Utopies, peuple, multitudes

Du sens de l’utopie

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Zéphyr :

Les rêves comme les utopies ne sont pas pour être réalisés, mais pour donner
un sens à la réalité

Samuel :

Eduardo Galeano dit : “L’utopie, c’est comme l’horizon, tu fais un pas vers
lui, il recule d’un pas. A quoi sert l’utopie alors ? Eh bien précisément à
cela, à avancer.”

Luc :

l’utopie est – comme le rapporte si bien Samuel d’après Eduardo
Galeano – la ligne d’horizon que l’homme de bon sens ne confond pas avec les
objets qu’il peut atteindre de sa main.
Cette ligne fictive qui donne un azimut fiable à sa conduite
(C’est pourquoi il n’est pas dérouté lorsque, ayant fait un pas en avant,
l’horizon recule d’autant)
Enfant, sur un tracteur, je ne parvenais pas à maintenir le cap,
et régulièrement je tutoyais le bas côté.
Jusqu’au jour où je compris qu’il fallait regarder bien plus loin que là où
dans l’immédiat je souhaitais me diriger.
A noter que la perception (bulle réduite tant au niveau du temps que de
l’espace, chez l’enfant, ne lui permet pas d’agir ainsi,
ce qui caractérise en partie l’âge adulte,
et produit en contrepartie le désenchantement,
est la capacité de cette perception étendue qui augmente le pouvoir de
projection,
mais réduit aussi considérablement la sensation de confort.

Jean-Yves :

Un petit mot sur l’utopie.
Je crois que Thoreau et Emerson (de bonnes références, je pense, pour penser
ce qu’était l’Amérique, ce qu’elle aurait du être, ce qu’elle pourrait être,
ce qu’elle est peut-être ici et là) sont des lectures intéressantes.
L’utopie n’est pas là bas au loin ce qui permettrait d’avancer, elle est à
Walden, c’est à dire dans ce monde là, dans ce que je fais, dis etc.
quotidiennement – c’est cela qui est le plus dur, se réapproprier ce séjour
quotidien qui est le nôtre, parce que nous avons déjà “philosophiqué” (ou
sophistiqué) nos vies à un point tel qu’on n’y comprend plus rien.
Une belle formule tirée de Walden :
“Cet homme qui ne croît pas que chaque jour contient une heure aurorale, plus
matinale et plus sacrée qu’il a déjà profanée, a désespéré de la vie et
poursuit un chemin qui va descendant et s’obscurcissant”.
Nous ne croyons pas en nos propres vies, voilà l’idée, alors nous les
troquons contre des histoires (à dormir debout parfois).
Pour ma part je verrais l’utopie à peu près comme ceci : faire en sorte
d’avoir constamment à l’esprit jusque dans le détail de ce que je fais
l’image de la vie que cela suppose – constamment penser que dans ce que je
fais et dans ce que je dis, je prétend, malgré tout représenter ce qu’est
cette vie, comme si j’étais son délégué – et cette représentation, la tirer
au clair pour voir ce qui s’ensuit.
L’utopie est aussi quelque chose qui se dit dans les termes de Wittgenstein :
“ramener les mots de leur usage métaphysique à leur usage quotidien”.
Lequel dit aussi : “sera révolutionnaire celui qui se sera révolutionné
lui-même”

Luc :

Il me semble qu’il y a là un malentendu.
– Toujours ce problème de l’image,
oh comme la méfiance vis-à-vis d’elle est justifiée,
mais en même temps,
oh comme il serait impossible sans elle de donner un peu d’âme et de chair à
un concept, à une idée. –
La ligne d’horizon n’est pas unique en son expression, ni extérieure.
La ligne d’horizon est présente dans chaque instant,
elle est dans les yeux de l’aimée,
dans chacun de nos mouvements CONSCIENT
– Hors de ces périodes où nous “dormons debout” non pas à cause d’histoires
qui anesthésieraient notre capacité de concevoir le monde, mais parce
qu’alors nous nous oublions et que nous sommes alors absents, comme
expropriés.
Elle est alors dans le désir de geste qui précède le geste, quand ce désir
existe.
“L’image de la vie que cela suppose”
Oui !
C’est cela l’idée d’horizon qui était évoquée
et qui nous guide
pour peu que l’on garde les yeux ouverts.
Il est à noter que cette notion disparaît en ce qui concerne le monde des
entreprises
Puisque
– les projets d’entreprises ne sont plus comme par le passé, déclinés à
partir de valeurs (même si personne ne se faisait d’illusion sur cet
“horizon”)
– ces même projets, autrefois déclinés sur des périodes de 10, 5, 3 , un an,
vont désormais rarement au-delà de un an (je parle ici des projets réels, non
des mises en formes préparées à destination des actionnaires, des syndicats,
…)
Et effectivement,
la disparition de cet horizon pour l’entreprise,
de cette visibilité d’une profondeur d’un ordre supérieur
entraîne au niveau du salarié
celle de “L’image de la vie que cela suppose”

A propos de l’U-topie,
je trouve dommage qu’on l’enterre si vite en convoquant l’artillerie des
grands penseurs aux phrases parfois si (!) définitives.
Ne pourrait-on se rappeler quelques tentatives qui n’ont pas conduit
directement à des massacres.
Je pense en particulier à l’Icarie et à toute la richesse qui a jailli, à une
certaine époque, de cette utopie
(au-delà d’un bilan comptable en deux parties qui, comme pour n’importe quel
trajet du berceau au cercueil – ce type de comptable mériterait “le bercueil”
– est “forcément négatif” … toute cette dépense en vain !)

