“L’injustice de la société, c’est que le subordonné doit comprendre ce qu’est le pouvoir”. – Richard Sennett
En fait, parler du pouvoir, c’est parler aussi de soi et de la vie. L’expérience fondamentale – celle qui fonde la vie de chaque individu, ne lie-t-elle pas de façon intrinsèque amour et pouvoir, relations affectives et rapports d’autorité ? Reconnaître le caractère fondateur du pouvoir conduit à comprendre pourquoi certaines théories se sont Centrées sur son omniprésence, sur sa nature fluide et productrice, sur son exercice généralisé. Que le pouvoir soit une composante de l’être, du pouvoir/savoir vivre, peut donc être perçu comme une évidence – même si on la refuse souvent. Continuité et réversibilité du processus. Mais il est une autre évidence : certaines formes de pouvoir sont l’appropriation exclusive d’un nombre restreint d’hommes, délimitant ainsi un espace signifiant par sa discontinuité même : il est l’expression des rapports sociaux à l’œuvre dans une société donnée. Coexistent donc une capacité généralisable d’exercer des pouvoirs et une incapacité généralisée de pratiquer un pouvoir spécifique, apanage de certains, que j’ai nommé ici “pouvoir politique et poïétique”. J’ai recours à ce phénomène d’assonance, procédé peut-être naïf, pour faire voir et entendre une similarité fondamentale dans la façon dont on crée et ordonne le monde.
Loin de moi l’idée de vouloir rendre compte de l’ensemble très complexe des manifestations du pouvoir. Je me propose d’offrir, parmi d’autres, une explication de l’absence des femmes du pouvoir politique, en exposant la charpente d’un raisonnement construit selon une logique interne. Il a pour base l’antagonisme des rapports sociaux de sexe et pour objectif la participation à l’élaboration d’un savoir stratégique.
Une précision méthodologique préliminaire a son importance : ce schéma de raisonnement est le produit de l'”intuition désarmée de (mon) expérience ordinaire”, une approche qui ne permet pas, selon Bourdieu, d’avoir accès à la compréhension des systèmes de relations mais, dit-il entre parenthèses dans un autre texte, l’intuition ordinaire est tout à fait respectable seulement si on la fait intervenir de façon consciente… je le suis.
Deux constats…
Ce raisonnement se fonde sur deux constats liés entre eux ; le premier porte sur la répétition des modalités de la division sexuelle du travail.. En 25 ans, et plus encore si l’on prend en compte les nombreuses études anthropologiques sur le fonctionnement selon le sexe de multiples organisations sociales, nous avons rassemblé collectivement une masse importante de connaissances à travers l’histoire et les cultures, sur les résultats de la division sexuelle du travail dans ses mouvances, ses variations et ses répétitions. Ces recherches pluridisciplinaires sont convergentes : elles démontrent que les conditions respectives de travail des hommes et des femmes changent selon le contexte historique, culturel, économique mais ne se transforment pas, qu’elles suivent obstinément la même ligne de partage des espaces masculins et féminins. Puisque la pensée féministe s’appuie sur un postulat d’historicité, ne faut-il pas essayer de comprendre la raison d’être de ces invariants qui pourraient se trouver à l’origine de la permanence de la division sexuelle du travail et constituer les conditions de sa reproduction ? Ne pourrait-on pas expliquer cette loi de récurrence par la nature des rapports de pouvoir et faire du pouvoir non plus un donné mais une catégorie d’analyse ?
Le deuxième constat concerne l’existence de deux espaces foncièrement masculins : le pouvoir politique et le pouvoir de création ; la participation d’un nombre insignifiant de femmes dans les deux cas ne change en rien la dynamique qui leur est intrinsèque. Même si mon propos porte davantage sur le pouvoir politique que sur la puissance créatrice, une même approche théorique ou méthodologique doit pouvoir rendre compte de la nature et du fonctionnement de ces deux monopoles par le même sexe. Comment le nier, ils conditionnent l’un la reproduction sociale en en définissant les règles, l’autre la production systématique et esthétique du monde.
