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Entretien avec Toni Negri

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A paraitre dans le N° de Mars- Avril de la revue ” le Philosophoire” http://le.philosophoire.free.fr

Le Philosophoire : Votre parcours intellectuel présente une grande cohérence – le projet de penser l’immanence du réel sur la base d’une « méthode » matérialiste : si vous avez rompu avec le marxisme à la fin des années 1970, c’est parce que, selon vous, ce mode de pensée s’était figé en un discours dogmatique qui avait réifié les catégories du Capital en une grille de lecture du monde réductrice et appauvrissante, et se trouvait dès lors incapable de prendre en compte l’activité de la subjectivité révolutionnaire.
L’ouvrage que vous publiez en 1979, Marx au-delà de Marx (Christian Bourgois), constituait à cet égard un effort pour dégager le noyau d’une méthode « matérialiste-subjectiviste », attentive aussi bien aux transformations historiques objectives qu’au processus d’auto-constitution de la classe ouvrière comme classe révolutionnaire : « …La méthode matérialiste, dans la stricte mesure où elle se trouve complètement subjectivée, totalement ouverte vers l’avant, créatrice, ne peut être enfermée dans une quelconque totalité dialectique ou unité logique » (p. 34). Cet au-delà de Marx serait à découvrir en définitive chez Marx lui-même, en ceci qu’une dimension de la pensée marxienne fait signe vers un matérialisme révolutionnaire plus général, déjà présent chez Machiavel et Spinoza. Est-ce ainsi qu’il faut comprendre le sens de votre rupture avec le marxisme ? Abandonner le marxisme, voire Marx lui-même, pour retrouver le « vrai » matérialisme ?

