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Durée du travail et post-fordisme

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Cet article est tiré de l’intervention de S. Bologna au colloque « Le travail juste pour un monde juste » organisé en 1995 par la Bourse du travail de Milan. Le texte se fonde pour l’essentiel sur une analyse du cas italien, néanmoins, la rédaction de Futur Antérieur a jugé opportun de l’intégrer dans ce volume car il ouvre des pistes de réflexions dans le cadre du débat sur la réduction du temps de travail. La rédaction s’est donc chargée d’introduire des éléments relatifs à l’évolution du marché du travail en France afin de permettre d’apprécier les fortes similitudes et la pertinence des propos de l’auteur. Ces passages, intercalés dans le texte, sont signalés en italique.
Si les propositions pour combattre le chômage par la réduction du temps de travail et par la répartition égale des charges de travail veulent être un minimum crédibles, elles ne peuvent continuer à être formulées, comme elles le sont encore (hélas !), dans les débats de la gauche, sur la base d’une idée d’un marché du travail datant du 19ème siècle, selon laquelle l’univers social serait divisé en actifs occupés et chômeurs. Cette séparation ne correspond plus à la complexité du marché du travail de l’époque post-fordiste qui se caractérise essentiellement par quatre phénomènes :

1) L’existence « d’emplois » qui ne permettent pas d’atteindre un niveau de revenu au-dessus du seuil de pauvreté. Ceci crée dans tous les pays développés, où le seuil de pauvreté est défini selon des standards conventionnels, une armée de working poors (travailleurs paupérisés).

2) L’intensification du phénomène chronique de l’absence d’emploi (joblessness), qui concerne plus particulièrement les jeunes privés d’un travail stable et permettant une identification sociale. Ces jeunes sont ballottés entre des emplois précaires les plus divers, qui ne permettent pas l’acquisition d’un statut professionnel et de la position sociale qui en découle.

3) la décentralisation productive des grandes entreprises réduit toujours plus la part de « noyau central » de la main d’œuvre présent sur le marché du travail des grandes et moyennes entreprises et accroît le nombre de sous-traitants par un système que le « toyotisme » a défini en termes de « cercles concentriques » : ce sont des regroupements d’entreprises à l’intérieur desquelles les conditions de travail sont de moins en moins réglementées au fur et à mesure qu’on s’éloigne du centre (l’entreprise-mère ou « donneur d’ordre ») jusqu’à la périphérie du système.

4) l’expansion du phénomène de miniaturisation de l’entreprise allant jusqu’à une forme d’entreprise individuelle, avec pour conséquence l’élargissement du secteur du travail « autonome » (indépendant).

Ces quatre aspects du post-fordisme ont entraîné l’allongement de la journée de travail sociale.

C’est de cette donnée qu’il faut partir. Si le point de départ de notre réflexion se veut réaliste, il faut partir non du problème du chômage, mais de celui de l’accroissement progressif du temps de travail. Nous devons prendre en considération non les horaires de travail contractuel mais les horaires de travail effectifs pour la simple raison que les quatre phénomènes énumérés ont lourdement influé sur la possibilité de réglementer le travail par voie syndicale ou normative dans les segments « marginaux » du marché du travail.

Mais ce n’est pas l’unique raison pour laquelle nous devons tenir compte des horaires de travail réels. En effet, même si nous prenons en considération le segment « central » du marché du travail, c’est-à-dire celui où existe une réglementation syndicale, nous pouvons constater que dans la dernière décennie, l’écart entre horaires conventionnels et horaires réels s’est accru.

En France, en ce qui concerne le travail ouvrier, c’est dans les grandes entreprises, à forte présence d’ouvriers taylorisés, et dans celles qui utilisent des processus de production en continu que l’horaire de travail est très réglé. En revanche, dans les P.M.E (qui emploient désormais plus de la moitié des ouvriers) et dans le secteur des services l’horaire de travail réel dépasse largement l’horaire hebdomadaire conventionnel, le travail de nuit et le week-end est très fréquent. (cf. Kramarz, 1986, cité par A. Prost « L’évolution de la sociologie française du travail » in L e mouvement social. Avril juin 1995).

