mieux penser des singularisations secondes, singularisations à même les multitudes qui font un corps le temps d’agir, d’aimer, de créer etc. avant que de se désagréger.

5/ Quant à Badiou, comme Lacan sur ce point, il maintient que “y’a d’l’Un” mais uniquement comme signifiant (unité distinctive et non unité assomptive). Sur ce point, effectivement, invariablement, multitudes comme signifiant fait de l’Un. Mais son pluriel est le rappel insistant d’un débordement de l’être sur le nom (et, ça, comment veux-tu le représenter? c’est précisément impossible)

Anne :

Je suis d’accord avec cette défense du multiple
je pense ce pendant que ce que soulignait Michael Hardt, le moment de la
décision, fait surgir une figure de l’un comme la vague déferlante sur la
mer.

Yann :

Maurizio a retrouvé cette métaphore chez Tarde ; c’est un peu comme les
“petites perceptions” de Leibniz. Ou de le recollection des souvenirs
recomposés dans le cerveau.
je ne suis pas sûr toutefois que ce soit au moment de la décision que la
comparaison avec la vague soit la bonne. Surtout si l’on parle de
déferlante qui est un phénomène dangereux, nullement libérateur et
simplement destructeur . Les marins, les nageurs, bref tous les usagers de
la mer, le diront ( pas ceux qu’i l’observent à l’abri, au chaud, de haut ou
de Sirius).
De surcroît ou (de sûr Grois), si les vagues de la mer peuvent figurer
l’infini, l’innombrable, le continu (et pas le discret de la décision, de
la navigation ou de la glisse du bodyboard ou du surf) elles ne sont pas un
bonne métaphore de la multitude au sens ou Toni veut la nommer. Car de la
mer, il sort le meilleur ou le pire.
Je préfère référer la multitude à la langue, une langue et les multiples aux
mots. Décider c’est le prononcer et la formation des mots dans la grammaire
d’une langue.

Sur les deux dernières réflexions de Frédéric :
Donner un corps à la multitude ? Est-ce gênant ? Non, nous avons un
exemple de naissance d’un corps et quel corps de l’écume de la mer, celle
de Venus ou plutôt Aphrodite ( je m’ai jamais les noms romains pas plus
d’ailleurs que quoique ce soit de romain y compris la République romaine).
Mais j’attendrais en politique non pas Aphrodite et ses présents, la pomme
de la guerre à Paris, mais un vaisseau capable de tirer de la mer le
meilleur tout en se gardant Ulyssséenement des tempêtes de Poséidon.
Cela dit, le donner un corps, une politique à la multitude ressemble trop
au débat à propos du destin de toute bonne mystique qui est de se muer en
politique (comme celui de l’utopie sur le versant laïc).

Si vous revenez à ma discussion sur l’Althusser de jeunesse ( chapitre 7 de
mon Althusser 1° volume sur l’esprit du catholicisme et son destin ) j’y
rappelais les débats classiques sur le rédemptionnisme, l’incarnationnisme
et l’assomptionnisme au sein de l’Eglise et de Jeunesse de l’Eglise de
Montuclard .
La thèse redemptionniste du Christ est la plus transcendante
L’incarnationnisme est le plus proche de la théorie du corps glorieux mais
le plus difficile à tenir philosophiquement
L’assomptionnisme ou acceptation et réception intégralement du monde et des
corps est le plus facile car mouvement sociaux, réalités matérielle des
corps n’ont pas à entrer dans un plan de transcendance, ou à être absorbé
dans le corps christique (rapidement symbolisé par l’union du divin époux et
du corps de l’église), mais ils sont directement le plan du salut. Ils sont
immanence. les plus “enragés ” de l’immanence, les plus matérialiste se
retrouvent ainsi les plus proches des pires des spiritualistes à la Theilard
ou aux Hégéliens finalement du mouvement absolument immanent de l’histoire
( Bernstein dans le révisionnismes socialiste )
Jeunesse de l’Eglise, la théologie” de la libération ou Theillard de Chardin
sont trois variantes diverses de cet assomptionnisme.
Pour commettre un joyeux sacrilège sur la bible marxiste, je dirais que le
rédemptionnisme est le marxisme-léninisme. Quant au chercher un corps,
trouver un corps ou donner un corps aux multitudes , ce corps donnant corps
à la libération, il peut et semble hésiter entre l’assomptionnisme qui
épouse tout le monde y compris le capitalisme ( ce qui rend fous les
rédemptionnistes du salut ), tous les mouvements, les petites perceptions et
une véritable théologie de la libération franciscaine nettement plus proche
de la thèse incarnationniste. Le Pauvre de Saint François d’assise accomplit
dans ce retournement l’équivalent de la vie facticielle des premiers
chrétiens dans la fin de la métaphysique Heidegerrienne ( je laisse de côté
la suite moins brillante dune corporéité moins glorieuse).