Les femmes sont donc absentes de l’exercice du pouvoir politique. Mais en sont-elles “exclues”? Cette question est au cœur du débat. Au lieu de partir des femmes, de leur infériorité naturelle, comme le dit Spinoza, dans un texte cité par Françoise Duroux, de leur inscription première dans la famille, ou encore de leur conditionnement historique au non-exercice de l’autorité politique, ne faut-il pas inverser les termes ? Ne faut-il pas partir de la “nature” du pouvoir politique, de son expression sexuée pour comprendre qu’il s’agit non d’une exclusion mais d’une absence ?
Après avoir dessiné le cadre du raisonnement, j’en viens au raisonnement lui-même. Il part de trois présupposés méthodologiques : les théories existantes sur le pouvoir sont utiles, celle de Pierre Bourdieu se révèle particulièrement éclairante, l’exercice du pouvoir est un processus discontinu.
…trois présupposés
Contrairement aux autres théories sociales qu’il a fallu déconstruire pour pouvoir y introduire les deux acteurs concernés par la réalité et dont les analyses occultaient la dualité hiérarchisée, l’on peut penser que les théories du pouvoir politique n’exigent pas ce travail de réélaboration dans la mesure où ce sont les hommes qui les conçoivent, qu’ils parlent d’eux-mêmes. Ne doit-on pas les créditer de ce savoir et de ce savoir-faire ? Répondre positivement, c’est conclure à l’utilité des théories dites générales, autrement dit élaborées par les hommes sur les hommes, pour avancer dans une réflexion sur pouvoir et genre, c’est donc mon premier présupposé. C’est conclure aussi que les études sur les femmes, les analyses sur et au moyen des rapports sociaux de sexe, doivent prendre en compte les hommes dans leur spécificité, le monde masculin en soi. Une cartographie plus exacte des différents espaces sociaux et des rapports variés qui s’y nouent est une démarche indispensable à la constitution d’un savoir stratégique, notre objectif en dernière instance. Cette théorie générale du pouvoir, il nous revient de concevoir son éclairage par le genre, c’est-à-dire de penser le rapport antagonique, de trouver les termes du versant contradictoire, non pas selon les règles idéologiques de la polarité mais selon une dynamique fonctionnelle. Si la problématique de la division sociale et sexuelle du travail rend explicites les mécanismes d’oppression et d’exploitation justifiant l’inclusion ou l’exclusion des hommes et des femmes dans la sphère du travail à travers l’histoire, une théorie du pouvoir doit expliciter l’exclusivité masculine, l’exclusivité de certains hommes, de la même manière, c’est-à-dire en se situant dans la perspective d’une structuration de la société par un ensemble de rapports sociaux. On l’a dit souvent, la démocratie en Grèce a été pensée en dehors des femmes, certes, mais aussi sans les esclaves ni métèques.
Cette légitimation des théories générales sur le pouvoir me conduit à mon deuxième présupposé : la validité particulière de la conception de Bourdieu. Dans leur livre The Gender of power, des chercheuses hollandaises ont cherché à vérifier l’opérationnalité, à travers des études empiriques et du point de vue du genre, de différentes théories du pouvoir selon Lukes, Giddens, Foucault, Bourdieu, Gramsci. Si je me limite à celle de Bourdieu, c’est que sa démarche politique et philosophique a correspondu à mes attentes. Je n’ai donc pas cherché à interroger les autres…
Deux notions caractérisent la conception de Bourdieu de la constitution d’un champ et plus précisément du champ politique : jeu et rapports de force. “Le champ politique, écrit-il dans la Représentation politique, [est entendu à la fois comme champ de forces et comme champ de lutte visant à transformer le rapport de forces qui confère à ce champ sa structure à un moment donné”. Weber disait du pouvoir que c’est une notion floue, “sociologiquement amorphe”. L’on peut dire aussi, étant donné la diversité des approches, que cette notion fait sens à l’intérieur d’une problématique plus large ou d’une vision philosophique et sociologique antérieure. La théorie du pouvoir de Bourdieu s’intègre dans une vision du monde social structuré par la domination, dans une entreprise de dévoilement de ses mécanismes de fonctionnement et de reproduction, pour concevoir les possibilités de changement contre les probabilités répétitives. Cette vision, parce qu’elle est élaborée à l’intérieur d’une pensée relationnelle, autorise une re-vision sous l’angle des rapports sociaux de sexe. Parce que l’objectif de sa méthodologie/théorie est de dévoiler les contraintes déterminantes, les forces répétitives à l’œuvre dans les structures et les habitus, pour concevoir, à partir de cette prise de conscience, les conditions d’un changement, elle permet l’ouverture sur des perspectives stratégiques du point de vue du genre, en partant de la conscience de son propre habitus, ou du fonctionnement du monde social dans son ensemble, ce qui veut dire déjà une réappropriation de soi et l’ouverture d’espaces de liberté sans attendre une transformation totale.
