Avertissement
Le texte que voici ne date pas d’aujourd’hui, mais d’hier. Il constituait ma communication au Congrès « Fremd ist der Fremde nur in der Fremde. Formen der Integration und der Ausgrenzung in Einwanderungsländern », organisé à Francfort sur le Main dans les locaux de la « Philanthropin », du 11 au 13 décembre 1992, sous la direction de Friedrich Balke, Rebekka Habermas, Patrizia Nanz et Peter Sillem, par l’éditeur Fischer Verlag. L’ensemble du Congrès a paru en 1993 sous le titre Schwierige Fremdheit, der Integration und Ausgrenzung in Einwanderungs-ländern Fischer Taschenbuch Verlag. Le texte français paraît ici pour la première fois. Il sera prochainement réédité comme chapitre de mon livre : La crainte des masses. Politique et philosophie avant et après Marx, à paraître chez Galilée en 1997. Sans doute les appréciations, les hypothèses qu’il comporte ne sauraient aujourd’hui être exactement maintenues telles quelles. Elles comportent même des erreurs flagrantes. Mais, comme il en ira nécessairement de même, à brève échéance, des rectifications que je pourrais opérer, et que les problèmes de fond demeurent, appelant de notre part pendant une longue période une prise de risques collective, dans le domaine des analyses aussi bien que dans celui des initiatives, je me persuade (trop facilement, peut-être) qu’il n’est pas inutile de donner à voir cet écart temporel (et aussi local, car le degré de coordination entre initiatives militantes, au sens large, et l’intensité des échanges intellectuels libres entre différents pays européens auraient paradoxalement tendance depuis quelques années, à notre grand dam, à régresser plutôt qu’à progresser). Je suis donc très reconnaissant à la revue Futur antérieur d’avoir bien voulu accueillir aujourd’hui mon essai.
Les réflexions que je propose à la discussion prennent place en un lieu déterminé (la grande métropole financière et intellectuelle de l’Allemagne fédérale), et en un moment déterminé : au lendemain des attentats atroces qui ont frappé la communauté des travailleurs turcs immigrés, mais aussi des premières grandes démonstrations d’un refus de la violence fasciste et xénophobe dans les villes allemandes. Tout en gardant ces conditions en mémoire, je me placerai à un niveau plus général : non seulement parce que je ne veux pas traiter superficiellement d’une situation que d’autres orateurs mieux informés auront présentée de l’intérieur, mais parce que je suis convaincu que la situation allemande actuelle, malgré sa spécificité historique, représente en réalité une composante de la conjoncture européenne. C’est à ce niveau, me semble-t-il, qu’elle peut être comprise et, en dernière instance, traitée.
Je soutiendrai les thèses suivantes
– premièrement, le racisme dont nous observons l’intensification et la diffusion dans tout le continent européen – à l’Est comme à l’Ouest – a bel et bien des racines profondes dans notre histoire, même s’il convient de ne jamais présenter celle-ci comme un déterminisme linéaire. Les connexions qui s’établissent entre les formes populaires de ce néo-racisme et les activités de minorités ultra-nationalistes organisées, font craindre à bon droit la constitution d’un néo-fascisme en Europe. Particulièrement grave à cet égard est l’hégémonie virtuelle de ces mouvements dans une partie de la jeunesse désocialisée par le chômage.
– deuxièmement, la question se pose de savoir si cette dynamique procède d’une puissance autonome, ou représente une réaction à une situation de blocage social et d’impuissance politique. C’est cette deuxième hypothèse qui me paraît la bonne: le racisme et le néo-fascisme en Europe aujourd’hui sont les effets conjoncturels des contradictions insolubles dans lesquelles, en dépit de leur apparent triomphe, se trouvent plongées l’économie néo-libérale et surtout le système politique dit représentatif (et qui, en vérité, « représente » de moins en moins ses mandants). Il est vrai que, plus ces contradictions s’aggravent, plus s’amorce une spirale auto-destructive dont les effets sont imprévisibles.
– troisièmement, je ne crois pas pour autant que cette évolution, même très avancée, soit incontrôlable par les forces démocratiques, à condition qu’elles prennent toute la mesure des initiatives qui doivent être élaborées sans attendre aux niveaux local et transnational. Il me semble réaliste de considérer que des obstacles internes, provisoirement insurmontables, empêchent que se reproduise aujourd’hui purement et simplement à l’échelle européenne un processus analogue à celui qui, au début du siècle, avait entraîné le triomphe politique du fascisme et du nazisme. Une « fenêtre » existe donc pour l’action collective, dans laquelle nous pouvons et devons inscrire nos efforts.