Jean-Paul :

Dans ” Qu’est-ce que la philosophie ? “, on trouve une intéressante distinction : ” Ce qui compte n’est pas la prétendue distinction d’un socialisme utopique et d’un socialisme scientifique ; ce sont plutôt les divers types d’utopie, la révolution étant l’un de ces types. Il y a toujours dans l’utopie (comme dans la philosophie) le risque d’une restauration de la transcendance, et parfois son orgueilleuse affirmation, si bien qu’il faut distinguer les utopies autoritaires ou de transcendance, et les utopies libertaires, révolutionnaires, immanentes. ” (p 96)
Les utopies meurtrières appartiennent sans doute à la première catégorie : utopies autoritaires et transcendantes.

Jacky :

Cette partie de l’ouvrage que vous citez semble nous ramener au débat
concernant “les peuples”, pas tant sur la question d’en trouver une
définition, mais plutôt d’en dégager les virtualités.
Je cite: “Que les deux grandes révolutions modernes, l’américaine et la
soviétique, aient si mal tourné n’empêche pas le concept de poursuivre sa
voie immanente”.
Et plus loin:” La révolution est la déterritorialisation absolue au point
même ou celle-ci fait appel à la nouvelle terre, au nouveau peuple”.(Pages
96 et 97; Qu’est-ce que la philosophie?)

Pascal :

Dans cette citation et chez Deleuze et Guattari de manière plus
générale, la notion de peuple intervient en référence au “peuple qui
manque” du metteur en scène Carmelo Bene (voir “Superpositions” de
Deleuze et Bene). Deleuze développe cette notion notamment dans
l’Image-Temps: par rapport au cinéma politique classique où un sujet
collectif est représentable en tant qu’existant préalablement à son
inscription sur support filmique (le cinéma pour les masses: soviétique,
fasciste, capitaliste), le cinéma politique moderne doit partir de la
prémisse « le peuple n’existe pas (encore) » (IT) et suivre les traces
de « ceux dont l’Histoire ne tient pas compte » (Superposition, p.127) .
Deleuze précise: « Non pas le mythe d’un peuple passé mais la fabulation
du peuple à venir. » (IT, p. 290). Comme je l’explique dans la mineure
cinéma du numéro 11, on peut ainsi parler de « cinéma mineur » par
analogie avec les analyses de la littérature mineure de Deleuze et
Guattari parce que l’artiste mineur n’écrit « qu’en fonction d’une
communauté nationale, politique et sociale, même si les conditions
objectives de cette communauté ne sont pas encore données pour le moment
en dehors de l’énonciation littéraire » (Kafka, p. 149).
Pour le lien avec l’utopie dans cette perspective, j’en traite par
rapport au cinéma des Dardenne dans le même article.

Jean-Yves :

Plusieurs choses m’ont intéressé dans la réponse de Pascal Houba et dans son
article, que je viens de relire.
La “fabulation d’un peuple à venir” par opposition au “mythe du peuple
passé” d’abord (une fabulation qui était sans doute chez G. Deleuze une
réminiscence et une réactivation des “Deux Sources” de Bergson.)
Et cette fabulation, apparemment, comme appropriation ou détournement, d’une
langue “majeure” dans une parole ou un écriture “minoritaire” –
appropriation qui est une fabulation dans la mesure où elle fixe dans les
énoncés les “conditions objectives” d’une communauté qui n’existe pas encore
en dehors d’eux.
Dans cette affaire ce qui me semble particulièrement intéressant c’est
l’allusion de Pascal Houba à l’usage du discours indirect libre chez
Pasolini pour “exprimer des expériences différentes de la sienne et surtout
différentes de l’idéologie dominante” (Multitudes 11, p. 140).
Il me semble que l’utopie – le non lieu – peut se comprendre aussi comme
cette zone de la langue commune où chacun peut assumer de faire circuler,
pour qui voudra comprendre, les discours indirects libres de toutes sortes.
Je prends alors sur moi d’autoriser ces discours, de les introduire dans le
commun pour refaire ce commun, pour le relancer… C’est l’utopie des
auteurs. C’est une manière de devenir auteur (un peu comme chez Baudelaire :
“inventer des lieux communs, c’est le génie!”, “le premier venu a le droit
de parler pour autant qu’il sache amuser”).
L’utopie, en ce sens il me semble, n’est pas le contraire du “réalisme”, ce
mot qu’on a voué aux usages les plus frauduleux, et qui est devenu le slogan
de tous les menteurs. Car il faut une attention exacte, scrupuleuse,
patiente à ce qui diffère de soi, il faut se souvenir que pour être
différent il n’en est pas moins égal dans la parole, pour être à même de lui
donner voix dans la forme du discours indirect libre.
Je me suis souvenu que Melville parle
dans “Mardi” (je crois) d’une “île qui, comme tous les endroits vrais,
n’existe sur aucune carte”.
Belle et étrange façon de dire l’utopie : le lieu non (encore) cartographié
et par cela même “vrai” – réellement existant dans ce monde là, en ce moment
même où je parle.