Hannah Arendt, dans son livre Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, évoque l’importance pour la science politique de se doter d’une terminologie adéquate pour comprendre le pouvoir dans sa diversité d’expression et pour cesser de “ramener la conduite des affaires à une simple question de domination”. Mais sa terminologie de philosophe ne lui permet pas de répondre à la question que lui pose cette réalité politique qu’elle découvre à partir de documents du Pentagone comment comprendre le processus de décisions gouvernementales, pendant la guerre du Vietnam, comment comprendre cet absence de rapport entre les faits et les décisions prises, comment accepter ces bombardements, ces déplacements de population, ces entreprises de défoliation qui ne tenaient pas compte des informations reçues. Bref, comment ont-ils pu ? Telle est sa question angoissante. Si elle donne des éléments d’analyse de cette politique, qui, en fait, se confond avec la formation d’une image vis-à-vis de l’opinion, en soulignant la contingence de la réalité qui peut toujours être imaginée autre et donc sans cesse modifiée, et en montrant les dangers de la perte de contact avec le réel, elle ne théorise pas la réponse. Or la question posée par Hannah Arendt est en fait fondamentale dans sa généralisation : “comment peuvent-ils”? Il me semble que la théorie du pouvoir de Bourdieu, comme je vais le développer plus loin, permet d’y répondre et par là même de faire comprendre pourquoi les femmes ne “peuvent” pas, pourquoi les hommes sont et les femmes non dans l’espace politique.
Mon troisième présupposé, enfin, exprime la discontinuité de l’exercice du pouvoir. Il faut donc différencier les lieux de cet exercice et probablement avoir recours à diverses théories pour ce faire. Il me semble qu’il faille distinguer le pouvoir politique, que les femmes n’exercent pas, du pouvoir ou des pouvoirs … dont on ne peut dire que les femmes sont dépourvues. D’un point de vue opérationnel, cette distinction peut être importante car elle débuche sur une multiplicité de stratégies. Si l’on interroge le pouvoir du point de vue du genre, deux niveaux apparaissent, l’un définissant un espace homogène caractérisé par le fonctionnement de rapports de force entre égaux, entre semblables (il recouvre non seulement l’État, mais aussi tout lieu de prise de décision dans la société), et l’autre un espace que l’on pourrait nommer social, marqué par des rapports de pouvoir basés sur l’exercice de la domination et de l’exploitation, marqué donc par la présence des deux sexes comme par celle d’autres groupes hétérogènes. Ce troisième présupposé s’énoncerait de la façon suivante : la frontière du politique se dessinerait à partir du moment où cessent d’œuvrer les rapports sociaux de sexe et à partir de l’expression de rapports de force entre hommes.
Voici, à partir de ces présupposés, les termes de l’antagonisme.
Politique versus domestique ou l’antinomie du jeu et du service
Ou exprimés de façon plus littéraire :
En retrait (Frida) observe … cette comédie sérieuse que les hommes jouent inlassablement sur la scène politique.
(J.M.G. Le Clézio Diego et Frida)
L’homme n’est pleinement homme que là où il joue.
(Schiller)
Mais qu’est-ce que ça change à côté de tout le mal que m’a fait et me fait encore l’idée que je suis née dans une catégorie faite pour servir et à qui le plus précieux était refusé.