Examinons le premier point. Les circonstances dans lesquelles nous nous trouvons, trois ans après ce que certains ont appelé la révolution de 1989 (Betrachtungen über die Revolution in Europa, Taschenbuchausgabe, Bastei-Lübbe, 1992), appellent un diagnostic politique qui soit sans complaisance : ni pour la société dans laquelle nous vivons, ni pour nous-mêmes qui nous flattons parfois d’en constituer la conscience critique. Je dis un diagnostic politique, mais il s’agit tout aussi bien d’un diagnostic moral : non pas, sans doute, en ce sens qu’il faudrait porter sur la réalité des jugements moraux, mais en ce sens qu’il s’agit également d’apprécier des capacités morales, et qu’une crise morale fait partie de la situation historique. Au centre de cette crise figurent les sentiments de complaisance, mais aussi d’effroi et d’impuissance, voire de fascination face au racisme européen. Or plus les circonstances revêtent un caractère d’urgence, plus il est nécessaire de s’interroger froidement sur leur réalité et de les penser.
Il importe en particulier de se demander ce qui exactement est nouveau, et ce qui en réalité prolonge ou reproduit une situation venue de très loin. Ce qui est incontestablement nouveau, c’est l’intensification des manifestations violentes et collectives du racisme, c’est le « passage à l’acte » qui franchit collectivement et publiquement l’interdit du meurtre, et se donne ainsi, même sous des formes qui nous paraissent vulgaires et primitives, la terrible bonne conscience d’un droit historique. Le franchissement de ce seuil, ou plutôt d’une série de seuils successifs dans cette direction, s’est effectué dans un pays européen après l’autre, en visant toujours génériquement les populations de « travailleurs immigrés » et de « réfugiés », et notamment ceux venus du Sud, mais aussi – je vais y revenir – une partie des populations étrangères européennes, voire des populations nationales partageant les mêmes caractéristiques sociales (essentiellement le statut de personnes déplacées, déterritorialisées).
Tout s’est passé comme si le relais était transmis depuis une dizaine d’années d’un pays à l’autre, dans une sorte d’émulation négative. En sorte qu’aucun pays européen ne peut aujourd’hui se prétendre indemne : de l’Est à l’Ouest, de l’Angleterre et de la France à l’Italie, à l’Allemagne, à la Hongrie et à la Pologne (je n’ose parler ici du « cas » yougoslave). Et chaque fois cette intensification s’est accompagnée, avec des liens plus ou moins étroits et confirmés, d’une progression de groupes ultranationalistes organisés et d’une résurgence de l’antisémitisme – un antisémitisme essentiellement symbolique comme le soulignait hier Dan Diner (« Nationalstaat und Migration. Zu Begriff und Geschichte des Rassismus », in Schwierige Fremdheit…, op cit., p. 21 sq), ce qui n’est pas en diminuer la gravité, puisque cela prouve que tel est bien le modèle auquel se réfèrent les représentations xénophobes, hantées par le rêve d’une « solution finale de la question de l’immigration. »
Dans l’attitude récente de certains groupes auteurs de pogroms, mais aussi du gouvernement allemand envers les tsiganes, cette régression devient explicite. Chaque fois les sondages d’opinion ont révélé, à tous ceux qui se berçaient de l’illusion inverse, que les thèmes légitimant le racisme comme une sorte de réaction de défense d’une identité nationale et d’une sécurité sociale « menacées », sont largement admis par des couches nombreuses dans toutes les classes sociales, même si ses formes extrêmes ne sont pas (ou pas encore?) généralement approuvées : en particulier l’idée que la présence de nombreux étrangers ou immigrés menacerait le niveau de vie, l’emploi, la paix publique, et l’idée que certaines différences culturelles – parfois très minces en réalité – constitueraient des obstacles insurmontables à la cohabitation, voire risqueraient de « dénaturer » nos identités traditionnelles.
C’est l’ensemble de ce tableau qui suscite l’inquiétude, et même la peur (avant tout, ne l’oublions pas, la peur de ceux qui sont personnellement visés), et qui suggère des analogies avec la conjoncture de montée des fascismes en Europe dans les années 20 et 30. Sans doute s’agit-il en effet d’un défi d’une gravité comparable, mais pas nécessairement des mêmes processus historiques. Pour savoir exactement à quoi nous avons affaire, il convient, selon moi, non pas de relativiser, mais de qualifier plus précisément ce tableau, et ceci de deux façons.