Jacky :

Ce peuple qui manque, ne serait-ce pas la tâche de la politique de le
présenter( et non pas de le représenter) comme le fait la revue:
“Penser-femmes ce n’est pas dénoncer l’oppression, c’est organiser la
variation continue du genre féminin, sa libération”.(Anne Querrien)
La mineure “devenir-femme du travail” en est une très belle illustration!

Didier :

Dès qu’on veut présenter le peuple, c’est forcément sans lui, d’où
que rapidement on dit qu’on le représente, c’est à dire le pire
puisse qu’on parle en son nom. Quant à le présenter, quand le peuple,
c”ce nom sans visage” se présente, c’est qu’il y a sûrement de la
politique et ça se sait, c’est même pour cela que l’Etat dit qu’il
est manipulé par la main d’ l’étranger et ça contraint tout le monde.
A St Bernard, justement les sans-papiers, les 300, ils se sont
présentés, c’est à dire sont sortis de là où on les assignaient c’est
à dire du statut de clandestin. Quand à leur représentation, ils
s’organisaient pour cela.
Ce sont les partis qui les ont présenté comme des gens qui ne sont
pas d’ici. N’ont pas vocation à être en France, d’où qu’ils ne sont
pas présentés et encore moins représentés. Par contre on parle d’eux,
sur eux mais surtout sans eux. Et clandestin c’est le nom de leur non
présentation tout en sachant qu’ils ne sont acceptés que dans ce
statut, ce qui fait que tout le pays peut les accepter sans vouloir
les voir dans ce statut, “travail au noir” non dans le noir !
L’invisibilité de la connaissance qu’à chacun de savoir que c’est le
prix de leur acceptation ici. Et quand ils se présentent tout un
chacun doit avec qui il est avec ou contre eux et d’ailleurs pour
dire leur non inclusion à d’être ici on dit il n’appartiennent pas au
peuple français qui vole en éclat. Car être avec c’est accepter
qu’ils soient d’ici et pour nous mettre à distance notre “être
français”. Ils se présentent en ce nommant nous les sans-papiers. Et
quand ça ne se présente plus de cette façon, sans-papiers devient une
catégorie sociale de la population pour le coup.
Quand les sans-papiers se présente il y a peuple, il y a les gens
d’ici, mais plus de peuple français.
Peuple irakien au fond quand ça se présente comme tel dans la
situation c’est dire aussi que les armées présentes sont que des
armées d’occupation. Et peuple irakien pour les “démocraties” du coin
c’est être comme nous seule présentation – présentable possible après
ils seront, comme disait Pierre Mauroy à propose des ouvriers en
grève de l’usine Talbot “Ce sont des chiites (tiens, tiens
!) Étrangers aux réalités sociales, politiques et religieuses de la
France. Que chacun remplace quelques mots par ce qu’il sait.
Les sans-papiers au fond c’est le peuple qui manque au peuple ici
tant qu’ils ne se présentent pas.

Pascal :

En fait, c’est là que la pratique du discours indirect libre prend toute
son importance. On ne peut pas parler au nom de ce qui
n’a pas (encore) d’existence, même si cette nomination est elle-même une
manière de faire advenir ce qu’il tente de nommer.

Je cite mon texte un peu plus longuement pour expliquer plus en détail
(on peut facilement extrapoler au-delà du cas particulier de Pasolini):
“l’oeuvre de Pasolini s’est constituée face à la difficulté de
transmettre une expérience singulière, non pas l’expérience vécue du
minoritaire comme réalité ineffable, « une sorte de grâce ou de bonne
humeur, impossible à atteindre, des personnages populaires, qui donne à
ces personnages une perspective impliquant une autre expérience de vie »
, mais l’effet que la perception de celle-ci produit sur Pasolini et
qu’il compare à la joy des troubadours. Pour réaliser cet objectif, il
écrira d’abord en dialecte frioulan, mais il se rendra vite compte
qu’écrire en dialecte comprend le danger de jouer sur la nostalgie : «
une minorité commence déjà à se normaliser quand on la ferme sur soi, et
qu’on décrit autour d’elle la danse du bon vieux temps » . Pasolini
découvrira alors dans le discours indirect libre le moyen d’écrire dans
la langue majeure tout en laissant s’exprimer des expériences
différentes de la sienne, et surtout différentes de l’idéologie dominante.”
Ce que le discours indirect libre tente de présenter, ce n’est pas le
peuple qui manque, mais l’effet de ce manque sur le peuple existant.
Comme le dis Deleuze dans l’Image-Temps: « Ce que le cinéma doit saisir,
ce n’est pas l’identité d’un personnage, réel ou fictif, à travers ses
aspects objectifs et subjectifs. C’est le devenir du personnage réel
quand il se met lui-même à « fictionner », quand il entre « en flagrant
délit de légender », et contribue ainsi à l’invention de son peuple ».
De plus, le fait même qu’on ne peut jamais vraiment parler au nom du
“peuple qui manque” peut s’inscrire aussi dans le discours:
“Pour traiter du minoritaire sans trahir son incommunicabilité, le
cinéma doit inscrire dans son processus d’enregistrement même la tension
et la violence dont le minoritaire fait l’objet dans ses rapports au
pouvoir. C’est en montrant l’effet de cette violence sur « le corps, non
pas en tant qu’il est représenté comme objet, mais en tant qu’il est
vécu comme éprouvant telle sensation » (Deleuze, Logique de la
sensation) que l’on peut dépasser l’ordre normatif du langage. En
inscrivant l’expérience singulière du minoritaire au sein même de la
norme, le cinéma mineur peut espérer faire subir à cette norme une
modification et permettre l’actualisation de la communauté virtuelle à
laquelle le minoritaire appartient en réveillant « dans le spectateur ce
dont il ne peut parler »(Klossowski) .”