(Colette Audry Rien au-delà)
A partir de sa définition du pouvoir, ou champ politique comme espace de jeu ou champ de force, Bourdieu définit, en fait, un lieu “agonal” où se mènent des luttes entre adversaires/partenaires, entre égaux, un lieu donc fondamentalement opposé selon moi, plus que selon lui d’ailleurs, aux lieux où se vivent des rapports “antagoniques”, des liens de domination fondés sur des rapports de pouvoir. Dans le premier cas, le pouvoir politique, l’espace est intrinsèquement homogène. L’espace démocratique a été ainsi systématisé à Athènes et pensé en tant que communauté de semblables, de pairs, ce qui rejetait à l’extérieur ceux qui étaient pensés comme “autres”; ce n’est pas une pensée de l’exclusion mais bien une pensée fondée sur la définition, d’ailleurs changeante, de l’identique qui externalise tout facteur dangereux de division. L’on peut rapprocher, et cela est très significatif, une autre forme d’externalisation des divisions parallèlement à la production de l’unité de l’espace politique, la Grèce a plus qu’ailleurs divisé le corps des femmes pour répondre aux “besoins” des êtres masculins qui ainsi se vivent dans la non-division, dans l’homosexualité symbolique et, dans le cas de la Grèce, pratiquée (“Nous avons les hétaïres pour le plaisir, les concubines pour le soin quotidien du corps et les épouses pour nous porter des enfants légitimes et surveiller la maison”, Contre Neaera).
Le deuxième espace, défini par la division sociale et sexuelle du travail, est, lui, le résultat d’un principe excluant qui produit et ordonne l’hétérogène, dans et hors travail. C’est aussi cette division, avec la prise en charge nécessaire, quotidienne, domestique du travail salarié et non salarié par les femmes, essentiellement comme résultat des rapports de pouvoir entre les sexes, que des hommes, entre eux, entre égaux, peuvent jouer à des rapports de force autour d’enjeux qui sont des fins en soi. Ils peuvent aussi explorer sans limite par leur imaginaire la contingence des choses et les faire indéfiniment autres. Dans ce non-lieu qu’est le jeu, pour Derrida, “se jouent à l’infini des substitutions de signes”.
Le paradigme du jeu est largement utilisé comme modèle d’interprétation du monde et il prend alors un statut philosophique ou comme métaphore explicative du fonctionnement de nombreux domaines (guerre, politique, économie, culture, création artistique) mais certes pas celui du domestique… je ne prends pas beaucoup de risques en avançant, utilisé exclusivement par des hommes à propos d’eux-mêmes, avec d’ailleurs beaucoup de simplicité. Voici ce que l’on peut lire dans l’article consacré au jeu dans l’Encyclopédie philosophique universelle : “Idée d’homme, l’idée de Jeu est en même temps une idée de l’Homme puisqu’elle fait place à une représentation de l’Homme dans le monde, à une conception qui n’a rien de simple ni immédiatement évident du pouvoir dont il croit disposer d’introduire dans ce monde une détermination relative, une contingence, une manière défaire autrement, qui apparaît à ses yeux comme la manifestation d’une liberté “. C’est donner une réponse métaphysique au non-fondement de l’être, le sens de son non-sens. C’est aussi se donner le pouvoir d’imaginer quelque chose d’autre que ce qui est car “on ne joue jamais qu’avec ce qui n’est pas”.
En tant que paradigme explicatif, le jeu poursuit le questionnement philosophique en se donnant les conditions du maintien des règles “entre initiés solidaires”, toujours entre semblables, pour que ne pas cesse l’adhésion au jeu. “Il suffit, avance Bourdieu, de suspendre l’adhésion au jeu qu’implique le sens du jeu pour jeter dans l’absurdité le monde et les actions qui s’y accomplissent et pour faire surgir des questions sur le sens du monde…”. C’est donc chose extrêmement sérieuse… Huizinga, dans son livre Homo Ludens, où il cherche à démontrer que la culture naît dans le jeu, que le jeu est ancré dans l’esthétique, est aussi conscient de la fragilité de la communauté des joueurs et de sa nécessaire protection ; il n’évoque évidemment que des activités masculines malgré leur variété. Lorsqu’il mentionne brièvement les femmes, c’est pour les “nommer” figurants de la pièce où se joue à travers le rite des masques l’initiation des jeunes garçons ; “elles tiennent en somme le rôle de figurants de la pièce et savent qu’elles ne peuvent se comporter comme des briseurs de jeu”. Huizinga, avec sa théorie de la culture, et Bourdieu, avec sa théorie du pouvoir politique, se réfèrent à une même grille d’analyse. Même si le second évoque plus longuement et surtout autrement les femmes dans leur rapport au politique, il le fait dans des textes autres que ceux où il expose ses théories générales sur le pouvoir ou l’État, d’où son erreur, selon moi toujours, lorsqu’il le qualifie d’agoraphobie ou d’auto-exclusion, sans travailler l’articulation du jeu et du non jeu. C’est aussi seulement dans une note que les deux auteurs d’un livre très stimulant intellectuellement sur “Les paradoxes du jeu” évoquent cette articulation : “Pour qu’il y ait jeu, il faut au minimum qu’il y ait du non-jeu par rapport auquel le jeu va se détacher comme jeu. Ces deux catégories sont liées par une dialectique, l’une n’existant pas sans l’autre”.