Job, Kairos, alma Venus, certaines pages inspirées d’Empire se rebellent
contre l’immanence des multitudes à l’infini et veulent “décider”, trancher.
Une surrection pas forcément insurrection, où les multitudes des petites
corporéités se font soudain LE corps du pauvre, le Mouvement.

Dans les frère Karamazov, et dans l’Idiot le très réactionnaire Dostoievski
avait compris le révolutionnaire lorsqu’il résume son christianisme en
disant que s’il avait à choisir entre la vérité et le Christ il choisirait
le Christ. Echo atténué mais tout aussi incarnationniste chez l’athée Camus
lorsqu’il dit que s’il avait à choisir entre la vérité et sa mère, il
choisirait sa mère.

Dans le rédemptionnisme il y a échange entre l’humain néant et la divinité
infinie sur le mode de l’équivalent; pour équilibrer l’échange, il faut rien
moins que l’infini du Fils de Dieu, son égal, pour rendre l’échange
concevable, pour que la balance s’équilibre.

Dans l’assomptionnisme il n’y a pas de poids inadéquat Deus sive natura (
soit elle progressivement divinisée Hegel ou Theillard de Chardin)

Dans l’incarnationnisme il n’y a pas d’échange, ni de rapports ( l’amour est
sans limite et sans contrepartie) , plus de souci de salut, mais
contrairement à l’assomptionnisme, il n’y a nul chemin automatique , la
politique demeure comme moment du choix, de la décision.

Le premier le rédemptionniste est sacrificiel (la croix) et tragique.
Tragique et logique (le compte). il est davantage protestant.
Le troisième l’assomptionnisme comme règne de l’Esprit, Joachim de Flore
est épique, historique (c’est plutôt le Saint Esprit), la troisième Rome.
le logos est ici la fin et la proportion. L’analogie de proportion. Il est
davantage orthodoxe.
`Le second l’incarnationnisme est lyrique, il est créationniste, nativiste.
Chaque naissance est singulière et nouvelle. L’amour y est prépondérant et
le logis est le verbe ou l’adverbe. Il est davantage catholique

On peut s’amuser à classer les grandes mystiques et les grandes politiques
religieuses selon cette grille.
On peut lire aussi la question immanence/transcendance et les subtiles
mésententes ou quiproquo qui conduisent à traiter de “résidu religieux”
l’incarnationnisme de Toni dans Empire. je ne suis pas sûr que ceux qui se
gaussent de la référence au pauvre et à Saint François d’Assise ne le
fassent pas au fond à partir d’un immanentisme religieux de la Raison
réalisée dans l’Histoire. Que l’on nomme ainsi ce mouvement le salut par le
Christ ou le Règne de l’Esprit Absolu, ou le communisme comme état développé
des forces productives est finalement accessoire.

Autrement dit la difficulté est d’échapper dans le devenir un corps à
l’énorme aspirateur, trou noir de l’Incarnation qui absorbe même l’humanisme
ainsi que le concept de personne qui est un individu corporifié.. Car le
cerveau et la coopération des cerveaux sont portés par les corps comme la
voix est portée par le corps ou le visage (personna = fert-sonna).

Là nous entrons dans la deuxième grande querelle : celle des icônes.
Toute transcendance et transcendentalisme au sens du rédemptionnisme
particulièrement fort dans le judaïsme, d’autant plus fort qu’il n’a pas
pris corps et ne prend corps qu’au dernier jugement, et dans l’Islam est
hostile à la représentation au corps, comme à la corporification. le
protestantisme dans sa guerre aux Saints, à la Présence réelle, à la
trans-substanciation répète la violente querelle des iconoclastes ( qui
décida probablement de la coupure Orient/occident) encore plus fortement que
les schismes manichéistes, ariens etc..

« Quant à Badiou, Lacan sur ce point… »
Ils sont des logiciens, mais pas des nominalistes au sens des sophistes pour
lesquels la langue est le corps de la vérité finalement.

[ Sur le tout dernier point
Je ne suis pas sûr que l’on puisse aplatir la distinction
signifiant/signifié à l’hylé-morphisme aristotélicien, encore moins à
l’apeiron platonicien.

Anne :

Cher Yann, quand on sait prendre la déferlante debout sur une planche, bref dans
l’économie de la glisse et du surf, qui est une métaphore de l’économie
actuelle, cette déferlante est précieuse et donne de la rapidité à
l’individu qui la monte…Il s’agit d’un agencement décisif, singularisé,
qui a quelque chose à mon avis de l’individu dans la multitude au jour j,
celui de la révolution par exemple.