De nombreuses recherches dont celles de Gabrielle Olini (Politica e economia janvier février 94 ) ont mis en lumière comment à partir des années 80, l’horaire conventionnel s’est réduit de 60 heures alors que l’horaire réel a augmenté lui de 90 heures par an. Les entreprises ont eu plus amplement recours aux heures supplémentaires, parce qu’une heure supplémentaire coûte moins cher qu’une heure normale. Déjà, vers le milieu des années 80, Ermanno Gorrieri, l’un des spécialistes du marché du travail en Italie, parlait du paradoxe des heures supplémentaires. Celui-ci est déterminé par le fait que le coût de l’heure supplémentaire ne prend pas en compte les heures payées mais non travaillées au cours de l’année (les vacances, les fêtes, les congés maladie).

En France, les contrats de travail courts (inférieurs au mi-temps) se sont multipliés, les entreprises pouvant, par la suite, avoir recours aux heures complémentaires qui, à la différence des heures supplémentaires, ne comportent pas un tarif majoré (cf. L. Bisault, C. Bloch-London, S. Lagarde et V. Le Corre, Données sociales, 1996).

Il y a donc eu un allongement de la journée de travail sociale, même dans le segment du travail le plus réglementé. Mais retournons à nos quatre points précédents.

Ces quatre phénomènes s’inscrivent dans la grande vague de déréglementation des rapports de travail, qui a caractérisé les économies développées dans le dernier quart de siècle.

Essayons d’examiner et de synthétiser chacun de ces quatre phénomènes ou aspects du travail post-fordiste.

1) Les recherches menées en Europe et aux États-Unis au début des années 80 sur le problème des « nouvelles formes de pauvreté » – je me réfère aux travaux du département de sociologie de l’université de Brême, coordonnés par le professeur Stephan Leibfried – avaient clairement établi comment la figure sociale caractérisée par des niveaux de revenu inférieurs au seuil standard, considéré comme seuil de pauvreté, n’était pas celle du chômeur mais celle du travailleur paupérisé (working poor). C’est-à-dire des citadins qui bien que disposant d’un travail – et en grande majorité d’un travail instable, précaire – ne réussissaient pas à la fin de l’année à obtenir un revenu supérieur au seuil de pauvreté.

L’Enquête Pauvreté menée en France par le Crédoc en 1995 (Consommation et modes de vie, Crédoc, septembre-octobre 1995) met bien en évidence que pauvreté et activité ne sont plus incompatibles. Aussi, un tiers des ménages «en difficulté » dispose d’un revenu provenant d’une activité professionnelle. Cependant, il s’agit pour la plupart (65%) de contrats précaires et, surtout, les salaires perçus par le couple ne dépassent pas le « seuil de pauvreté » car le salaire moyen est au-dessous du Smic. En fait, nombreux sont ceux qui travaillent dans le cadre d’un contrat aidé ou à temps partiel.

La commission Gorrieri qui a mené l’enquête sur la pauvreté en Italie, en arrive aux mêmes conclusions bien que des différences significatives apparaissent du fait qu’en Italie, il n’existe pas d’allocations chômage analogues à celles en vigueur en France, en Allemagne ou dans d’autres pays européens.

Une seconde commission d’enquête sur la pauvreté et l’exclusion, dirigée par Giovanni Sarpellon, fut instituée en 1990 et ses résultats rendus publiques en 1992 sous le titre : Le second Rapport sur la pauvreté en Italie.

Ce second rapport met en cause de manière radicale la polarisation entre l’univers des employés et celui des chômeurs en tant que clef d’interprétation du phénomène de la pauvreté. Il souligne également le développement d’une vaste « zone grise » située entre la pauvreté et la non-pauvreté, essentiellement déterminée par le second aspect du post-fordisme que j’appelle l’absence d’emploi (joblessness).

Concernant les working poors, il faut ajouter qu’ils sont, de fait, obligés d’accepter des horaires de travail dépassant largement les horaires conventionnels parce que leurs salaires horaires sont particulièrement bas.