Je ne vais pas parler de cette articulation mais plutôt mettre en évidence les éléments qui constituent l’antinomie entre le jeu et une forme de non jeu, entre le politique et le domestique. Il suffit de reprendre les définitions du jeu et ses modalités de fonctionnement, de percevoir les caractéristiques de l’acte ludique, créatif et politique pour comprendre l’absence des femmes, mais aussi de toute minorité dominée, et non leur exclusion intentionnelle, pour saisir qu’il y a antinomie entre l’espace politique et l’espace domestique. Domestique et politique ne reviennent pas à nommer différemment la dichotomie privé/public – les femmes ont toujours été présentes dans l’espace public, mais sortent-elles du domestique même partiellement ? – mais à désigner un aspect antagonique et déterminant des rapports sociaux de sexe : la dynamique du jeu propre au politique (et à l’esthétique), comme le dit Bourdieu, et la relation de service caractéristique du domestique comme l’ont nommé Danièle Chabaud et Dominique Fougeyrollas, ici prise au sens large, c’est-à-dire celle que les femmes ne cessent de mettre en oeuvre. Une définition du dictionnaire Robert, bien qu’elle concerne les animaux (!), illustre bien la nature du domestique dans ce sens large, en la définissant non par rapport à la maison mais par rapport à l’homme: Se dit de “qui vit auprès de l’homme pour l’aider ou le distraire ; se dit en particulier des espèces utilitaires…” Dans un monde sous contrainte ou sous inspiration masculine, les femmes ont toujours, sauf peut-être dans des moments brefs de rupture ou dans des espaces limités, des rapports au monde et à elles-mêmes médiatisés par les hommes, domestiqués en fonction d’eux et de leurs projets, ce que D. Chabaud et D. Fougeyrollas nomment avec une sorte d’humour noir “la mission domestique” des femmes.
Que des femmes puissent avoir l’envie d’exercer le pouvoir politique (d’ailleurs pour “faire” quelque chose, c’est déjà aussi évident que suspect…), qu’elles se compromettent, en l’avouant ou non, en l’érotisant ou non, dans la fascination envieuse de la puissance créatrice masculine, ou qu’elles fassent une confusion rassurante entre créativité et création, cela ne change en rien l’incompatibilité des deux espaces, toujours bien entendu à l’intérieur de cette conception que politique et poïétique sont fondamentalement des jeux. L’espace ludique qui se construit contre la vie courante et donc le domestique doit son émergence à un processus de déréalisation du monde ; c’est une condition sine qua non de l’exercice d’un pouvoir sur ce qui n’est pas, qui n’est pas encore, et de la pratique réelle de rapports de force entre semblables, car on ne joue pas seul, et cette similitude liée intrinsèquement à l’irréalité du jeu ne peut exister qu’en abstrayant toutes les formes porteuses de contradictions et de contraintes, celles d’avoir à penser 1″‘autre” et non le monde et ses règles. Cette liberté produite par l’indétermination imaginée, par la protection spatiale qu’assure la fermeture de l’espace, par une temporalité autodéfrnie, l’à-venir et l’urgence explique sans doute la façon dont les hommes “peuvent” et construire et détruire.
J’ai essayé de construire un tableau incluant les éléments antinomiques qui me venaient à l’esprit mais mon propos serait sans doute mieux éclairé par deux films qui montrent comment l’enchaînement des gestes quotidiens de deux femmes, qui se produisent les uns dans les autres, les uns par les autres, se brise dangereusement dans le temps ramassé des dernières minutes : l’héroïne de Affaire de Femme de Claude Chabrol se retrouve soudain face à la raison abstraite, et masculine, de l’État. Elle en meurt. Jeanne Dielman, le personnage de Chantal Ackerman, ne supporte pas l’irruption du plaisir sexuel et le “désordre” qu’il engendre dans l’aménagement minutieusement contrôlé de sa vie au jour le jour. Elle tue. Si les joueurs se défendent des interventions des briseurs – et surtout des briseuses – de jeu qui menacent leurs illusions vitales, les femmes aussi peuvent craindre de perdre le confort métaphysique du service domestique. C’est aussi une protection contre l’absurde.