D’une part il faut souligner que le racisme, en tant qu’il vise avant tout des populations de travailleurs (même de travailleurs virtuels, dont font partie les réfugiés) venus du monde « sous-développé », généralement ex-colonial, ou semi-colonial, est un phénomène qui vient de loin en Europe, y compris sous ses formes violentes. Ce n’est pas d’aujourd’hui que, ganz unten il y a des « têtes de Turcs », titre de la traduction française du livre de Günther Wallraff (Editions La Découverte, Paris 1986). Ce phénomène est simplement devenu plus visible, en particulier parce qu’il est sorti du lieu principal où il se trouvait cantonné: le lieu de travail, c’est-à-dire le lieu d’exploitation, et son environnement immédiat plus ou moins constitué en ghetto. Mais, il faut le dire immédiatement, la visibilité ou la diffusion est en elle-même un élément d’aggravation, en particulier lorsqu’elle contribue à entretenir une insécurité de masse et à banaliser les actes criminels, avec l’aide au moins passive des grands moyens de communication.
D’autre part (seconde qualification), il faut souligner que ce racisme, hautement idéologisé, n’en demeure pas moins historiquement complexe, voire contradictoire. Il s’adresse à la fois à des groupes d’origine « externe » (« extra-européenne », « extra-communautaire » – dont certains cependant appartiennent à l’espace social européen depuis très longtemps, et en ce sens lui sont complètement “intégrés” avec leurs différences culturelles) et à des groupes d’origine “interne” (parfois nationale, comme dans le cas des terroni du Sud italien victimes du racisme dans le Nord) qui sont typiquement amalgamés dans la catégorie confuse et confusionniste d’immigrés ou de migrants. Et il se projette simultanément dans des récits mythiques incompatibles entre eux, notamment celui de l’antisémitisme (qu’il vaudrait mieux appeler à nouveau « anti-judaïsme ») et celui de l’antiislamisme, ou de l’anti-africanisme, ou de l’anti-tiersmondisme. Ceci montre que, sans doute, l’identité européenne est bien l’un des enjeux imaginaires de cette intolérance de masse, mais qu’elle n’en constitue nullement le présupposé. A l’évidence, dans l’horizon idéologique du « racisme européen » actuel, il s’agit autant d’un refus de l’Europe dans toute une série de ses composantes historiques (et donc, pour une part, d’une façon pour les Européens de se refuser mutuellement), que d’une revendication ou d’une défense de l’« identité européenne ». Ou, pour aller au bout de cette hypothèse, il s’agit autant d’un « rejet de l’autre », stigmatisé racialement et culturellement, que d’une exacerbation de la perception des différences intra-européennes et, en quelque sorte, d’une « auto-racisation » de l’Europe en un sens nouveau, dirigée contre elle-même. Ce point me paraît important notamment dans la mesure où nos analyses doivent se mouvoir sur une voie étroite, entre la dénégation de certains héritages eurocentriques massifs, de certaines traces persistantes de la domination européenne, à commencer par la trace de l’esclavage, de la conquête, de la colonisation et de l’impérialisme, et l’adoption de schémas tiers-mondistes simplistes. L’objet (la cible) du racisme européen actuel n’est pas seulement, tant s’en faut, le Black ou l’Arabe ou le Musulman, bien qu’ils en supportent sans doute le poids principal. Ce point est important également parce qu’il nous oblige une fois de plus à dépasser les interprétations abstraites en termes de conflits d’identité ou de rejet de l’Autre et de l’« altérité » comme telle – comme si l’altérité était quelque chose de constitué a priori -, explications qui ne font en réalité que reproduire une partie du discours raciste lui-même.
Cependant, ces qualifications ou complications ayant été esquissées, il faut revenir aux éléments du tableau d’ensemble qui justifient la crainte du développement d’un néo-fascisme, et nous donnent à penser que nous devrons affronter sur la longue durée une crise autant morale que sociale. Sans revenir les éléments structurels relatifs à l’économie et à l’intervention de l’Etat, sans dénier non plus l’importance de ce que, dans un récent article, Uli Bielefeld a appelé un « extrémisme populaire du centre » (U. Bielefeld, « Populàrer Extremismus der Mitte. Die neuen Legitimationsprobleme in Deutschland », Frankfurter Rundschau, 5.12.1992) je voudrais mentionner ici deux d’entre eux qui exigeraient des analyses détaillées. Peut-être d’ailleurs sont-ils indirectement liés entre eux.