2) Venons-en au second phénomène, celui du joblessness. Même ici l’enquête sociologique et statistique a fait le point sur ce phénomène. Rappelons, entre autre, le Rapport sur le travail et les politiques de l’emploi en Italie du ministère du travail et de la Sécurité sociale de 1988, coordonné par Aris Accornero. Il en ressortait clairement que le drame des jeunes Italiens n’était pas tant le « chômage » qu’une forte mobilité dans des emplois divers jusqu’à 30 ans et plus, et ce dans des conditions de précarité. Cette précarité est à l’origine du fait, plusieurs fois souligné, que les jeunes Italiens continuent à vivre chez leurs parents (même s’ils se sont mariés entre temps) dans une proportion largement supérieure à celle des jeunes des autres pays développés.

A partir des Enquêtes Emploi de l’INSEE, M. Meron et C. Minni mettent en évidence que si le taux de chômage chez les jeunes a fortement progressé ces dernières années en France (20% des actifs dans la tranche d’âge 15-29 ans est au chômage en 1994), les emplois eux, sont toujours plus précaires : 20% des jeunes de moins de 30 ans sont concernés par des formes particulières d’emploi (apprentissages, stages, CDD, intérim etc.). Depuis le début des années 90 ce sont surtout les contrats à durée déterminée qui progressent (les salariés sous CDD ont une rémunération inférieure de 6% à celle des salariés en CDI). Ce phénomène s’accompagne d’une augmentation importante des contrats à temps partiel : en 1995, 3,5 millions d’actifs travaillent à temps partiel, 52% ont moins de 30 ans.

Il est difficile de déterminer si le fait d’avoir un travail précaire est plus ou moins grave que le fait de devoir accepter des emplois divers ne permettant pas une réelle formation professionnelle (un jour machiniste de théâtre, un autre jour distributeur de publicité et le lendemain maquettiste PAO).

Ici également nous nous trouvons face à un phénomène analogue à celui des working poors – je dirais même que les deux univers se superposent par certains aspect – notamment parce que les emplois que le jeune doit accepter sont soumis à des horaires qui de fait dépassent les 8 heures journalières à raison de 6 à 7 jours par semaine. Sur un marché du travail de ce type, aussi déréglementé, le concept de « rémunération des heures supplémentaires » devient toujours plus flou.

Il est vrai toutefois qu’une bonne part de ces « emplois » est effectuée selon la formule du temps partiel. Mais à ce propos il me suffira de citer un document officiel L’emploi dans l’Europe de 1994 publié par la Commission européenne, où il est dit :

« La proportion des individus normalement employés entre 10 et 29 heures par semaine dans l’industrie et dans les services des pays de la Communauté, entre 1983 et 1992, a beaucoup moins augmenté que le pourcentage des emplois classés comme étant à temps partiel. En d’autres termes, poursuit le rapport de la D. G. 5, « une part significative de la croissance apparente de l’emploi à temps partiel semble devoir être attribuée à un plus grand nombre d’emplois considérés comme étant à temps partiel plutôt qu’à temps plein, et non à une augmentation du pourcentage de personnes travaillant à temps partiel. »(p.119).

En d’autres termes, les horaires des travailleurs à temps partiels se rapprochent de plus en plus des horaires des travailleurs à temps plein : une jeune fille sera embauchée à temps partiel pour 4 heures par jour mais en fait elle devra en faire 8.

En conclusion, concernant les deux premiers aspects du post-fordisme, la tendance est à la prolongation de la journée de travail, dans une précarisation tendant à faire accepter sans discussion ces nouveaux rapports de travail. La conception de base du salaire, ayant historiquement évoluée sur le modèle d’une rémunération mesurée par l’unité de temps (salaire horaire ou salaire mensuel) disparaît complètement. La rémunération désormais se détache de l’unité de temps.

On pourrait m’objecter que les deux aspects du post-fordisme que j’ai succinctement analysés ne concernent cependant que des « segments marginaux » du marché du travail. Comment cela se passe- t-il pour le « segment central », considéré dans les points 3 et 4 ? Est-ce que là aussi se vérifient les mêmes phénomènes d’allongement de la journée de travail sociale?

Ma réponse est oui. Notamment dans le quatrième aspect, celui relatif à la miniaturisation de l’entreprise, où l’allongement de la journée de travail s’avère une évidence.