Pour conclure le raisonnement : quelles stratégies ?
Chercher à penser le pouvoir conduit inévitablement à penser une/des stratégies. Si l’on accepte la définition du pouvoir politique en termes de jeu et de rapports de force, si on lui reconnaît une quelconque validité, quelle perspective stratégique ouvre-t-elle ? quelles conceptions exclut-elle ? Autrement dit, si l’espace du pouvoir est le résultat du jeu des rapports de force et si les femmes, comme tous les groupes minorisés, il faut le répéter, ne sont pas en condition de jouer, que faire ? Et d’abord que penser des chemins que certaines cherchent à tracer vers les lieux du pouvoir ?
Le pouvoir dans une pensée de l’égalité ou la stratégie de l’empowerment
Pour pouvoir penser des stratégies de changement, certaines théoriciennes aboutissent à la conclusion, ou partent du prémisse, qu’il faut se situer au-delà d’une dichotomie entre ceux qui ont du pouvoir et ceux qui n’en ont pas pour penser une relation entre ceux qui ont plus et moins de pouvoir. Dans ce cas, le pouvoir est vu à travers une répartition inégalitaire de ressources qui lui donnent accès, comme un processus de négociation et de renégociation entre deux groupes asymétriques. Il s’agit donc de comprendre, de gérer, d’augmenter la valeur de ses ressources dans les luttes de pouvoir, des ressources qui, dans le cas des hommes et des femmes, correspondent aux caractéristiques des deux sphères publique et privée, d’où la création du terme d’empowerment qui recouvre un processus “visant à consolider, maintenir ou changer la nature et la répartition du pouvoir dans un contexte culturel particulier”, en tenant compte des pouvoirs forts dont les femmes peuvent disposer, à travers la maternité, surtout, ou la sexualité. Par simple association d’idée, je fais ici une légère digression sur plaisir du pouvoir, plaisirs et pouvoir : dans l’ouvrage collectif Les femmes et leurs maîtres, une auteur suggère que “la capacité libidinale polymorphe des femmes” serait un frein à l’engagement dans des luttes, celles pour le pouvoir aussi donc. Par ailleurs, Yvonne Kniebeller fait un lien entre maternité et pouvoir en concluant que “les femmes ont renoncé à faire reconnaître la maternité comme une fonction importante, digne de leur assurer une participation au pouvoir dans la cité : elles l’ont réduite à une satisfaction personnelle. Elles enfantent pour le plaisir. A tous risques ! Car si c’est un plaisir de s’occuper de l’enfant, elles risquent de dédaigner les sentiers escarpés du pouvoir…”. Y aurait-il donc antinomie entre plaisirs et pouvoir ? Une interrogation qui ne porte pas sur la jouissance de l’exercice du pouvoir, bien entendu. Pour revenir, après cette parenthèse, au sujet plus central ici, disons qu’une problématique en terme de déséquilibre dans l’accès aux ressources octroyant des pouvoirs peut certes servir à décrire certains mécanismes, mais évacue l’aspect antagonique des rapports sociaux, rendant difficile l’adhésion à la stratégie qu’elle porte.
La pensée de l’existence d’une alternative “une autre manière de faire la politique” ou la stratégie de la féminisation du pouvoir
Maintenant que l’espèce humaine a pratiquement la capacité de détruire toute vie sur la planète, les femmes peuvent et doivent féminiser le pouvoir pour changer toutes ces tendances. L’objectif est non seulement de changer radicalement la situation de manque de pouvoir des femmes mais de redéfinir et transformer de manière non-violente toutes les structures sociales patriarcales et les modes de vie existants.(Petra Kelly)
Sans forcément tomber dans l’essentialisme de la féminitude, l’on peut logiquement penser que les femmes, à cause de leur position centrale dans la reproduction de la vie et dans la gestion de la quotidienneté, avec ses caractéristiques temporelles, relationnelles, sont porteuses de valeurs individuelles et collectives qui leur sont spécifiques socialement. Injectées (à quelle dose ?) dans le pouvoir, elles arriveraient à en changer la nature, à influer sur ses objectifs. C’est sans doute sur un présupposé de cette nature que se basent les revendications de quotas, de parité ou les convictions des femmes d’Amérique Latine organisées dans les secteurs populaires qui ont conscience de mettre en oeuvre des pratiques d’action et de lutte axées sur les besoins communautaires qu’elles opposent aux intérêts des hommes.