Le premier réside dans l’extension, qu’on peut dire potentiellement hégémonique (au sens de la capacité de donner lieu à un mouvement social) du spectre des attitudes collectives et des formations idéologiques qui se concentrent autour du thème (et parfois du mot d’ordre) du rejet de l’étranger. Plus profondément encore, et plus précisément, ce sont les thèmes du rejet de l’étrangeté de la dénégation passionnelle, hystérique, de sa fonction culturelle et historique (au sens cette fois de la Bildung et de la Zivilisation) : ce qui se traduit notamment, dans des discours populaires aussi bien que savants, par l’obsession véritablement projective d’un déferlement de l’étranger et de l’étrangeté, dont « nous » serions assaillis sous les espèces de la “société multi-culturelle” et du « métissage ». Il serait essentiel de comprendre concrètement, à partir d’enquêtes effectives, comment ce pur fantasme peut devenir un phénomène de masse et procurer un discours, donc une conscience, à toutes sortes de conflits sociaux déplacés.
L’autre élément que je veux désigner ici concerne l’implication croissante de la jeunesse (principalement « marginale », mais il s’agit d’une marginalité de masse, qui tend à devenir constitutive de la « condition de jeune » pour des groupes sociaux entiers) dans les manifestations du racisme. Nous allons donc devoir nous demander à nouveau ce que c’est que la jeunesse – nous qui ne sommes plus jeunes -, et la première chose à faire est sans doute de confesser que nous n’en savons rien, en dépit d’innombrables statistiques.
La présence ici de François Dubet est pour moi au moins une garantie que certains se posent bien la question (cf. son livre La Galère, jeunes en survie, Paris, Editions Fayard, 1987 rééd. Editions du Seuil, 1995). Il serait hasardeux de croire qu’il s’agit là d’un groupe isolé (à nouveau, ce serait prendre pour argent comptant la conscience de marginalité, d’exclusion, qui s’exprime dans les mouvements de jeunes, y compris par le phénomène capital, mais complexe, des bandes locales, qui ne sont pas toutes inspirées par le mimétisme nazi, bien qu’elles soient toutes à la recherche de symboles de l’exclusion sociale et de l’infamie dans le bric à brac de l’histoire européenne). Mais il serait tout aussi hasardeux de dénier que, qu’on le veuille ou non, les actions racistes ou qui se rattachent simplement de façon indirecte à la revendication identitaire, sont peut-être les seules aujourd’hui à opérer des « rassemblements » politiques de la jeunesse comme telle.
En Europe il n’y a jamais eu de jeunesses libérales organisées, il n’y a plus de jeunesses communistes ou socialistes, ou pacifistes, il n’y a, sauf exceptions, que très peu de jeunesses écologistes ou chrétiennes. En revanche il y a virtuellement des jeunesses néo-fascistes. Ce qui est politiquement très inquiétant. L’histoire n’est pas faite par des gens d’âge mûr. Avec cette constatation, nous sommes amenés à mon second point, que je traiterai beaucoup plus brièvement : quelles sont les tendances historiques qui s’indiquent dans ces phénomènes sociaux, dont font bien entendu intégralement partie les phénomènes idéologiques de contagion collective? En clair, puisque j’ai cru devoir parler d’une hégémonie potentielle, s’agit-il d’un mouvement ou d’une convergence de mouvements possédant une “base” propre, ou bien “seulement” (ce qui ne nous facilite pas nécessairement les choses) d’un mouvement réactif du contrecoup de certaines contradictions apparemment insolubles? Je l’ai dit, c’est en fait cette seconde orientation que je retiens, ou que je souhaite soumettre à la discussion. Non pas pour rejoindre à tout prix un schéma marxiste classique. Mais pour deux raisons précises.
En premier lieu, dans le syndrome raciste actuel, le phénomène de l’exclusion (et la conscience d’être “exclu”, ou la crainte de le devenir, ou simplement le refus de cohabiter avec ceux qui sont exclus) occupe manifestement une place centrale. Ce qui renvoie directement, qu’on le veuille ou non, à une base économique massive (qui inclut l’Etat car elle n’est pas tant faite de “structures” durables que d’une politique économique déterminée).
Qui est exclu, et de quoi ceux qui sont « exclus » sont-ils exclus? Répondre à ces questions, c’est à la fois déployer les conditions concrètes de toutes les confusions et ambivalences que nous avons relevées dans les cibles du néo-racisme (y compris en tant que processus d’« auto-racisation »), et désigner en dernière analyse la contradiction principale de la conjoncture actuelle : ce que j’appellerai l’expansion régressive du marché dans notre société. Entendons par là que le mot d’ordre et le projet d’universalisation des rapports marchands et des normes sociales correspondantes (on peut, dans certains cas, aller paradoxalement jusqu’à parler d’un plan d’élimination systématique des entraves au marché) aboutit non pas à une croissance réelle de l’économie capitaliste, mais à la désindustrialisation et au chômage structurel croissants. Ce qui, notons-le, n’est aucunement un phénomène qui caractérise uniquement l’Abwicklung des pays de l’ex-bloc soviétique.