Dans le segment central du marché du travail, comme nous l’avons vu, la nette augmentation des heures supplémentaires a amené un allongement de la journée de travail. Ceci n’est toutefois qu’un aspect de la question. Un autre aspect concerne la décentralisation productive.

3) Essayons d’analyser une grande entreprise – industrielle ou de services – et de suivre le schéma organisateur du toyotisme.

Il est fondé sur le concept de réseau organisé – ce qui révèle l’importance de l’entreprise-mère dans le toyotisme – en cercles concentriques. Le centre (core) est constitué de l’entreprise-mère et les divers cercles l’entourant correspondent aux groupes de fournisseurs et aux sous-traitants auxquels est confié, selon des relations de partenariat très contraignantes, l’exécution de tâches déterminées, la fabrication de composants précis du produit final, la fourniture de services etc..

Au fur et à mesure que l’on s’éloigne du centre et que l’on se rapproche des cercles les plus « externes », le degré de réglementation des rapports de travail est de plus en plus faible et en général les horaires de travail journaliers tendent à augmenter.

Déjà en 1979, B. Coriat observait que dans la grande industrie, telle l’industrie du pétrole, seulement un ouvrier sur cinq (soit 50 000 sur 220 000 au total) était employé directement par les compagnies pétrolières. Pour les autres, ceux qui travaillent dans les entreprises de sous-traitance généralement de petite taille, les conditions de travail sont plus précaires et les horaires de travail ne sont pas réglés.

Quand nous voulons raisonner sur le temps de travail de l’usine toyotiste, nous ne devons pas uniquement prendre en considération la journée des travailleurs du centre, du « noyau central » de la force de travail, mais tenir compte de l’ensemble des journées de travail de tous les opérateurs qui, de l’extrême périphérie au centre, concourent à la fabrication du produit final.

La journée de travail sociale est donc représentée par la somme des régimes horaires en vigueur dans tout le système et pas seulement dans le noyau, c’est-à-dire l’entreprise-mère. Si dans l’usine intégrée fordiste, par exemple une usine automobile, la force de travail avait un régime horaire unique, dans le système décentralisé toyotiste, nous avons autant de régimes horaires que de nœuds dans le réseau, ou, si l’on veut, de cercles concentriques.

Si l’on songe désormais qu’en 2000 ou 2010, 70% du produit fini dans l’industrie automobile sera fabriqué et en partie assemblé à l’extérieur de « l’entreprise-mère », nous pouvons avancer l’hypothèse d’un système dans lequel le noyau dur central deviendra de plus en plus petit, et l’ensemble des cercles concentriques de plus en plus large.

En général les syndicats arrivent à réglementer (à réduire) l’horaire de travail mais uniquement dans « l’entreprise-mère » et dans le cercle concentrique le plus proche du noyau dur, et difficilement dans les cercles plus externes. Il en résulte qu’à une réduction d’heures de travail dans le core manpower, correspond une augmentation des fonctions de production dans les cercles concentriques où les horaires de travail sont plus longs.

En fait le toyotisme n’aurait pu être imaginable sans l’existence d’une myriade de petites et moyennes entreprises avec des taux d’exploitation élevés de la force de travail, surtout féminine, avec des horaires prolongés et ceci réitéré sur 6 à 7 jours dans la semaine. Pour comprendre le toyotisme, il faut connaître les défaites subites non seulement par le mouvement syndical mais aussi par le mouvement féministe japonais en matière de réglementation du travail nocturne des femmes. En réalité, pour être précis, même dans l’entreprise-mère le modèle toyotiste se caractérise par des horaires extrêmement longs. Le Japon est le pays où la mort par surcroît de travail a un nom : karoshi. Le phénomène a tant d’ampleur qu’un « Comité de défense national des victimes du karoshi » est né. Nous apprenions en 1990, par une publication de ce comité, que la durée de travail annuelle à Toyota s’élevait en 1987 à 2213 heures.

Un autre exemple, celui des districts industriels, confirme les phénomènes analysés jusqu’ici. La littérature sur les districts industriels est vaste, mais presque exclusivement consacrée aux aspects organisationnels du modèle, au contexte socio-politique qui en a permis le développement sans conflictualité, à la casuistique des régimes de flexibilité. Les études sur les conditions de travail dans les districts industriels italiens, et donc sur les régimes horaires en vigueur sont très insuffisantes, pour ne pas dire inexistantes.