Jacky :

J’ai retrouvé dans ” Pourparlers”(Deleuze, éditions de Minuit), un passage
qui revient sur toutes ces notions et qui en amène une nouvelle, celle des
intercesseurs:
” La fabrication des intercesseurs à l’intérieur d’une communauté apparaît
bien chez le cinéaste canadien Pierre Perrault: “je me suis donné des
intercesseurs, et c’est comme ça que je peux dire ce que j’ai à dire”.
Perrault pense que, s’il parle tout seul, même s’il invente des fictions, il
tiendra forcément un discours d’intellectuel, il ne pourra pas échapper “au
discours du maître ou du colonisateur”, un discours préétabli. Ce qu’il faut,
c’est saisir quelqu’un d’autre en train de” légender” , en “flagrant délit
de légender”. Alors se forme, à deux ou à plusieurs, un discours de
minorité. On retrouve ici la fonction de fabulation bergsonienne…Prendre
les gens en flagrant délit de légender, c’est saisir le mouvement de
constitution d’un peuple. Les peuples ne préexistent pas. D’une certaine
manière, le peuple, c’est ce qui manque, comme disait Paul Klee. Est-ce
qu’il y avait un peuple palestinien? Israël dit que non. Sans doute y en
avait-il un, mais ce n’est pas ça l’essentiel. C’est que dès le moment où
les palestiniens sont expulsés de leur territoire, dans la mesure où ils
résistent, ils entrent dans le processus de constitution d’un peuple. Cela
correspond exactement à ce que Perrault appelle flagrant délit de
légender. Il n’y a pas de peuple qui ne se constitue comme ça. Alors, aux
fictions préétablies qui renvoient toujours au discours du colonisateur,
opposer le discours de minorité, qui se fait avec des intercesseurs”.
Deleuze (Pourparlers).

Pascal :

La notion d’intercesseur est surtout développée dans l’image-temps. Je
ne me rappelle pas le chapitre mais d’après mes citations, c’est dans
les pages 280-300 à peu près. Comme la citation de Pourparlers
l’indique, Deleuze développe cette notion surtout à propos du cinéaste
Pierre Perrault, mais il évoque aussi d’autres réalisateurs: Jean Rouch,
Cassavetes et surtout Pasolini.
Encore une extrait de mon texte à ce propos:
“Dans ses textes théoriques sur le « cinéma de poésie », Pasolini
transpose la technique littéraire du discours indirect libre au cinéma
sous le nom de « subjective indirecte libre » : « la distinction
s’évanouissait entre ce que voyait subjectivement le personnage et ce
que voyait objectivement la caméra, non pas au profit de l’un ou
l’autre, mais parce que la caméra prenait une présence subjective,
acquérait une vision intérieure, qui entrait dans un rapport de
simulation (« mimesis ») avec la manière de voir du personnage »
(L’Image-Temps, p.194). Ce travail de la « divine mimésis », au centre
de l’approche de Pasolini, est explicité par Ninetto Davoli, acteur
fétiche de Pasolini : « Quand je regardais la neige, lui ne regardait
pas la neige mais mon visage, ma joie, mes yeux, ma façon d’exulter, de
regarder. Et lui, il regardait à travers mes yeux… » (Extrait d’un
documentaire sur Pasolini). Etant donné l’impossibilité de vivre
directement ce que vit l’autre, il faut réfracter cette expérience en
montrant l’effet qu’elle produit sur le corps des acteurs utilisé comme
intercesseurs.”