Le développement de la productivité en représenterait-il, comme on le dit souvent, la cause essentielle? Ne faut-il pas chercher plutôt du côté de la contradiction économique qui consiste à essayer d’édifier une forteresse monétaire et financière dans un espace européen isolé, qu’on voudrait transformer en marché protégé et en réserve de capitaux hautement rémunérateurs (une sorte de Suisse élargie)? Et d’autre part, peut-être surtout, dans le fait que l’expansion de la production capitaliste et de la consommation marchande ne peuvent se réaliser aujourd’hui par un retour en deçà des formes de représentation sociale et de participation collective qui avaient été conquises en un siècle et plus par le mouvement ouvrier ? La croissance (quelles qu’en soient les modalités qualitatives, et qualitativement nouvelles) supposerait au contraire leur élargissement ce qui veut dire en pratique un compromis social plus équilibré, un accroissement de puissance collective et d’initiative individuelle des travailleurs, au sens large de ce terme. Mais c’est précisément ce que les “élites du pouvoir” actuelles refusent même d’envisager, pour des raisons politiques plus encore que techniques. Et c’est ce que les vieilles organisations du monde du travail ont été incapables de penser, de revendiquer et d’organiser (cf. il y a dix ans déjà, les réflexions de Jean-Louis Moynot, alors secrétaire confédéral de la CGT française : Au milieu du gué. CGT, syndicalisme et démocratie de masse, PUF, Paris 1982). En clair, l’exclusion n’a de sens que par rapport au blocage et à la régression de l’Etat national-social (j’emploie ce terme comme un équivalent réaliste de la notion mythique d’Etat du Bien-Etre, ou d’Etat-Providence.) Mais ceci me conduit à une seconde raison. Elle n’est, en réalité, que la contrepartie de la précédente. Si l’Etat national-social se trouve écartelé entre le marché financier mondial et la gestion régressive du conflit social domestique, sa propre crise politique se développe de façon relativement autonome. Le paradoxe de cette crise est qu’elle se présente à la fois comme une crise des Etats existants – crise d’efficacité, crise de légitimité – et comme une crise de cet Etat inexistant qui est idéalement visé par la construction européenne (E. Balibar, Es gibt keinen Staat in Europa, rééd. en français dans Les frontières de la démocratie, Editions la Découverte, 1992).
C’est dans la direction de cet Etat inexistant (ou plutôt de la bureaucratie qui en tient lieu, à la fois assujettie aux fluctuations des intérêts politiques locaux et soustraite à tout contrôle public véritable) que sont déplacées des décisions institutionnelles et économiques de plus en plus nombreuses. Mais cet Etat qui est en réalité un non-Etat est évidemment incapable de définir pour lui-même (et tout simplement d’envisager) une base sociale fondée sur une représentation et une médiation des conflits collectifs analogues à celles qui avaient progressivement conféré aux Etats nationaux démocratiques leur légitimité.
Si on n’analysait pas ce paradoxe, qui donne lieu en permanence au spectacle grotesque d’un Etat social anti-social, d’Etats nationaux anti-nationaux (en dépit de périodiques manifestations symboliques de souveraineté, qui se retournent contre euxmêmes, comme la participation française à la Guerre du Golfe), et pour finir au spectacle d’un Etat “supra-national” absolument réfractaire au développement de toute forme d’internationalisme populaire ou collectif, on ne comprendrait pas, me semble-t-il, la façon dont se combinent aujourd’hui les thèmes de l’exclusion, de la corruption, mais aussi de l’impuissance politique dans la perception de la crise de l’Etat. J’ai, ailleurs, tenté d’indiquer les effets psychologiques paradoxaux du phénomène d’impuissance politique et sociale d’un Etat administrativement proliférant, et suréquipé d’appareils sécuritaires, qui sont omniprésents dans la façon dont les questions d’insécurité collective, d’intégration des migrants ou d’accueil des réfugiés viennent alimenter le racisme populaire (« Racisme, nationalisme, Etat », in Les frontières de la démocratie, op. cit.).