Par ailleurs, les districts industriels ont été le fleuron de la gauche, un modèle de développement sans conflit de classes, opposé à la terrifiante image de la grande usine fordiste, secouée par les grèves et ébranlée par l’autonomie ouvrière.

Avec les districts industriels, la gauche a acquis une véritable crédibilité auprès de l’administration américaine, davantage qu’avec son inconditionnelle adhésion à l’Otan. (Rappelons-nous l’enthousiasme avec lequel récemment le ministre du Travail du président Clinton les prenait comme modèles pour l’avenir).

Ont alors débarqué en Italie des chercheurs des plus prestigieuses universités américaines pour étudier ces districts, et nous leur devons ( sans doute parce que la déontologie de la recherche universitaire américaine aux USA n’a pas encore subi la dégradation qu’elle a connu en Italie) les quelques données sur les conditions et les horaires de travail dans les districts industriels italiens. Je me réfère notamment à Ben Harrison, à Mark Lazerson et à d’autres.

Nous avons appris ainsi, cette fois d’un des chercheurs italiens les plus sérieux, Patrizio Bianchi, directeur du laboratoire de Politique Industrielle de Nomisma, que les « journées de travail de 12 à 14 heures sont considérées comme normales. »

Afin de compléter l’analyse des horaires de travail et des régimes horaires induits par le développement du post-fordisme, il faut également prendre en compte un secteur très important : celui du transport des marchandises[[S. Bologna travaille depuis une dizaine d’années sur le secteur des transports de marchandises, aussi bien en tant que chercheur qu’en qualité de consultant auprès des institutions européennes et des entreprises. Ndt.

En repensant un instant au schéma toyotiste des cercles concentriques et en réfléchissant au fait que la globalisation des marchés a même permis de localiser ces cercles à des milliers de kilomètres de l’entreprise-mère, nous comprenons facilement comment un des effets les plus macroscopiques du post-fordisme a été de créer un système de production faisant un usage intensif des moyens de transport. Pour relier les différents nœuds du réseau, ou les différents acteurs situés dans les cercles concentriques, il faut des moyens de transport et une force de travail pour les conduire, organiser les circuits et les contrôler.

Le secteur des transports de marchandises est donc l’un de ceux où la journée de travail est la plus longue. Par ailleurs, selon le rapport de la DG5, déjà cité, le travail dans les secteurs des transports en Europe présente le taux le plus élevé de travail nocturne. Aussi, afin de calculer la journée de travail sociale nécessaire à la production d’une voiture ou de n’importe quel autre produit, nous ne devons pas oublier d’y intégrer les horaires de travail des employés des transports qui relient les différents points du réseau. Comme le montrent les études menées sur le temps passé dans les transports par les artisans des districts industriels, ce temps peut même représenter 4 ou 5 heures journalières (heures qui s’ajoutent aux heures passées devant la machine opératrice).

4) Nous parvenons au quatrième et dernier aspect du post-fordisme, celui, à mon avis, le plus caractéristique : la miniaturisation de l’entreprise, ou l’extension des formes de travail « autonome » (indépendant).

Il s’agit d’un phénomène qui intéresse particulièrement l’Italie où, au 31 décembre 93, le Cerned recensait 2 378 000 entreprises individuelles.

D’après les données d’ASPO de la chambre de commerce de Milan, qui dispose du centre d’archives italien le plus à jour sur les entreprises et sur l’emploi, en 1992, 367.500 entreprises individuelles exerçaient une activité et employaient 729 500 personnes (chaque entreprise individuelle comprend au moins un collaborateur).

Or, ces données ne recouvrent que les entreprises enregistrées à la chambre de commerce. Si nous ajoutons à ces chiffres ceux relatifs au travail indépendant sans obligation d’enregistrement à la chambre de commerce, et les données sur le travail indépendant associatif, nous pouvons estimer à environ 10 millions le nombre de personnes qui gravitent autour de la galaxie du travail indépendant en Italie[[En 1994, on compte en France 2,6 millions de travailleurs indépendants. 58% des 300 000 nouvelles entreprises créées est constitué d’entreprises individuelles. 46% des créateurs d’entreprise est représenté par des anciens demandeurs d’emploi, 43% par des actifs occupés et 11% par les inactifs (INSEE, enquête SINE, 1994). Ndt.