Toni Negri : En fait, j’ai beaucoup vécu dans la réalité des luttes ; j’étais un agitateur, j’ai commencé dès le début des années 60 à me livrer à des activités politiques. Je venais d’une formation philosophique classique, je préparais ma thèse sur le jeune Hegel avec Hyppolite ; après j’ai travaillé sur Kant et les évolutions du formalisme kantien dans la philosophie du droit. J’avais travaillé aussi sur l’historicisme allemand – Dilthey, Weber notamment. C’est à partir des années 60 que j’ai commencé à faire de la politique, d’une manière assez différente de ce que faisait le parti et le mouvement ouvrier « officiel » : il s’agissait d’aller voir ce qui se passait dans les usines.
Au même moment, j’ai commencé à relire Marx – à le relire, car j’avais lu Marx avant mais sans vraiment le lire en réalité : j’étais communiste avant d’être marxiste, un communisme que j’avais construit dans les kibboutz en Israël où j’avais vécu quand j’étais petit. C’est donc comme ça que j’ai commencé à relire Marx, en faisant de la recherche pratique, de l’enquête, de la « recherche-avec » comme on disait alors, recherche avec les ouvriers : on allait dans les usines voir comment la production se passait, quels étaient les rapports entre les uns et les autres, comment on faisait pour construire un discours, comment se vivait la journée de travail. C’était cette recherche des dispositifs qui maintenaient la vie ouvrière, autant dans la société qu’à l’usine, et qu’il fallait reconstruire d’en bas. C’est cela qui était à la base de ma relecture du marxisme ; je relisais les grandes œuvres marxiennes, aussi bien les œuvres historiques que les œuvres théoriques, en essayant de comprendre comment l’exploitation de la force de travail et l’organisation sociale pour la reproduction de ce système de vie était mises en place au point de vue subjectif, parce que le point de vue subjectif était en fait le seul qui pouvait déterminer les luttes.
Mon problème avec le marxisme n’était pas de découvrir des lois qui en général pouvaient régir la société, mais de comprendre comment, dans ce système d’exploitation qui était évident, les gens pouvaient commencer à penser à se libérer, à construire des alternatives vitales et politiques. Donc, pour moi, la relecture du marxisme, et surtout sa réinvention, était une chose fondamentale, mais avec beaucoup d’autres camarades – je ne suis pas un philosophe, je suis quelqu’un qui a toujours vécu dans des situations collectives, j’ai travaillé avec beaucoup d’autres gens : à partir de 1956, c’est-à-dire de la révolution hongroise, et de la crise qu’il y a eut dans le Parti communiste italien ainsi que dans les syndicats, beaucoup de monde a commencé à se demander s’il n’y avait pas une autre façon d’imaginer le socialisme, les luttes, l’organisation – plus généralement le projet de transformation de la société.
D’ailleurs, je crois que Castoriadis aurait pu vous expliquer cela mieux que moi, car c’est le même chemin que suivait Socialisme ou Barbarie, ou même des gens qui ont vécu le passage du structuralisme au post-structuralisme en France : il y a eu cette grande convergence, cette coalition générale de la pensée entre les années 50 et les années 60, jusqu’en 1968. Mai 68, ce n’est pas la révolution des étudiants, c’est une révolution qui touche même à l’interprétation générale de la société qui existait alors ; c’est – je crois – la première grande crise collective du marxisme en tant que théorie de la société.
J’ai donc repris la lecture de Marx, et j’ai arrêté pratiquement d’écrire vers 1962-1963, ce sont mes derniers textes liés justement à Hegel, à Kant, à la philosophie allemande – tout ce qui concernait mon travail de thèse. J’ai recommencé à écrire en 68-69, à partir de cette nouvelle lecture de Marx : cela commence avec une relecture de Keynes, ce qu’on appelait le réformisme du capital, le « new-deal », toute l’évolution du capitalisme américain et des luttes de classe en Amérique. Après, je suis passé à une relecture des Grundrisse. Et c’est en 1977, alors que je me trouvais en France, parce qu’en Italie je commençais à être regardé avec un peu de suspicion, qu’Althusser m’a invité à tenir des cours à l’ENS d’Ulm ; c’est là que j’ai organisé ce cours sur « Marx au-delà de Marx » : je commençais à voir dans les Grundrisse – une œuvre qui prépare Le Capital, une œuvre d’un point de vue conceptuel beaucoup plus tumultueuse, avec beaucoup d’hypothèses qui ne sont pas encore fermées et renfermées dans un langage définitif – comment, par exemple, l’analyse historique joue directement dans la construction des concepts et dans la construction du projet marxien. C’est à partir de là que j’ai commencé à redéfinir le concept d’exploitation, le concept de classe ouvrière, celui de mondialisation également, tous les concepts qui resteront par la suite liés dans les phases successives de mon travail.
A ce même moment, je me suis remis à lire Spinoza. C’était un auteur important dans cette période – autour de 68, ou après 68 -, il y avait la lecture que Deleuze avait fait de Spinoza, quelque chose qui m’a touché immédiatement ; Alexandre Matheron venait également de sortir son grand livre sur Spinoza, et même Althusser s’intéressait à Spinoza. Il y avait aussi toute une littérature beaucoup plus académique, avec Gueroult notamment, qui était derrière tout ça. Pour moi, la référence à Spinoza était liée à la nécessité de soutenir un nouveau cadre d’interprétation, disons « subjectif », même si le terme signifie beaucoup trop de choses et reste un peu vague : la subjectivité, pour moi, c’est toujours un ensemble de singularités qui se trouvent dans des moments et des événements précis, ou plutôt une série de choix singuliers touchant à des moments de rupture, des mouvements collectifs dans lesquels la subjectivité devient trans-individuelle, et qui forment des moments constitutifs. Mon problème, plus que la subjectivité, c’est la constitutivité du sujet ou de la singularité.
C’est pour cela que je peux, sur certains points, reprendre Marx, surtout cette idée que ce sont les luttes, les grands mouvements historiques qui créent même les structures de contrôle dont celles-ci dépendent, et qui deviennent de plus en plus importantes. Dans une telle construction, la transformation historique est interprétée comme cet affrontement qui n’est justement plus dialectique, c’est évident, puisque si ce sont les subjectivités ou les singularités agissantes, constitutives qui déterminent les bouleversements historiques, alors ce n’est pas une téléologie qui peut être mise en place, mais c’est plutôt le risque, la lutte, le moment de décision, ce que j’appellerai par la suite le Kairos, qui seront déterminants. Une lecture de Marx, qui est donc une lecture que l’on peut situer dans ce climat historique de révision, de refonte du marxisme traditionnel, mais qui, d’un autre côté, reste fidèle à Marx parce que le problème était, et reste toujours, d’expliquer l’exploitation, de voir ce qui pousse vers une transformation radicale du monde, à la résistance, au refus. Dans les années 60, j’avais écrit beaucoup de petits essais qui sont des textes à moitié philosophiques, à moitié d’agitation directe : il y a donc toujours eu dans ce que je faisais un échange continu entre la réalité politique et théorique du mouvement. J’ai d’ailleurs retrouvé ensuite chez Foucault une méthode assez semblable, et c’est pour ça, je crois, qu’en réalité Foucault était confronté aux mêmes problèmes que nous, des problèmes que nous avons encore actuellement.

P. : Vous faites un usage fréquent du mot « tumulte » emprunté à Machiavel. Chez Machiavel, dans « Sur la première Décade de Tite-Live », le terme est associé à la restauration ou à l’invention de la liberté, aux moments de rénovation politique. Le tumulte accompagne toute irruption de la liberté créatrice, ou de la création de la liberté. La turbulence, l’agitation, et, dans la même lignée sémantique, le désordre, les cris et le bruit sont liés à la crise politique, à la problématique de la révolution. « Si on condamne la turbulence, on condamne le principe de la liberté », écrit Machiavel au chapitre IV. « Les soulèvements d’un peuple libre », poursuit-il, « sont rarement pernicieux à sa liberté. Ils lui sont inspirés communément par l’oppression qu’il subit, ou par celle qu’il redoute ». La multitude se manifeste dans des moments de turbulence, au moment des querelles entre les sujets et le Sénat dans la République de Rome par exemple. La multitude est alors, je cite, « fortement frappée de la nécessité du changement ». Vous-même parlez du « projet de la multitude » en tant que puissance constituante.
Mais qu’est-ce qui peut lier les membres de cette puissance constituante disséminée, en dehors d’un contexte marxien de lutte des classes, sur quel terrain peuvent-ils se rencontrer puisque la notion d’intérêts communs, qui présuppose une théorie contractuelle du pouvoir, la transcendance de l’Etat et l’idée d’une souveraineté coordinatrice ne convient pas ? Si le commun est produit par des pratiques, affects, désirs, échanges sans constituer pour autant un corps politique puisqu’il n’agit pas à partir d’un principe d’identité, comment se manifeste, concrètement, sa résistance à l’oppression et l’invention de valeurs nouvelles, son énergie transformatrice ? Comment l’individualisme du désir, même lorsqu’il y a cohérence ou communauté de désirs, peut-il devenir une loi de fonctionnement collectif, un principe d’avenir fédérateur, constituer une force historique, solidariser les singularités ?
A cela s’ajoute le constat que les liens sociaux sont aujourd’hui de moins en moins territoriaux, que la tendance, qui suit le développement des techniques, est à la déterritorialisation des réseaux affinitaires. Quelle responsabilité collective peut accompagner, alors, ce nouveau mode d’être au monde ?