Mais j’insiste également sur ce point pour souligner les limites de l’analogie avec la constitution du fascisme. Le fascisme européen, et notamment le nazisme, s’est constitué pour une part comme une réaction à l’effondrement de l’Etat sous l’effet de la défaite et de la guerre civile, mais non à la conscience généralisée de son impuissance. Au contraire, il a constitué à sa façon une composante d’une phase d’apothéose de l’Etat à laquelle contribuaient alors tous les régimes et toutes les idéologies politiques, et à laquelle il a brutalement soumis son propre « mouvement de masse totalitaire ». L’effondrement de l’Etat
existant est peut-être à l’ordre du jour dans une partie de l’Europe (à l’Est), mais ce qui domine plus généralement est la manifestation de son impuissance (et d’abord de son impuissance à se transformer, à se réformer et à se régénérer lui-même). La différence avec le fascisme historique, même s’il y a aujourd’hui des tendances et des mouvements fascistes, c’est qu’aucune force ne peut construire un discours politique à prétention hégémonique autour d’un programme de renforcement de l’Etat ou de centralisation renforcée de l’Etat. De même je crois pouvoir suggérer qu’aucune force ne peut fédérer les revendications identitaires en Europe autour d’un nationalisme univoque.
Il reste que nationalisme(s), racisme(s) et fascismes(s) constituent un spectre de formations idéologiques qui se présupposent en quelque sorte les unes les autres. Mais ceci ne conduit qu’au fantôme d’un nationalisme intégral et intégrateur. De même que la crise sociale se cristallise autour d’un Etat inexistant – je suggérerais : autour de l’absence d’un Etat ou de l’idée d’un Etat -, de même le racisme européen se constitue de multiples réactions identitaires qui occupent la place d’un nationalisme impossible (et qui, de ce fait, en miment obsessionnellement les symboles à différents niveaux). Je conclurai maintenant sur une hypothèse d’interprétation et d’intervention. Non pas, bien entendu, un programme, mais une proposition d’orientation. Si les éléments de description précédents sont justifiés, au moins partiellement, cela veut dire que la conjoncture européenne actuelle, pour inquiétante qu’elle soit, ne traduit pas une tendance univoque, moins encore un déterminisme catastrophique. Elle traduit simplement – mais c’est beaucoup – l’exigence d’un renouvellement et d’une refondation radicale des pratiques démocratiques, nécessairement collectives, qui sont susceptibles de débloquer par en bas le cercle vicieux de la construction européenne, et, par là même, de procurer à l’institution politique comme telle la possibilité d’une nouvelle étape – nécessairement dans le sens de sa démocratisation, ou si l’on veut dans le sens d’une régression des privilèges et d’un élargissement des droits qui constituent la citoyenneté. La conjoncture européenne, pour un certain temps encore, est en suspens, même si elle est de plus en plus tendue. Ce qui m’incite à proposer cette hypothèse – relativement optimiste, mais sous condition, c’est qu’il me semble qu’on peut identifier un considérable décalage entre l’aggravation des phénomènes d’exclusion et de démoralisation politique qui nourrissent l’expansion européenne du racisme, et les capacités de quelque mouvement politique que ce soit à globaliser les revendications sociales et les revendications identitaires autour du rejet de l’étranger. Celui-ci est donc condamné à demeurer divisé intérieurement, et en ce sens à se neutraliser en quelque sorte lui-même, à l’intérieur de chaque pays et à l’échelle européenne qui, de plus en plus, est l’horizon de notre pratique politique. Cela n’enlève rien, malheureusement, à ses capacités destructives – et nous savons ou nous devrions savoir, nous le voyons d’ailleurs à nos portes à moins que nous ne nous bouchions les yeux – que la “barbarie” est toujours aussi une alternative possible. Mais dans ce décalage, ou cette fenêtre politique, la possibilité d’une alternative intellectuelle et morale fondée sur l’antiracisme, c’est-à-dire sur le refus du refus de l’autre, est sans doute encore possible. Après les contributions très intéressantes que nous avons entendues, en dépit de leurs divergences (ou grâce à leurs divergences mêmes), je voudrais préciser ceci et le rattacher aux thèmes de la société multi-culturelle et de la citoyenneté.
