Le Monde 09 11 05Pourquoi ça ne s’arrange pas ? Pourquoi tout ce qu’on a fait ne marche
pas ? Les événements actuels ne représentent pas le problème des
banlieues ; ils sont la conséquence et le symptôme d’une impuissance
généralisée des institutions à laquelle il faut de toute urgence
apporter remède.
Deux raisons principales à cette impuissance. La première est qu’on
cherche des solutions à des problèmes qu’on ne connaît pas. Les
différents milieux de la société française sont désormais fermés les uns
aux autres : qui ne vit pas en banlieue ne sait pas ce qui se passe
vraiment en banlieue. Chaque milieu vit avec sa propre information et je
dirai même sa propre propagande. La seule information commune est
déversée d’en haut et elle est parasitée par l’idéologie, sécuritaire
d’une part (la faute aux bandes délinquantes), victimisante de l’autre
(la faute au chômage).
Mais pourquoi ne possède-t-on pas les informations pertinentes ? En
premier lieu, les habitants des quartiers ne prennent pas facilement la
parole pour raconter ce qu’ils savent, par peur des représailles
parfois, par sentiment d’impuissance ou absence de confiance dans les
institutions souvent.
La peur des représailles existe également dans les institutions :
baptisée parfois “droit de réserve”, elle ne permet pas de raconter à
l’extérieur les torts et les failles de l’institution.
Il faut dire également que les filtres idéologiques empêchent la
divulgation d’informations importantes. On racontera les excès et les
fautes du camp adverse, sans véritable connaissance ni compréhension. On
diabolisera la police et ses interventions ou on fera des
généralisations abusives sur les habitants, jeunes et adultes, des
quartiers de banlieue. Le résultat est que, l’information n’étant pas
partagée, l’ignorance du monde de l’autre augmentera les malentendus,
renforcera les préjugés et finira par engendrer la peur et la haine.
La deuxième raison de l’impuissance des institutions, c’est qu’elles
sont tout simplement inadaptées. Cela se manifeste d’une part par
l’absence de formation, de préparation et d’accompagnement des agents en
situation difficile, et d’autre part par le caractère anachronique d’un
fonctionnement institutionnel qui n’utilise pas l’intelligence et la
créativité des agents de base.
D’où un climat de violence sourde qui mine les relations entre les
différents niveaux de l’institution. Cela est vrai pour la police, mais
également pour le travail social, l’école et même… les médias.
Cette impuissance conduit à une irresponsabilité bien partagée. C’est
toujours l’autre qui fait mal. On accuse, on dénigre, on cherche des
causes extérieures et on a souvent raison, puisque tous, familles,
jeunes, responsables institutionnels et politiques, élus, syndicats,
policiers, travailleurs sociaux, enseignants, journalistes ? – j’en
passe et j’en ai des preuves ? – ont à des degrés divers une part de
responsabilité dans le désordre et le malheur ambiants.
Mais dire que tout le monde est responsable revient à exonérer chacun de
sa responsabilité. Alors il serait temps qu’on se mette à dénouer
sérieusement l’écheveau des responsabilités multiples qui conduisent à
la crise de confiance actuelle. Les gouvernements successifs ont cherché
des solutions à coups de dispositifs particuliers, de subventions et
d’aménagements architecturaux. Mais l’habitude technocratique a fait
oublier que les dispositifs étaient gérés et rendus opérationnels par
des êtres humains et, en même temps, vécus, subis par d’autres êtres
humains, les uns et les autres animés de passions, d’émotions et
d’intérêts parfois antagonistes.
Pour suivre le changement, s’adapter à lui et l’accompagner, les êtres
humains eux aussi doivent changer. Or ils ne le veulent pas ou ne le
peuvent pas toujours, en particulier par peur des conflits.
L’heure est pourtant venue de regarder en face les réalités qui
dérangent, afin de créer une véritable intelligence collective qui
permettrait de comprendre la complexité et l’interdépendance des
phénomènes.
Sans cette démocratisation de la parole et de l’intelligence, nous
allons tout droit vers cette guerre civile qui est déjà dans les têtes,
nourrie par les accusations réciproques, les malentendus et l’absence de
relations.