T.N. : Il y a chez Machiavel, cela semble évident, cette idée – qui n’est pas seulement l’idée du maintien de la liberté ou de son renforcement – mais renvoie à quelque chose de très matériel, par exemple la lutte des travailleurs de la laine pour maintenir cette puissance de la liberté, c’est-à-dire la lutte d’une des classes les plus exploitées de la société florentine aux 13ème et 14ème siècles. Je pense qu’il y a une sorte de dialectique matérialiste dans le discours de Machiavel, qui est très fort de ce point de vue, quoique je ne l’appellerais plus « dialectique » aujourd’hui : cette idée d’un antagonisme extrêmement fort, soutenu en plus par l’analyse que Machiavel fait de la République romaine, notamment du comportement de la plèbe romaine, et même une analyse de la structure de cette République dans laquelle le maintien de la liberté passe à travers les comices du peuple.
Tout cela, je crois, fait partie de cette grande tradition du matérialisme, de cette grande histoire qui n’a pas été écrite. Car le matérialisme n’a jamais eu une histoire, l’histoire de la philosophie ne connaît pas l’histoire du matérialisme. Le matérialisme est toujours présenté comme une pensée en opposition, une pensée du paradoxe, en contradiction avec le courant dominant de la philosophie caractérisé par le développement de la transcendance. Pour moi, cela a été très important de redécouvrir ces éléments matérialistes, dans la perspective d’une construction de l’immanence en philosophie politique, surtout si l’on considère que toute l’histoire de la métaphysique et de l’ontologie est en réalité une histoire politique. Il fallait essayer, sur un mode en quelque sorte phénoménologique, de fixer les différents noyaux subjectifs du matérialisme qui sont très différents selon les époques : car il est évident que les ouvriers de la laine de Florence au 14ème siècle, ce n’est pas la même chose que la classe ouvrière au 19ème siècle, ou que les gens qui se battaient pour la liberté au 17ème siècle dans la Hollande de Spinoza.
Il faut dégager les formes spécifiques du travail et de l’exploitation ; c’est pour moi fondamental, et de ce point de vue, je suis toujours marxiste. Il reste en effet, pour moi, central de savoir qui est le sujet, et de comprendre comment ce sujet est matériellement organisé : quel est l’axe autour duquel sa volonté s’organise ? Comment se structure son langage ? Comment ses besoins et ses désirs s’impliquent-ils mutuellement ? C’est à travers ces questions qu’on peut arriver à définir ce concept de multitude qui n’est jamais identique selon les époques : la multitude pour Machiavel, ce n’est pas la multitude d’aujourd’hui ; la multitude est un concept historique, et donc comme tout concept historique, il faut le déterminer. Sans doute la multitude pour Machiavel signifie-t-elle un ensemble d’ouvriers presque professionnels possédant une certaine capacité de bien travailler la laine et la soie ; aujourd’hui, ce serait plutôt les capacités de travail extrêmement qualifiées.