Mais comment se convaincre que des rapports de domination peuvent produire chez les dominés des valeurs en soi avec force de transformation par simple adjonction ? Ceci ne veut pas dire que cette stratégie chiffrable ne puisse avoir une certaine efficacité – elle est encore à démontrer. Elle a pour le moins l’intérêt d’être plus aisément formulable qu’une proclamation “du droit au pouvoir”!!! Mais comment penser, toujours en prenant comme prémisse la nature ludique du politique et du poïétique, que les règles de fonctionnement peuvent être féminisées alors qu’elles exigent la similitude. N’est-ce pas en désexuant les femmes que Platon conçoit leur entrée dans la gestion de sa République ?
L’espace politique/poiëtique dans la di-vision du monde ou la stratégie de la mixité
Le changement donc pour Bourdieu se situe au niveau des conditions “rien ne sert, dit-il dans Réponses, de dénoncer verbalement la hiérarchie ; il faut travailler à changer les conditions qui la font exister et dans la réalité et dans les cerveaux”. La mixité comme volonté politique de transformation des conditions des rapports sociaux de sexe est-elle la réponse stratégique à cette expression antagonique ? C’est cette recherche de mixité réalisée qui m’a fait m’intéresser à la guérilla urbaine dans l’Allemagne des années 70. C’était, en effet, le seul lieu que j’avais trouvé où hommes et femmes produisaient ensemble théorie et praxis, dans un schéma de valeurs mixtes. Ils ont, semble-t-il, non pas remis en cause (ils n’y pensaient pas), mais dépassé la division sexuelle du travail. Cependant la rupture totale vis-à-vis du monde extérieur, que leur conception de l’action politique imposait, stérilisait toute contradiction intérieure. Et cet état de fait limite l’effet pédagogique de cette expérimentation. A l’intérieur de la société, il existe peu d’exemples nous permettant de penser concrètement l’impact du “métissage”, en amont, des acteurs sociaux. Pourtant, l’analyse que fait Danièle Kergoat de la coordination infirmière ouvre une véritable perspective : elle montre qu’une configuration particulière, “une mixité à hégémonie féminine”, a favorisé la transformation des rapports de pouvoir en rapports de force et permis, dans cette dynamique, la diffusion de valeurs mixtes, les valeurs de vie et les valeurs d’échange. Cet exemple est riche d’enseignement; il montre d’une part que la mixité n’est pas une donnée mathématique – il a fallu que les femmes soient majoritaires pour que le “mélange” ait lieu – et que, d’autre part, elle n’est pas un donné mais un état d’équilibre provisoire au cours d’un processus qui autorise l’expression de l’antagonisme. Si l’on peut dire que la Coordination a été mixte du point de vue du rapport social entre les sexes, en imposant une identité collective catégorielle, elle a maintenu une forme d’homogénéité par rapport aux aides-soignantes. Elle était donc à la fois mixte et non mixte. Autre exemple a contrario, le jury de Los Angeles constitué par 4 hommes et 4 femmes blancs pour juger un conflit basé sur un rapport social de race n’était pas mixte.
La mixité semble être une catégorie stratégique pour penser la transformation de l’espace politique – autrement que par sa domestication, à la manière burlesque d’Aristophane -, pour penser les conditions de sa transformation. Liée à l’expression de rapports, de rapports antagoniques, et non à des structures préétablies, elle ne peut être qu’une construction permanente, une poïétique. Ces considérations sont bien succinctes mais comment développer une telle évidence : le clonage donne des produits différents de ceux de la reproduction sexuée ?