Certains soutiennent, comme Martini, de l’université d’État de Milan, que ce phénomène, se vérifiant en particulier dans les secteurs des « services aux entreprises », n’est que le reflet d’une externalisation des fonctions des grandes et moyennes entreprises. Ce qui expliquerait aussi la forte diffusion de ces formes de travail indépendant dans les régions « fortes », où la présence d’entreprises de grande taille a été historiquement plus significative.

Je partage sa thèse. En fait, le travail indépendant proprement post-fordiste se distingue du travail indépendant traditionnel (essentiellement commerce et services de restauration) par le grand professionnalisme qui lui est demandé.

Les entreprises auraient ainsi externalisé ces fonctions qui réclament le plus d’investissements en « capital humain », faisant porter à une multitude d’individus isolés les coûts, très élevés, de la formation et de l’innovation technologique.

Dans la littérature courante, en particulier anglo-saxonne, et dans celle relative aux pays de l’Est, (voir en particulier les rapports présentés au Premier Congrès international sur le travail indépendant, Nimégues, 1992), il est en revanche souligné que le travail indépendant est l’effet d’une crise du Welfare state plutôt que d’une crise de l’emploi : il ressort des stratégies individuelles de survie, expression de la lutte contre la misère plutôt que d’une auto-valorisation et d’une auto-détermination des sujets. La littérature anglo-saxonne préfère en effet dire self employment que independant work.

Or, dans les articles que j’ai écrit sur le sujet, j’ai toujours beaucoup insisté sur la caractéristique du travail autonome des horaires de travail extrêmement longs ; cela a largement contribué à l’allongement de la journée de travail sociale et ceci est une conséquence des mécanismes objectifs du marché. J’ai réfuté par cet argument l’interprétation myope de la gauche qui ne voyait dans le travail indépendant que la course à l’auto-exploitation par l’irrépressible besoin d’enrichissement des individus. Je ne veux pas parler d’autres aberrations de la gauche, pour qui les travailleurs indépendants seraient des champions de l’évasion fiscale, des ennemis objectifs de la classe ouvrière et de l’équilibre du budget de la Sécurité sociale ; accusations qui pourraient être valables pour le travail autonome traditionnel ou pour celui de certaines professions libérales mais pas pour des travailleurs qui, opérant dans le secteur des « services aux entreprises », sont obligés par la nature même du contrat, à facturer chacune de leur prestation ; le travail « au noir » est plutôt « la deuxième activité » des travailleurs dépendants.

A l’époque où j’écrivais mes articles sur le travail indépendant, je ne disposais pas de données sur les horaires de travail. Aujourd’hui, la Communauté européenne a décidé de suivre ce secteur, même sur le plan des horaires de travail et c’est pour cela que le rapport de 1994 de la DG5 fournit pour la première fois quelques éléments très intéressants. Ainsi, nous pouvons lire :

« Les différences d’horaires les plus significatives ne se constatent pas au niveau intersectoriel, mais entre travailleurs autonomes et salariés »…

« En 1992, dans l’ensemble de la Communauté, pour 51% des travailleurs autonomes hommes employés dans l’industrie et les services, et pour 32% des femmes, la semaine de travail moyenne était égale ou supérieure à 48 heures (…) Les travailleurs indépendants représentent au moins la moitié des travailleurs aux horaires longs de la Communauté (…) le travailleur indépendant ne peut s’assurer le succès commercial, ou du moins un niveau de revenu décent, sans travailler de nombreuses heures par semaine ». Le rapport souligne également que « les travailleurs indépendants risquent, plus que les salariés, de descendre au-dessous du seuil de pauvreté. »

Ces quelques phrases me semblent plus que suffisantes pour illustrer la situation concernant le quatrième et dernier aspect du post-fordisme[[En France, le pourcentage de travailleurs indépendants dont l’horaire hebdomadaire dépasse 48 heures est parmi les plus importants en Europe : proche de 60% en 1983, ce pourcentage se rapproche de 70% en 1992. Chez les femmes ce pourcentage est plus faible, il atteint néanmoins 50% (cf. rapport 1994 de la D.G5 Communauté européenne). Ndt.