P. : Justement, qu’est-ce qui aujourd’hui peut, selon vous, lier toutes ces singularités constituant la multitude ?

T.N. : Pour la classe ouvrière, par exemple, cela semble très clair : la classe ouvrière est une des formes de multitude qui se sont révoltées contre le pouvoir. Cette forme ouvrière est évidemment très singulière : il s’agit d’un travail massifié, indifférencié. La forme de son organisation productive lui est imposée de l’extérieur, et donc la forme de son unification en tant que masse est à chercher en dehors d’elle-même. Une invention comme celle du parti dans l’histoire du mouvement ouvrier a dépendu de la forme dans laquelle le travail se développait : les ouvriers n’avaient pas la possibilité d’être autonomes ; ils avaient besoin d’une direction, d’une avant-garde, donc de quelque chose qui venait du dehors.
La question aujourd’hui est de comprendre si, dans la condition dans laquelle la multitude se forme en tant qu’ensemble de singularités – travail immatériel, intellectuel, affectif, relationnel – la capacité de s’auto-diriger n’est pas interne à la forme dans laquelle celle-ci produit. Je veux dire par là que la multitude d’aujourd’hui est caractérisée par cette nouvelle forme sociologique de « mise en commun », qui n’est plus la même que celle de la classe ouvrière. Pour celle-ci, le commun était une réalité devant être exprimée par autre chose : un idéal de la prise de pouvoir, d’un programme qui se développe, donc d’une téléologie qui se construit en dehors de la classe ouvrière, une espèce de voie qu’il faut parcourir.
Aujourd’hui, la situation n’est plus la même d’un point de vue tendanciel : on commence à voir des nouvelles formes dans lesquelles les énergies subjectives singulières commencent à prendre en main leur destin, leur projet, leur futur. C’est quelque chose de fondamental aujourd’hui : la constitution politique n’intervient plus de l’extérieur mais est produite par l’intérieur ; c’est ce qu’on pourrait appeler la production de soi, la production de soi comme corps collectif, comme corps multitudinaire, et cette production de soi est rendue possible du fait même de la production au sens bio-politique du terme, donc d’une forme de vie. Aujourd’hui être ouvrier signifie être l’opérateur d’une transformation de la nature ou des matériaux qu’on a devant soi, c’est-à-dire être dans un monde où l’invention, la communication sont la matière première ; tout cela dépend finalement du fait que c’est nous qui déterminons cela, l’intervention de l’ouvrier lui-même étant déterminante dans ce processus. C’est ce que j’appelle la subjectivité.

P. : La résistance n’est-elle pas quand même une résurgence de l’intérêt et, finalement, la victoire d’une lutte de classes dont vous disiez que ce n’était qu’un « tout petit concept » ? Ce qui est commun étant produit historiquement, politiquement, et dépendant de déterminations sociologiques, peut-on vraiment dépasser le concept de lutte des classes, et ne risque-t-on pas de faire l’économie de l’histoire ? Quelle place dès lors accorder à la sociologie ?

T.N. : Je pense que la lutte des classes – on peut l’appeler autrement – reste ce principe fondamental de lutte. Traditionnellement, la lutte des classes était vue en réalité dans des termes dialectiques comme quelque chose qui amenait un dépassement de la lutte des classes, et donc au triomphe d’une certaine rationalité, l’accomplissement de son destin par la classe ouvrière. Je crois que tout cela aujourd’hui est beaucoup plus difficile à imaginer. Donc je ne sais pas si la lutte des classes est dépassée, je sais simplement qui si le concept de multitude reste quand même un concept de classe parce qu’il reste lié à l’idée du travail, à la résistance à l’exploitation c’est quelque chose qui devient de plus en plus constitutif. Ce n’est pas seulement l’élimination de la misère, mais c’est la construction active d’un monde nouveau qui est en jeu. Aujourd’hui, le problème de la prise du pouvoir pour gérer d’une autre manière le capital n’est pas la chose la plus fondamentale ; ce qui compte, c’est la construction d’une puissance et d’une dynamique différentes, qui sont déjà là dans la production capitaliste. A chaque fois, il faut découvrir ce qui se passe : on n’invente pas le réel, le maximum que l’on peut faire c’est inventer des concepts pour décrire cette modification continue qu’est le réel avec ses propres forces. Ce n’est pas nous qui changeons le monde, c’est le monde qui se change lui-même, et au fur et à mesure, on doit être capable de le comprendre.
Donc le problème de savoir comment la multitude s’unifie ne se pose pas : la multitude, aujourd’hui, n’est pas la classe ouvrière qui avait besoin de s’unifier – justement parce qu’elle avait besoin d’un projet extérieur, d’une avant-garde – mais une puissance qui peut aller vraiment vers la multiplication des singularités et de leurs capacités. Ce n’est donc pas un problème d’unification, c’est un problème d’expansion. Il y a beaucoup de gens qui continuent à me poser toujours la question de la multitude, comme si la multitude n’était simplement que le nouveau surnom de la classe ouvrière. Mais ce n’est pas ça le problème : la multitude aujourd’hui est justement une façon nouvelle de travailler, une forme nouvelle du « vivre-social », une nouvelle forme d’expression qui constitue le politique même. Ce sont tous les moments de la vie qui répliquent à l’unification du pouvoir.

P. : Vous avez fait référence à Castoriadis. La notion de pouvoir constituant a-t-elle un rapport avec l’idée d’imaginaire instituant dont parle Castoriadis, et que celui-ci définit comme puissance d’auto-création et d’émergence du nouveau dans le monde social-historique ?