Jean-Yves :

Dans cette idée d’intercesseur, telle que vous la décrivez il y a deux
choses :
– Celui qui cherche à raconter quelque chose a besoin d’un intercesseur pour
voir et montrer ce qui lui est interdit par les “fictions préétablies” qui
contraignent son regard et sa parole (c’est du moins ce que je lis dans les
références à Perrault et Pasolini). L’impossibilité de vivre directement ce
que vit autrui ne tient finalement pas à autre chose qu’à cette présence
entre nous d’une sorte de discours du maître, ou d’une idéologie, ou d’une
parole majoritaire (appelez cela comme vous voulez). C’est moyennant cette
instance de l’intercesseur qu’un récit se fait vivant, qu’il devient
fabulation, c’est-à-dire constitution du peuple qui manque.
– L’intercesseur est un type quelconque “pris en flagrant délit de légender”
dans un cas, ou il est l’acteur qui active sur son propre corps les
“données” d’un monde, dans un autre cas (nous le voyons voir ce pour quoi
nous n’avons pas de bons yeux, nous l’entendons dire ce pour quoi notre
langue n’est pas assez exercée : nous lui déléguons notre sensibilité. Il
intercède en notre faveur auprès des choses qui nous refuseraient si nous y
allions seuls).
Comment transformer une situation concrète “vécue comme aliénante” (Jacky)
avec tout cela ?
C’est avec les intercesseurs que sont font les discours des minorités,
c’est avec le procédé du discours indirect libre transposé au cinéma que
s’abolit la distinction de la vision objective de la caméra et la vision
subjective du personnage.
Puisqu’il a été question à l’origine de cette discussion de la situation
évoquée dans le livre de M. Goyet (livre sans intercesseurs et dont les
extraits lus par moi sonnaient comme des appels à l’opinion et aux pouvoirs
publics pour régler un chaos grandissant), pourquoi ne pas essayer
d’introduire ces notions dans cette situation. Et nous retrouvons là (je
crois) la fin de l’article d’Anne Querrien sur les filles de joie de
soixante huit : accepter les “élèves” comme experts de ce qu’ils font, de
l’endroit où ils vivent….
Tout cela a à voir avec l’utopie en un sens.
Thomas de Quincey évoque quelque part (où je ne sais plus) le plaisir qu’il
prenait à assister régulièrement
au service religieux dans une église d’immigrés espagnols en Angleterre, lui
qui était
tout à fait étranger à cette langue. Ce plaisir d’entendre une langue qu’on
l’on ne comprend pas,
mais dont on saisit l’effet de “langue” en ceci qu’une communauté d’hommes
se rassemble en elle, c’est la joie d’être originaire, joie d’être comme
homme appelé à être l’habitant d’une langue qu’on est invité à apprendre.

Je suis très frappé par l’importance du langage pour qui réfléchit à
l’utopie ces temps-ci.

Luc :

Tout à fait, alors deux remarques :
1) “La vie comme elle va”, (France Culture) dans ses archives possède une émission sur l’Utopie, particulièrement intéressante.
On y retrouve des points abordés sur la liste
– L’utopie, une manière moderne de rêver (mais l’utopiste est “un sale rêveur”)
– Le parallèle entre l’ancien paradis fondé sur le mythe et le “nouveau” construit autour de l’Utopie (avec la remarque : notre nouveau paradis est le modèle même de l’enfer des anciens avec ses trois enceintes. L’Utopie est la ville qui s’oppose au mythe du jardin. La technique qui s’oppose à la nature)
– …
Remarque : Etienne Gruillot dans son exercice hebdomadaire nous propose comme d’habitude un développement en trois points.
Les deux premiers, où l’utopie est mise à mal sont assez convaincants. Mais le troisième où il tente de monter l’utilité de l’Utopie est étonnamment faible…
L’utopie, serait elle si difficile défendre ?
A noter, ces chroniques ont été publiées en mars 2002
2) Un peu curieux de l’évolution dans le temps de ce que recouvre, contient, recèle le mot d’Utopie, j’ai mis côte à côte quatre dictionnaires.
Le résultat est intéressant
Il n’y a pas plus dans le Larousse en 7 volumes (milieu du siècle précédent) que dans mon petit “vocabulaire de la langue française”(1855)
(A partir du titre du livre ou Th Morus décrit un pays imaginaire.)
Conception ou plan imaginaire d’un pays idéal. Par ext. projet imaginaire d’une réalisation impossible.
La rubrique correspondante du dictionnaire Hachette (1995) est sensiblement la même.
A noter que l’exemple “Utopie du mouvement perpétuel” devient dans la version électronique de 2001 “Le mouvement perpétuel est-il une utopie”
On voit que le virtuel est passé par là !
Très différente est la définition proposée par l’excellent dictionnaire Lachatre (voir l’intéressant parcours de cet homme qui signe en fin de l’ouvrage “A toutes et à tous, salut fraternel”) en deux volumes (Années 1870)
Débutant comme les précédentes par une référence à l’oeuvre de More, elle poursuit par un développement qui met en valeur l’ambiguïté du mot :
… L’usage est venu d’appeler de ce nom, toutes celles des inventions de l’esprit humain qui ne sauraient produire les avantages que leurs auteurs en attendent.
Le mot toutefois n’a pas reçu un sens bien déterminé.
Quelques écrivains ne s’en servent que pour désigner les plans, les projets de réformes ou d’organisations sociales qui, fondées sur des données chimériques, appellent les hommes à la recherche de félicités impossibles.
D’autres l’emploient pour qualifier toutes les combinaisons qui, dans l’espoir d’assurer aux sociétés des avantages futurs, leur imposent des modes d’existence, de travail, de possession qui ne s’établiraient pas eux-mêmes.”
Ce vieux et modeste dictionnaire est paradoxalement plus prêt de l’actualité que ses collègues.
Car dans notre monde, certains me semblent avoir ce type d’utopies en chantier…
avec des moyens à la hauteur de leurs ambitions, puisqu’ils possèdent un carnet de chèque qui leur permet de “tirer” sur la planète entière.