La transformation totale des conditions de la production des rapports sociaux n’est pas pensable – pas plus que l’élimination des antagonismes, d’ailleurs. Mais l’on peut concevoir, et vivre, des brèches. L’une d’elles ne serait-elle pas l’érotisme ? En changeant les conditions de la sexualité – plus que les hommes et même les femmes – par l’accès aux méthodes de la contraception et grâce aux nouvelles représentations de leur corps par les femmes, par le féminisme, l’érotisme, comme jeu, est devenu accessible aux femmes aussi.
Annexe
Fiction masculine dans laquelle les rapports de pouvoir sont transformés en rapports de force
Le regard de l’homme a déjà été souvent décrit. Il se pose froidement sur la femme, parait-il, comme s’il la mesurait, la pesait, l’évaluait, la choisissait, autrement dit comme s’il la changeait en chose.
Ce qu’on sait moins, c’est que la femme n’est pas tout à fait désarmée contre ce regard. Si elle est changée en chose, elle observe donc l’homme avec le regard d’une chose. C’est comme si le marteau avait soudain des yeux et observait fixement le maçon qui s’en sert pour enfoncer un clou. Le maçon voit le regard mauvais du marteau, il perd son assurance et se donne un coup sur le pouce.
Le maçon est le maître du marteau, pourtant c’est le marteau qui a l’avantage sur le maçon, parce que l’outil sait exactement comment il doit être manié, tandis que celui qui le manie ne peut le savoir qu’à peu près.
Le pouvoir de regarder change le marteau en être vivant, mais le brave maçon doit soutenir son regard insolent et, d’un main ferme, le changer de nouveau en chose. On dit que la femme vit ainsi un mouvement cosmique vers le haut puis vers le bas : l’essor de la chose muée en créature et la chute de la créature muée en chose.
Mais il arrivait à Jan de plus en plus souvent que le jeu du maçon et du marteau ne soit plus jouable. Les femmes regardaient mal. Elles gâchaient le jeu. Était-ce parce qu’à cette époque elles avaient commencé à s’organiser et qu’elles avaient décidé de transformer la condition séculaire de la femme ? Ou bien était-ce parce que Jan vieillissait et qu’il voyait différemment les femmes et leur regard ?
(In : Milan Kundera, Le livre du rire et de l’oubli.)
Antinomie: politique/domestique
|JEU |SERVICE |
| Rapport au monde | |
|déréalisation
sens du non-sens
autonomie
monisme/homogénéité
distanciation | réel
sens commun/évidence
disponibilité
division/hétérogénéité
coïncidence|
| Espace/temps | |
|temporalité
urgence de l’abstraction
à-venir
spatialité
espaces fermés construits
contre la vie courante |
enchaînement de tâches
succession d’événements
permanence
vie courante, hors champs |
| Modalités de fonctionnement | |
|rapports de force
imaginaire
contingence
performatif/discursif
stratégie de conservation
ou de subversion
intérêts|rapports de pouvoir
concret
nécessité
gestuel/factuel
répétition codifiée
besoins |
Bibliographie
– Hannah Arendt, Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, Paris, Calmann-Lévy, 1972
– Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État. Grandes Écoles et esprit de corps, Paris, Ed. de Minuit, 1989, pp. 373 et suivantes
– Id. Réponses, Paris Seuil, 1992.
– Le Sens Pratique, Paris Ed. de Minuit, 1980.
– La Représentation politique, Actes de la Recherche en Sciences sociales, n°36-37, 1981.
– Femmes, pouvoirs, sous la responsabilité de Michèle Riot-Sarcey, Paris, Kime, 1993.
– K. Davis, M. Leijenaar, J. Olderma, The Gender of Power, London, Sage Publ., 1991.
– Françoise Duroux, Des passions et de la compétence politique. La démonstration spinoziste de l’inopportunité de la présence des femmes au gouvernement d’un État, pp 103-123.
– Danièle Kergoat, sous la dir. de, avec la coll. de F. Imbert, H. Le Doaré, D. Sénotier, Les infirmières et leur coordination, 1988-1989, Paris, Ed. Lamarre, 1992.
– M.A. Macciochi, dir., Les femmes et leurs maîtres, Paris, Bourgois, 1979.
– M. Van de Kerchove et F. Ost, Le droit ou les paradoxes du jeu, Paris, PUF, 1992.