T.N. : J’étais très ami avec Castoriadis, j’ai donc parlé avec lui très longuement de toutes ces choses là. Je me réfère effectivement au concept d’imagination dans mon livre Le Pouvoir constituant, un concept que j’utilise largement et qui vient de Spinoza – un concept d’imagination ontologique et constitutive. Mais c’est quand même très différent de Castoriadis.
Il y a en fait deux choses chez Castoriadis que je n’accepte pas : la première, c’est un certain jungisme, c’est-à-dire la conception d’une psychologie collective, d’un inconscient collectif, d’un imaginaire collectif. Je ne voyais pas vraiment comment cela pouvait fonctionner dans un projet collectif. En deuxième lieu, c’est son idée de la polis grecque : j’ai toujours eu l’impression que c’était un idéal de démocratie politique d’un côté, et pacifié de l’autre. Il n’y a pas pour moi cette conclusion au procès historique. En plus, Castoriadis a peut être eu le défaut de lier trop fortement sa réflexion à ce qu’ont été les contingences de la guerre froide ; sur un certain plan, les concepts qu’il exprimait étaient vraiment inutilisables. Un livre comme Devant la guerre n’a pas été un livre utile, à côté des choses plus profondes que l’on trouvait par ailleurs chez lui.
A côté de cela, il y a l’aspect absolument formidable et constructif de Castoriadis, qui est son effort de reconstruction du marxisme dans Socialisme ou Barbarie, surtout l’idée du capital collectif, toutes ces idées élaborées avec Lefort et d’autres qu’on retrouvait aussi dans l’Ecole de Francfort et dont s’est inspiré le situationnisme. Ce sont pour moi des choses très importantes, surtout cette idée d’imagination constitutive dans laquelle on trouvait non seulement les valeurs de la résistance à l’exploitation mais qui contenait aussi une idée constructive de la société.

P. : Ce qui vous différencie aussi de Castoriadis, c’est qu’il n’y a pas selon vous de vraie raison de croire à l’existence de l’inconscient.

T.N. : J’ai toujours dit que je n’avais pas d’inconscient – c’est un peu une boutade. Mais je ne crois pas, c’est vrai, à la productivité de la psychanalyse dans les sciences sociales. Au contraire : je pense qu’en insistant sur la limite, sur les blocages internes à l’être humain, à sa capacité d’expression – qui sont, je crois, des éléments freudiens fondamentaux même si je ne veux pas dire non plus qu’il y aurait un mal originel selon l’idéologie analytique – on s’enlève la possibilité de penser la libération d’un point de vue collectif et même individuel ; on se trouve dans une situation où même l’exercice de l’imagination devient difficile. De ce point de vue, je suis complètement spinoziste, et je pense que s’il y a dans la vie du mal, des limites, des blocages ce n’est pas au sens où ce serait inscrit dans l’être, mais au sens où cela s’impose du dehors. Chaque fois que le développement de l’être est bloqué, c’est parce que d’autres forces viennent du dehors.

P. : Pourriez-vous préciser le rôle important que vous accordez au langage dans votre pensée, aux éléments linguistiques dans la crise du rapport de commandement ? Dans quelle mesure la fonction performatrice du langage a-t-elle pour vous une dimension politique ?

T.N. : Je crois que le langage est devenu un élément productif, par exemple dans l’industrie informatique, ou plus généralement dans les sciences qui se fondent sur la communication et l’élaboration linguistique, c’est une des machines les plus puissantes pour la production.
D’autre part, c’est évident qu’au fur et à mesure que le travail devient immatériel, intellectuel, affectif – et au-delà des espaces occupés par l’efficacité de la machine -, il y a des espaces sociaux qui sont de plus en plus dominés par le langage en tant que forme de relation, et c’est sur la base de ces relations que toute une série de valeurs de plus en plus importantes dans la reproduction du monde (par exemple les valeurs affectives) apparaissent.
En troisième lieu, le langage est l’image, d’ailleurs pas seulement l’image mais aussi l’imagination, la forme dans laquelle on peut imaginer et vivre la constitution d’une relation inter-subjective. Si chacun de nous est une singularité, il devient une réalité au-delà de l’événement de son existence dans le langage et le contact avec les autres. Une singularité sans langage est inimaginable, comme une monade pure est inimaginable. La monade existe seulement parce qu’elle insérée, immergée dans un langage. Ce qui signifie que nous sommes constitués par un langage, nous n’existerions pas sans un langage antérieur qui nous reconstitue, nous modifie, nous transforme à chaque moment. Le langage est extrêmement important à ce point de vue, c’est un instrument de travail, une forme de communication, un mode d’existence au sens spinozien.

P. : Concernant la question du bio-pouvoir ; dans le numéro 12 de la revue Réfractions, Fabio Ciaramelli développe une critique de la notion de bio-pouvoir, qu’il juge incohérente en ce que celle-ci évacue la question de l’institution : on chercherait, grâce au bio-pouvoir, à mettre en relation la nature et la culture, la bios et la polis, sans passer par la médiation de l’institution sociale seule en mesure de rendre la vie humaine, dans la mesure où celle-ci fournit aux individus les significations sociales qui donnent sens à leur existence commune.
Cette tentative de naturalisation du pouvoir est emblématique, selon Ciaramelli, d’un refus de penser l’historicité comme constitutive de la vie sociale. On a en effet l’impression que pour Agamben, par exemple, qui dans Homo sacer (Seuil, 1997) pousse cette logique à l’extrême, l’histoire disparaît complètement, notamment l’histoire de la lutte des opprimés contre le pouvoir : l’activité des individus dans l’histoire et leur incidence quant à la réalité effective du pouvoir est totalement absente, on a comme l’impression que le bio-pouvoir tombe du ciel. Et on retrouve d’ailleurs cette tendance chez Habermas, qui cherche à fonder la liberté sur la base des dispositions communicationnelles propres à l’espèce humaine, et fait du langage un universel trans-historique inscrit dans le dispositif génétique d’individus naturellement disposés à communiquer les uns avec les autres.
N’y a-t-il pas chez vous une tendance analogue à réduire la question sociale et politique à un simple problème d’organisation immanent à la vie elle-même ?