J’ai dit que ce qui me paraissait le plus inquiétant dans la situation actuelle, en tant que situation européenne qui tend à se généraliser (chaque pays étant parvenu à ce point par des voies différentes), c’est l’hégémonie potentielle d’une idéologie néofasciste dans une jeunesse objectivement victime d’exclusion, qu’il s’agisse d’exclusion du travail et de la consommation, donc de paupérisation, ou, ce qui va toujours de pair, d’exclusion de statut et de reconnaissance, ou tout simplement d’exclusion de perspective. Pour une telle jeunesse « citoyenneté » est un mot vide, et par conséquent « démocratie » risque de l’être – pour ne rien dire des « droits de l’homme ». Pardonnez-moi d’employer ici un langage un peu démodé, langage militant plutôt que militaire : tel est, j’en suis convaincu, le terrain principal sur lequel il faut livrer bataille. Des jeunes sans perspectives cherchent la solidarité, la communauté sans doute : ils cherchent donc une identité.
Ou plutôt ils cherchent les moyens et les formes d’une identification. Mais ceci veut dire qu’ils ne cherchent aucunement à préserver ou reconstruire ou retrouver une culture, au sens quasi-ethnographique du terme, au sens d’un mode de vie d’un ensemble de rites et de moeurs constitutifs d’un Lebenswelt. Ils haïssent en réalité leur Lebenswelt et leur culture en ce sens. Ou alors il faut prendre « culture », Kultur au sens où Freud a parlé de « das Unbehagen in der Kultur », au sens de “civilisation”. La jeunesse exclue de la cité d’aujourd’hui, objet de manipulation potentielle par un néo-fascisme, ou plutôt objet potentiel de sa propre manipulation, jusque dans les formes exacerbées de son « nationalisme » anglais, écossais, allemand (ou plutôt « ouest-allemand » et « est-allemand »), italien du Nord ou du Sud, etc.ne cherche pas fondamentalement des cultures, mais des idéaux, et bien entendu elle les cherche dans des symboles, qui peuvent se réduire à des fétiches. Le vieux marxiste, le vieux matérialiste que je suis en est convaincu : la principale façon d’être matérialiste, ou réaliste, aujourd’hui en politique, c’est d’être « idéaliste », ou plus exactement c’est de poser la question des idéaux, et des choix à faire entre idéaux. Ces idéaux seront nécessairement des expressions renouvelées de très anciennes idées dont la démocratie se réclame, mais dont ses réalisations actuelles donnent un spectacle très triste, des idées qui soient traductibles à la fois sur le terrain de l’économie et sur celui de la reconnaissance symbolique : je pense avant tout, premièrement à l’idée de l’égalité des citoyens, deuxièmement à l’idée de la vérité du discours politique, et troisièmement à l’idée de la sûreté entendue comme réduction de la violence, et du « rôle de la violence » dans la politique, ce qui n’est évidemment pas la répression, c’est-à-dire la contre-violence (cf. E. Balibar, « La sûreté et la résistance à l’oppression ». Sûreté, sécurité, sécuritaire, in Cahiers Marxistes, Bruxelles, n°200, nov.-déc. 1995).
Probablement les trois choses qui font le plus gravement défaut à nos Etats de droit actuels. Mais nous pouvons alors essayer de déplacer un peu le débat sur la multi-culturalité. Ce débat me semble enfermé dans une alternative absurde. Disons plus modestement : je crains qu’il ne s’enferme dans une alternative absurde. A nouveau, sans doute, à cause de l’équivoque intrinsèque de l’idée même de culture. Je comprends bien l’utilité qu’il peut y avoir à parler de société multi-culturelle ou multi-ethnique comme le font Daniel Cohn-Bendit et Claus Leggewie[[Claus Leggewie, Multi Kulti. Spielregeln für die Vielvdlkerrepublik, Neuauflage, Rotbuch Verlag, Berlin 1993 (et son intervention au colloque de Francfort: « Vom Deutschen Reich zur Bundesrepublik – and nicht zurück. Zur politischen Gestalt ciner multi kulturelle n Gesellschaft )>, in Schwierige Frenadheit… op. cit.) dans un pays comme l’Allemagne où l’idée de l’homogénéité culturelle, celle de la Kulturnation a été officialisée et incorporée aux institutions, au droit de la Staatsnation : par exemple aux conditions de la naturalisation (Einbürgertung). Il n’est pas sûr d’ailleurs – contrairement à une légende tenace des deux côtés du Rhin – que la France représente à cet égard un cas absolument opposé. Mais de toute façon cela devrait plutôt nous conduire à dé-construire cette notion, à démontrer qu’il n’existe en Europe aucune culture nationale qui soit « homogène », surtout pas la prétendue « culture allemande ». L’objectif ne peut donc être d’amener plus ou moins pacifiquement telle ou telle « culture nationale » à se considérer elle-même sur son propre territoire, imaginairement clos, comme une culture parmi d’autres c’est-à-dire à passer en quelque sorte du monisme au pluralisme culturels.