Jacky :

Judith Revel, dans Multitudes No12 (p 125), pose la problématique du sujet
révolutionnaire à travers le devenir-femme comme production de différences. Je
ne vais pas répéter l’article mais il me semble qu’il apporte beaucoup de
compléments et de perspectives à des débats lancés sur la liste (peuple,
utopie, multitude).
Quand même, une petite citation, celle de la phrase qui clôt l’article:
“la politique est une ontologie de la création, et le devenir- femme de la
politique est une ontologie de la multitude.”

Anne :

Moi je comprends une telle phrase comme voulant ramener au Un et niant le
devenir-femme comme devenir multiplicité

Jacky :

J’étais sur le point d’aborder votre article, d’abord comme réponse au débat
sur la liste concernant l’utopie et le langage, ensuite comme
complémentarité avec celui de Judith Revel puisque je n’ai pas vu entre les
deux de contradictions flagrantes, mais cela est sans doute lié aux
problématiques qui me traversent actuellement.
Pour la question du langage, de l’utopie, des non-lieux etc…, tout cela
est très plaisant à lire mais il ne faudrait pas oublier les perspectives de
transformations de situations vécues comme aliénantes. Lors d’une première
lecture, j’avais trouvé très éclairant un passage de l’article d’Anne
Querrien “femme, multitudes, propriété”, où elle dit:
” L’activité des femmes consiste d’abord à pouvoir se parler entre elles, à
la sortie ou dans l’usine ou dans le bureau si elles travaillent au dehors,
devant l’école, à l’épicerie, à la boulangerie, dans le centre commerciale,
ou par téléphone ou par internet. Toutes les occasions sont bonnes pour
converser; et les sociétés qui organisent les deux sexes dans des circuits
parallèles ne sont pas en reste sur ce créneau. les femmes se donnent ainsi
leurs propres prises , leurs propres vues sur la société, explorent entre
elles ce qui s’en dit, préparent leurs parades, leurs offensives ou leur
résistances. Les femmes travaillent à modifier le quotidien”.
Là ,je m’adresse directement à Anne, “travailler à modifier le quotidien”,
n’est-ce pas une des tâches”(peut-être la seule?) du sujet révolutionnaire?
Dans un extrait du film “reprise”, je crois, j’avais été très frappé par
cette ouvrière qui refusait de retourner dans son usine après les accords
intervenus en juin 68.Bien sûr, comme vous le dites, je peux, à travers cet
exemple, vouloir ramener au “Un” et nier ainsi le devenir femme comme
devenir multiplicité, je ne crois pas, le sujet révolutionnaire a encore
toute sa place au sein de ” la multitude des inventeurs de la vie
quotidienne”.

Anne :

Que les femmes soient des sujets révolutionnaires, dans certaines
conditions, car il y a aussi des femmes fascistes, je suis tout à fait
d’accord
que les femmes soient aujourd’hui le sujet révolutionnaire, comme le dit
Touraine par exemple, j’en doute
et même je suis théoriquement contre: le sujet révolutionnaire c’est
l’agencement collectif d’une multiplicité d’identités diverses qui
travaillent non seulement à transformer le quotidien mais à construire
ensemble des machines de transformation du quotidien, qui passent donc à un
degré supérieur.

En fait je me demande de quel droit je pourrais attribuer à quelqu’un la
qualité de sujet révolutionnaire, alors que je ne suis vraiment pas très
révolutionnaire moi-même

Jacky :

Il y a des textes dontonpeut mesurer la force à la façon dont ils nous
font penser l’événement passé et à venir. Le texte de Valérie Marange est un
de ceux-là: fabuleuse coupe à travers l’histoire( radio Loraine Coeur
d’Acier, mouvements sociaux des années 80, référence à
l’anarcho-syndicalisme des années 30, le “tenir bon des palestiniens depuis
30 ans, Antelme et “L’espèce humaine”, Nietzsche, le 21 avril, Peyrefitte,
Sarkozy, Allègre, Ferry, etc…) C’est là que l’on s’aperçoit que notre
mémoire mise en miettes a besoin d’être ressaisie dans ce qu’elle contient
de plus vivant: traces ineffaçables des luttes, résistances inébranlables
des peuples, appel constant à la vigilance. Et puisqu’il faut bien citer les
grands textes, je choisirai le passage suivant:
” Toujours , la résistance passe par la ténacité à affirmer un style de vie,
ce qui fait beaucoup de travail, mais peut-être le seul digne de ce nom et
de sa peine. Et le seul vraiment digne de susciter l’écriture pour laquelle
le temps manque à qui n’a pas le choix de déserter le quotidien. C’est ce
“travail affectif” en effet, qui seul soutient le droit et le fait de vivre,
dans les lieux les plus désolés”.
Pour le texte de Judith Revel, c’est la problématique du sujet
révolutionnaire qui m’est apparue comme une sorte “d’impensé” de la pensée
politique et cela depuis la faillite des formes censées le représenter.
Quand au texte d’Anne Querrien (femme, multitudes, propriétés) je l’ai
ressenti comme un appel à ne pas oublier l’immanence de la lutte au
quotidien, replacer dans la profondeur historique(antiquité,
XVIe-XVIIe,industrialisation, post-fordisme) , sans oublier le travail à
venir:
” Notre désir serait donc de multiplier les espaces, les conditions,
invitant à sortir des arrangements de sexes, des jeux du genre, des
impératifs de la réciprocité, pour respirer, sortir de la conjugalité et de
ses pièges en abîme”.