T.N.: Chez Agamben, la conception du bio-pouvoir est une conception naturaliste au fond ; naturaliste d’une manière assez étrange, parce qu’elle est aussi naturaliste que mystique. En réalité, chez Agamben, il y a une évolution extrêmement ambiguë : actuellement Agamben est en train de transformer ce qui est le fondement mystique de l’autorité en un fondement vital et bio-politique. Il y a une conception schmitienne du pouvoir derrière cette notion de bio-pouvoir : il y a donc, c’est vrai, chez Agamben, une déshistoricisation du bio-pouvoir là ou chez Foucault la conception du bio-pouvoir et du bio-politique était historiquement déterminée.
J’utilise pour ma part le concept de bio-pouvoir en un sens historique. Quand j’ai introduit ce concept dans mon travail, c’était pour traduire le subsomption réelle de la société dans le capital, car il y a un moment où le capital a un pouvoir presque totalitaire, général, généralisé sur le social. Et je me refusais justement à des solutions, ou habermasiennes – c’est-à-dire transcendantales, des solutions qui essaient de redéfinir le pouvoir selon des réseaux communicationnels fondés sur une capacité transcendantale kantienne -, ou benjaminiennes – un peu comme chez Agamben.
Agamben est un de mes meilleurs amis, je parle avec lui tous les jours de cela : il est, selon moi, pris dans une espèce de délire anti-totalitaire dans lequel il réduit le monde en camp d’extermination, où il ne reste que des marges extrêmes, dans une pensée négative complètement dialectique qui émerge seulement quand on a tout vécu, qui émerge seulement à la limite. C’estun peu ce qui sepassedanslepost-moderne:le post-moderne a en réalité pris cette idée de la subsomption, c’est-à-dire du contrôle, de la colonisation de la vie par le capital comme une affirmation phénoménologique fondamentale, en traduisant dans un langage moins marxien et plus commun ce qui était les conclusions des épigones du marxisme traditionnel, comme l’Ecole de Francfort.
Je pense qu’enréalitétoute cette évolution est dominée par un antagonisme. Le capital est un rapport, ce n’est pas un commandement, ou plus exactement, c’est un commandement sur un rapport. Le capital n’existe pas sans exploitation, et l’exploitation est toujours la mise au travail des énergies vivantes. Devant le capital, il y a toujours un travail vivant, et ce travail vivant souffre évidemment en tant qu’il est vivant justement. La souffrance et l’exploitation existent parce que quelque part le capital touche au vivant : c’est cela qui forme le tissu bio-politique sur lequel le bio-pouvoir essaye de devenir effectivement une puissance totalitaire, mais qui n’arrive jamais à l’être, car s’il arrivait à l’être, ce serait sa négation ; c’est comme la bombe atomique, le jour où on le jette, tout meurt, même celui qui la jette.
C’est la critique que je ferais à Agamben, même s’il y a une élégance dans le développement de ses thèses, une capacité à comprendre vraiment la multiplicité des formes et des modes de vie, des alternatives possibles. Le problème, c’est que si l’on regarde toute l’histoire de la pensée d’Agamben de son début à aujourd’hui, on s’aperçoit que c’est extrêmement équivoque sur ce terrain. Je viens juste d’écrire un article pour un livre qui va sortir en Italie sur la pensée d’Agamben, et je termine l’article en disant que sa pensée me rappelle la pensée d’un philosophe cartésien du 17ème siècle, Arnold Geulincx, qui affirme que tout ce qui se passe est dans la volonté de Dieu, même le mal. C’est le paradoxe d’un Dieu tout-puissant qui domine tout, par rapport auquel la seule solution possible est de se confier au destin. D’autre part, chez Agamben, il y a cette base heideggerienne qui le bloque finalement.

P. : Mais n’y a-t-il pas chez vous également un glissement naturaliste, puisque vous affirmez qu’il n’y a pas à faire de différence entre nature et culture ?