Encore une fois ce qui est en jeu ici ce ne sont pas des moeurs ou des traditions, mais des lignes de démarcation symboliques, et ces lignes de démarcation sont inscrites dans des institutions, dans l’architecture et la pratique de massifs appareils d’Etat, de même qu’elles sont surdéterminées par des clivages de conditions sociales et économiques. Ce qui est à l’ordre du jour, c’est donc, selon moi, de déranger le face-à-face de la « société civile » et de l’« Etat », devenu depuis quelque temps, au moins au niveau de la conscience et du discours public, un face-à-face des communautés culturelles et de l’Etat dans lequel s’anéantit la politique, et de réintroduire un troisième terme: celui du mouvement politique (je n’ai pas dit du parti, ou de l’organisation).
Il faut donc viser la reconnaissance par les institutions, par l’Etat à ses différents niveaux, de la « différence culturelle » existante qu’elle soit individuelle ou communautaire (et l’Etat commence au niveau d’une commune, ou d’un service de logement, ou d’une école, pour aller jusqu’aux administrations supranationales). Par exemple, en France il faut exiger que la religion islamique cesse d’être institutionnellement discriminée au nom même de la laïcité officielle (qu’Edgar Morin a eu parfaitement raison de rebaptiser « catholaïcité »). Mais il faut en même temps, et je pense que c’est la condition sans laquelle rien ne sera obtenu, reconstituer un démos pour la démocratie : das Volk, et non pas « ein Volk », comme l’avaient initialement proclamé les manifestants de Leipzig il y a cinq ans. C’est-à-dire en clair des mouvements démocratiques, civiques mais non étatiques, et en particulier des mouvements trans-culturels (et même des « mouvements culturels trans-culturels »). A la fois des mouvements qui traversent les frontières culturelles, et des mouvements qui dépassent le point de vue des identités culturelles, c’est-à-dire qui rendent possibles et incarnent d’autres identifications.
La question que je me pose alors est de savoir si ce double objectif : inscrire dans les institutions de l’Etat la reconnaissance du « droit à la différence », et développer face à l’Etat (ce qui ne veut pas dire contre lui : dem Staat gegenüber, nicht dem Staat entgegen) des mouvements politiques, des mouvements civiques, si donc ce double objectif peut être atteint aujourd’hui dans le cadre national ou purement national. Je n’ai pas le temps de justifier ici complètement ma position, mais je pense que c’est en fait impossible, et que le seul niveau où il y a une chance d’y parvenir (je ne dis pas une certitude) est le niveau européen celui d’une citoyenneté européenne transnationale ouverte, qui est à discuter et à définir en même temps qu’elle élabore ses bases sociales, son idéologie. En effet la question d’une culture européenne ne se pose même pas (sauf dans les rêves nostalgiques du pape Jean-Paul II), celle d’une nation ou d’une supernation européenne est dénuée de sens, y compris et surtout sur le modèle américain. En revanche ce qui est à l’ordre du jour, c’est la construction d’un espace public européen, d’une Offentlichkeit européenne. Et nous ne faisons rien d’autre ici qu’y travailler, avec nos moyens d’intellectuels.
Cette construction d’un espace public ou d’un espace de citoyenneté européenne est à l’ordre du jour parce qu’il n’y a pas eu de « révolution » en Europe en 1989 n’en déplaise à Dahrendorf; parce que le projet d’Europe des banques centrales et des bureaucraties est politiquement mort; mais aussi parce qu’il est impossible et insupportable de se laisser enfermer dans l’alternative de ce cadavre et du retour aux nationalismes du XIX’ siècle – que dis-je du XIX’ siècle? du Moyen Age, s’il est vrai que dans quelques années il n’y aura peut-être plus d’Etat national britannique ou italien …
Dans cette longue marche vers l’espace public européen, qui est aussi une course de vitesse, nous voyons bien que l’intervention des membres des communautés ou pseudo-communautés turques d’Allemagne, indiennes ou pakistanaises d’Angleterre, arabes ou africaines de France, etc., aujourd’hui enjeux démagogiques et objets de fixation obsessionnelle, demain acteurs de la politique, est un moment essentiel. A condition qu’ils ne restent pas « entre eux », et que nous ne restions pas “entre nous”. Le jour où quelque chose comme une marche, un congrès, une manifestation ou un réseau des initiatives de la jeunesse d’Europe pour les droits démocratiques et l’égalité aura surgi, ce jour là une porte se sera ouverte.