Voici donc la situation. Quelque soit le point de vue adopté pour observer le marché du travail post-fordiste, quelque soit le segment de ce marché, un seul élément se détache : l’allongement de la journée de travail sociale.

Pendant que le post-fordisme contribuait à l’allongement de la durée du travail, des intellectuels de gauche s’entichaient d’idéologies technocratiques, épousant la thèse d’une réduction du temps de travail suite à l’automatisation, et que l’homme, finalement libéré des chaînes du travail, aurait pu se consacrer à d’autres activités.

Le problème du socialisme ne serait plus de réglementer le travail mais d’organiser le temps libre. Plus question de « se salir les mains avec un emploi bassement matériel », il s’agirait uniquement de belles activités de l’esprit, de relations sexuelles, de musique et de danse, de lecture et de déclamations poétiques, dans un nouveau monde socratique régulé par les ordinateurs.

Le problème ne serait plus celui de réglementer le travail, mais bien de réglementer le non-travail. Ainsi, nombreux sont ceux qui, à gauche, commencèrent à penser qu’ils pouvaient faire de la politique en se désintéressant des rapports de travail, et se sont retrouvés complètement à la merci des idéologies néo-libérales.

Les femmes ont été les seules à n’avoir pas perdu le sens des réalités. Nous pourrions mettre ceci au compte du hasard si les études les plus intéressantes sur le prolongement de la journée de travail, sur le travail autonome, précaire, sur les caractéristiques du travail à l’époque post-fordiste, n’avaient pas été écrites par des femmes. On peut rappeler en particulier le livre de Juliet Schor The overworked American. Elle s’est confrontée dans d’autres essais à la thématique de la réduction du temps de travail. Dans une approche assez éloignée de celle, réductrice et démagogique, souvent employée, elle entrecroise les problématiques des travailleurs à celles de la société dans son ensemble, la division des rôles entre hommes et femmes dans le travail domestique et la « culture de la consommation ».

En conclusion, je reste sceptique sur la possibilité d’inverser la tendance à l’allongement du temps de travail. Les réductions d’horaires peuvent être uniquement réalisées dans les secteurs où la réglementation syndicale a un poids et où la stabilité de l’emploi est relativement garantie, c’est-à-dire dans le secteur public. Dans le secteur privé la majeure partie du travail est désormais soustraite aux mécanismes de contrôle et de réglementation. Je ne connais pas un parti capable de légiférer sur les horaires de travail et de fairerespecterces lois. Écartons l’idée de résorber le chômage avec la réduction du temps de travail. Ou l’on introduit le salaire garanti pour tous, ou l’on relance une politique active de l’emploi entièrement soutenue par l’État. A mon avis la cause profonde du chômage n’est pas le surcroît de travail, ni la substitution des machines à l’homme, mais la financiarisation de l’économie, du fait, comme disait Marx que le profit se crée de plus en plus ex nihilo, et de moins en moins grâce à la production de marchandises et de services. La réduction du temps de travail, dit Juliet Schor, (et elle a raison), signifie acceptation généralisée d’un abaissement du niveau de consommation ou modification radicale du mode de consommation. La première solution est difficile dans une économie qui voit par l’inflation s’accroître l’appauvrissement de celui qui travaille ; la seconde solution est une façon de ne pas parler de révolution sociale. Il est impossible de répartir la durée du travail sans répartir les revenus. Partager le revenu signifie remettre en question les différences sociales. On revient alors aux origines du mouvement ouvrier. Ce ne serait pas plus mal..

Malgré mon scepticisme, si nous voulions insister sur le thème de la réduction du temps de travail, il faudrait prendre en considération les segments singuliers du marché du travail et trouver des stratégies de réformes spécifiques à chacun d’eux. Mon unique conseil serait : affronter ces problèmes avec honnêteté intellectuelle et le sens des réalités.