T.N. : De ce point de vue, je crois qu’effectivement nous sommes entrés dans le post-moderne – je dis post-moderne car on n’est pas dans l’hypermodernité dont parle Beck – et je pense que nous vivons une véritable césure, une césure caractérisée justement par la subsomption réelle du capital, par le triomphe du capitalisme, mais un triomphe toutefois ambigu, parce que le capitalisme est obligé de prendre tout le monde sous sa tutelle – dans la mesure où la résistance devient universelle. Mais si le capital est un rapport entre un travail mort et un travail vivant, si le capital prend le contrôle de tout, il diffuse aussi ce rapport, et c’est pourquoi on trouve des résistances partout, dans tous les espaces de la vie, car plus aucun espace n’échappe à l’exploitation. La nature elle-même est prise toute entière sous le commandement du capital.
La vie, d’autre part, que laisse-t-elle, sinon justement la résistance de quelque chose qui est en dehors du capital ? Mais être en dehors du capital, n’est-ce pas jouer les conditions que le capitalisme a déterminées ? Quand vous allez en Toscane, ou en Bourgogne, vous regardez autour de vous et vous voyez que tout est déterminé par le travail de l’homme : la nature, vous ne la voyez plus, sinon telle que l’homme l’a faite et transformée. Cette transformation de la nature est quelque chose de fondamental, et pour nous, c’est la même chose :
comment ferait-on pour vivre de la naissance à la mort, sinon dans ce rapport entre nature et culture qui est devenu complètement intime ? On parle justement de bio-politique, parce que le politique est intervenu entièrement dans la forme que la vie a prise.

P. : Dans la perspective qui est la vôtre, vous privilégiez la chance historique qu’aurait l’individu de libérer ses capacités critiques et des pratiques inventives, par l’exercice d’une démocratie réellement participative, notamment grâce à la décentralisation du pouvoir et à la communication réticulaire. Tout en reprenant de Marx certains apports conceptuels (tels que tendance, antagonisme, production de subjectivités), vous vous en démarquez par le refus d’introduire la nécessité dans l’histoire – dont le moteur serait plutôt le désir de société conjugué à l’aptitude à la nouveauté. C’est donc un appel à l’expression, à l’accroissement de puissance (au sens spinoziste), à la délibération et à l’action commune.
Le monde nouveau pourrait cependant ne pas advenir. Il existe en effet un risque de concentration de la souveraineté par ces mêmes outils technologiques dont vous faites de possibles instruments de libération. D’ailleurs, l’inégalité des échanges, la diffusion de l’idéologie sécuritaire sont bien des réalités. La tertiarisation de la société post-industrielle – ce que certains appellent une gestion managériale du monde – ne transforment pas forcément le travail immatériel, que vous reconnaissez lui aussi aliéné, en un travail intellectuel créatif. Une conception mercantile et consumériste de la liberté semble s’imposer avec sa menace d’homogénéisation et de massification. Les formes nombreuses de résistance ne sont-elles pas que des fractures localement fécondes, une multitude d’histoires décalées, emportées par le mouvement général d’expansion du capitalisme ? Ou bien la « République mercantile universelle » – pour reprendre la formule d’Adam Smith – fournit-elle réellement et paradoxalement les conditions du maintien de la diversité culturelle par la spécification des marchés, de la reconnaissance des altérités à partir de quoi agir et redéfinir les conditions de l’action et les catégories de la pensée ?
A quelles conditions peut-on encore faire de la notion de progrès un outil conceptuel, en dehors de tout horizon téléologique, puisque vous en rejetez la nécessité ?

T.N. : Je n’ai jamais fait de prévisions sur ce qui se passera, j’ai seulement posé certaines conditions qui me paraissent absolument productrice d’antagonismes. C’est pourquoi je vois d’une manière positive la mondialisation, car elle détruit toute une série de mythes et produit un déblocage de la subjectivité en réaction à la domination capitaliste. Il est évident que le capital n’a pas voulu la mondialisation. Le capital a en fait vécu pendant quatre ou cinq siècles dans une symbiose absolument totale avec l’Etat-nation : l’Etat-nation formait la dimension vraiment parfaite de son évolution, de sa capacité de poser des règles sociales, de sa possibilité de reproduction. Le fait de n’avoir plus la possibilité de contrôler le développement sur le terrain social pousse le capital à déterminer des points de contrôle toujours plus hauts, – à transformer, par exemple, l’organisation du travail, à accepter comme élément fondamental le travail immatériel en tant que centre de la production. Le travail immatériel, ce n’est pas quelque chose que le capital désire, celui-ci se rend bien compte que le travail immatériel amène avec soi des possibilités de liberté inouïes. C’est vrai que le travail immatériel en tant que tel n’est pas suffisant pour créer une alternative de liberté, mais c’est vrai aussi que sans un certain degré de liberté le travail immatériel, intellectuel, scientifique, linguistique ne sont pas des choses possibles. On se trouve donc dans une situation extrêmement compliquée où l’on passe d’une phase à l’autre, du moderne au post-moderne ; on se trouve un peu entre le Moyen-Age et la modernité, une sorte d’« inter-règne », avec tous les risques que cette situation crée.
C’est pourquoi, par exemple, je crois qu’il n’est pas possible aujourd’hui, dans la situation où on est d’inventer – d’un point de vue théorique – notre futur, notre avenir sans l’aide des grandes luttes, des grandes expressions du mouvement réel. On est dans une situation dans laquelle on peut imaginer que certaines voies sont possibles, que la libération est davantage possible qu’autrefois ; parce qu’il y a eu une réappropriation des moyens de production qu’on a désormais avec nous, dans notre cerveau par exemple. Ce n’est plus le capital qui nous fournit les moyens de production, c’est au contraire nous qui les développons. Le capital n’est plus capable de déterminer a priori la mobilité des populations, de hiérarchiser la force de travail dans le monde selon des niveaux de nationalité, d’espaces de colonialité ; il y a ces mouvements qui sont en train de tout bouleverser, et c’est ça la positivité de la mondialisation. La mondialisation a été en fait imposée au capital par les mouvements de classes. Dans cette transformation, des nouvelles forces, des nouvelles subjectivités ont commencé à se former – les multitudes. C’est un mouvement peut être chaotique, où il est très difficile de comprendre ce qui va se passer, mais dans lequel les virtualités et les potentialités deviennent de plus en plus fortes.
Je rentre d’Iran, où j’ai passé une dizaine de jours ; c’était la première fois que j’y allais. C’est impressionnant de voir à l’œuvre, derrière un régime « théologico-politico-capitaliste » avec ses prêtres horribles, tristes et méchants qui commandent cette société une révolution sociale inimaginable, la révolution des femmes – le maintien des femmes au foyer sous le tchador dans la discipline traditionnelle est l’objet critique de cette société. Vous avez à l’œuvre une révolution sociale mondialisée, d’un côté une révolution sexuelle inimaginable dans un pays islamique ; et d’autre part Internet, la communication généralisée, avec le persan qui est devenu peut être l’une des langues dominantes dans toute la région. Ce sont des choses vraiment formidables, car en Iran ce n’est pas sûr qu’il y ait des possibilités de transformation rapide d’un régime politique qui reste une dictature, et ce ne sont pas les américains qui amèneront la liberté et la démocratie. Mais il y a ce mouvement formidable qui existe de par la mondialisation.