Stefan :

Je me permets d’intervenir brièvement à la fin de ce débat, que j’ai suivi autant qu’il était possible à travers la multitude d’e-mails reçus (la liste porte bien son nom, ma foi).
Les propos de Judith Revel unissent toutes les questions qui me préoccupent et qui permettent d’unir art, politique et philosophie en un questionnement, non pas uniforme, mais cohérent.

Il me semble que la question du langage invoquée ici rejoint celle de la parole telle que Maurice Merleau-Ponty se la posait à partir de la linguistique saussurienne, notamment dans des textes comme Le langage indirect et les voix du silence ou Sur la phénoménologie du langage, publiés dans le recueil Signes en 1960 (Folio Gallimard). De manière générale, l’idée d’une phénoménologie du langage, où la parole, précisément, ne s’apparente plus à un moyen d’expression de contenus de pensée déjà formés dans l’intériorité, mais où elle reprend toujours à neuf un contenu qui a besoin d’elle pour prendre forme, une telle phénoménologie du langage permet de sortir p. ex. des impasses où Bergson était resté s’agissant de ce problème.
Il faudrait évidemment aussi voir ce qu’en dit Deleuze dans Logique du sens, mais cela dépasse mes compétences pour l’instant…

Un dernier mot à propos de l’utopie: je n’ai vu aucune mention dans les interventions de ces derniers jours de l’idée d’un “nouvel esprit utopique” chère à Miguel Abensour (cf. L’utopie de Thomas More à Walter Benjamin, éd. Sens et Tonka, 2000). On y découvre une union profonde entre créativité artistique, émancipation politique et rénovation du langage. Ce n’est pas thématisé exactement comme cela chez Abensour, mais cela apparaît assez clairement; il insiste p. ex. sur la valeur politique de L’Utopie de More en tant qu’oeuvre littéraire en montrant que le geste commun de tous les commentateurs à travers l’histoire de prendre cet ouvrage comme un livre politique, dont le système devrait être évalué comme un programme politique, n’a abouti qu’à faire basculer l’utopie du côté du totalitarisme.
Il y a par ailleurs, à la base de l’entreprise d’Abensour, une lecture originale de l’oeuvre d’Emmanuel Levinas, qui relie la notion levinassienne de l’altérité et la tradition utopique. Cf. pour cela le passage à propos de l’Oeuvre dans Humanisme de l’autre homme.

Judith :

A propos de ce message très interessant sur Merleau-Ponty: j’ai toujours
trouvé extraordinaire qu’on puisse trouver chez Merleau-Ponty: 1) une
critique violente de la dialectique (quand les aventures de la dialectique
répondent à la critique de la raison dialectique, Merleau versus Sartre) 2)
après la rupture politique avec les Temps Modernes et avec Sartre, le
développement parallèle de la question politique, de la question du langage
et de la question du corps dans les textes que vous rappelez: Signes, mais
aussi La prose du monde, et de manière plus compliquée à déchiffrer dans les
notes de cours qui sont publiées peu à peu depuis quelques années 3) que pour
dire cette ontologie matérielle de la création, Merleau utilise (avant
Deleuze, et le lien entre les deux est incroyablement pertinent meme s’il n’a
jamais réellement été fait) le concept d’expression, ce meme concept que l’on
retrouve dans le Spinoza de Deleuze pour dire précisément le rapport immanent
(et non pas transcendant) de la substance et de ses modes. La substance EST
totalement -et sans reste – chacun de ses modes (pas: DANS chacun de ses
modes, non, la substance, c’est le mode), mais chacun des modes est différent
des autres. Il y a à la fois différence et commun, et c’est ça qui
caractérise l’expression, de la meme manière que le langage n’est jamais rien
d’autre que le langage, mais c’est à chaque fois qu’il prend la forme d’une
parole subjective une réinvention du langage (une autre langue); de la meme
manière que chaque corps n’est jamais qu’un corps et pourtant chaque corps
est absolument singulier.
Bref, il faudrait relire Merleau-Ponty – et probablement Lefort et
Castoriadis pendant les quelques années de Socialisme ou barbarie – et
comprendre comment on tient là peut-etre la première tentative de penser la
différence de manière deleuzienne (en réalité, je crois qu’on y trouve déjà
aussi une énorme anticipation des thèmes foucaldiens de l’archéologie et de
la généalogie, l’idée d”un désordre de la parole – la prose du monde –
contre l’ordre du discours – la langue prosaique -, et pas mal de notations
sur une politique des corps).
En France, Claude Imbert travaille depuis assez longtemps sur ces thèmes,
mais je ne crois pas qu’elle ait publié grand chose à ce sujet; si vous en
savez plus, ça m’interesse vraiment beaucoup, c’est ce sur quoi je travaille
en ce moment !
Question: pourquoi M. P. a-t-il été à ce point écrasé sous la figure
sartrienne ou considéré comme mineur, si ce n’est parce que pour la première
fois en France on osait sortir à la fois d’une philosophie de la conscience
et d’une philosophie dialectique de l’histoire ? Sans parler d’une lecture de
Marx qui rompait en réalité à la fois avec le marxisme orthodoxe et avec
Althusser … et qui pourtant maintenait Marx comme pensée nécessaire …