P. : Justement, vous rappelez que penser l’histoire ne peut pas être un travail purement théorique, et que le devenir historique est continuellement réinventé par les pratiques, qu’il faut donc renoncer à la prédictibilité, laisser les possibilités ouvertes.
Ne peut-on pas toutefois tenter d’envisager ce que le commun – lui-même produit – peut produire à son tour, si l’efficacité de l’action politique et de la résistance créatrice ne dépendent plus de leur ancrage territorial, si la citoyenneté – conçue traditionnellement de manière nationale – n’est qu’une condition historique dépassée ? Est-ce que cela peut être la paix, une paix durable ?

T. N. : Je suis convaincu que nous sommes aujourd’hui dans une situation de guerre permanente. Cette situation naît du fait que, de plus en plus, la fonction du bio-pouvoir est une fonction purement répressive, parasitaire de ce point de vue. La guerre est donc en train de devenir, dans cette transition du moderne au post-moderne, l’élément ordinatif fondamental. Il n’y a plus la possibilité de considérer la valeur à la manière des classiques : la valeur c’était un certain temps mis au travail, et sur ce temps on pouvait extorquer des richesses. Aujourd’hui tout cela est terminé : l’innovation est produite par l’invention, par la science. On se situe de plus en plus sur le terrain bio-politique – je pense à la production informatique, à la production du vital, aux industries de la vie, aux techniques et aux technologies de la vie -, et sur ce terrain le contrôle et la participation des gens deviennent absolument fondamentaux. Tout cela nous laisse dans une situation où, justement, la forme du fondement traditionnel est en crise, une crise radicale : on est en train de vivre un autre monde. Un autre monde est déjà là ; c’est le monde de la coopération, de la désappropriation du capital et de ses moyens de production, donc de la récupération des forces productives.
Mais c’est un monde aussi tragique, car il est évident que les patrons, les exploiteurs, bref le capital ne se laissent pas faire. Dans ce monde tragique, la reprise de la vertu, de l’éthique de la part du sujet est fondamentale. La résistance, la militance, l’exercice d’amour social en tant que force ontologique de construction de rapports et de langage sont des choses fondamentales ; comme la production de soi en tant que sujet et en tant que collectif. On est au milieu de cet énorme passage dans lequel le bio-politique, le bio-pouvoir exercent la guerre en tant que forme d’ordre.

Propos recueillis par Martine Lemire et Nicolas Poirier

Bibliographie

– La Classe ouvrière contre l’Etat, Galilée, 1978.
– Marx au-delà de Marx, Christian Bourgois, 1979 (rééd. L’Harmattan, 1996).
– L’Anomalie sauvage. Puissance et pouvoir chez Spinoza, PUF, 1983.
– Italie rouge et noire, Hachette, 1985.
– Les Nouveaux Espaces de liberté (en collaboration avec Félix Guattari), Dominique Bedon Ed., 1985.
– Spinoza subversif, Kimé, 1994.
– Le Pouvoir constituant. Essai sur les alternatives de la modernité, PUF, 1997.
– Exil, Mille et une Nuits, 1997.
– Kairos, Alma Venus, Multitude, Calmann-Lévy, 2000.
– Empire (en collaboration avec Michael Hardt), Exils, 2000 (repris en 10-18, 2004).
– Du Retour. Abécédaire biopolitique, Calmann-Lévy, 2002 (repris en Livre de Poche, biblio-essais, 2004).
– Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire (en collaboration avec Michael Hardt), La Découverte, 2004.