Luc :

[Deux histoires pour finir
Cet étranger, arrivé dans le pays la veille, cet “utopiste”, comme il se nommait lui-même, avait voulu tracer un cercle autour de leur monde et défendre à tous d’en franchir la limite.
A qui l’interrogeait sur l’intériorité de cette frontière il répondait volontiers que celle-ci était vide, “Parleriez vous de l’intérieur d’une muraille ? Et si même celle-ci avait une réalité, de quel espace pourriez-vous alors disposer ?”.
Au début de sa prise de pouvoir, la plupart des habitants du lieu furent surpris, démunis, incapables de résister à la nouvelle loi qu’il proposait, eux qui n’en connaissaient pas de ce genre.
A cet étranger aux allures de saint qui entendait imposer un paradis semblable à ce que tous nommaient jusqu’à ce jour “enfer”, ils ne savaient que répondre, tant toute valeur s’en trouvait renversée.
Il y eut cependant bientôt, suffisamment d’insatisfaits, de mécontent, voire de révoltés pour s’opposer à la contrainte qui l’entendait imposer à tous.
Le courage venant avec le nombre, certains se saisirent de lui et le traînèrent jusqu’au tribunal des anciens.
Le procès dura sept jours pleins.
Malgré le talent du procureur et la sympathie manifeste de l’ensemble des jurés, soulagés d’échapper à la froide rationalité de l’étranger, aucune charge suffisante ne put être retenue contre l’homme qui les avait fait trembler.
Et ce procès contre l’Utopie déboucha sur un Non-lieu.

(Où l’on parle de l’utopie du passage – en ville – et de ce qu’il devient)
“Le passage connaît avant la Première Guerre mondiale une mort quasiment officielle.
Aucune police des bâtiments ne l’accepterait plus sous la forme du XIXe – j’en ai moi-même fait une fois l’expérience -, aucun capitaine des pompiers ne pourrait un seul instant oublier ses catégories si patiemment élaborée – caisson coupe-feu, dégagement de fumée et cage d’escalier pare-feu – au vu d’un tel passage, aucune inspection des bâtiments ne permettrait une exploitation du terrain de ce genre.
Le passage à quelque chose de suspect, qui ne peut être défini dans aucun arrêté, que l’on ne trouve plus dans aucune directive. Il ne peut tout simplement plus exister. Que lui reste-t-il sinon de disparaître sous terre, de se dissoudre en ses différents aspects, de se déguiser et de réapparaître sous un autre forme, à une autre époque et dans d’autres contextes pour générer quelque chose qui jusque-là n’avait pu naître que d’un besoin réel.
Cette époque, c’est peut-être déjà celle d’aujourd’hui, celle des années 60 où on commence à analyser les phénomènes du XIXe siècle, une époque de transformations innombrables de la société, induisant des tendances architecturales et urbanistiques nouvelles.
Les années 60 ont fait apparaître la faillite de l’idéologie des cités-jardin et de la propriété privée qui en était sortie affirmée.
L’alignement de maison individuelles identiques cache en réalité un isolement social désespéré et un immobilisme qui ne font que masquer une hiérarchie sociale qui continue à exister derrière la distance spatiale.
Le passage, en tant qu’espace public intérieur – il ne peut être envisagé que sous cette forme – acquiert ainsi une importance quasi stratégique. Le passage est le bâtiment à plusieurs entrées et sorties, il a son propre parcours, qui peut tout vaincre et tout surmonter. Etroit, il sublime l’action, fermé, il fait écho à la demande.”
(l’auteur montre ensuite comme le passage à retrouvé une fonction, mais constate à quel point celle-ci est loin de “l’Utopie du passage” telle que décrite précédemment.
Comme toujours, il faut supprimer le nomade)

“Mais que peut-on vendre dans les boutiques des passages, vu les loyers qui y sont pratiqués ?
Si le centre est petit, s’il n’est pas extensible comme à Hambourg par exemple, et si en plus il pleut sans cesse, le passage, qui va de bloc en bloc devient un système concurrent de la rue, interdit aux voitures. Mais les passants sont des étrangers qui doivent justifier leur présence par des achats.
Où est donc passé le flâneur ?
Mais comme le plus souvent les maîtres d’ouvrage sont des compagnies d’assurance entreprenantes, qu’on en est revenu à l’exploitation du sol tel qu’elle se pratiquait avant la Première Guerre Mondiale et que les réformateurs ont capitulé, nous n’avons pas à nous faire de soucis quant au rendement.” J.F Geist “Le passage” (Pierre Mardaga éditeur 1982).