Pendant trois semaines, dans les ghettos des banlieues pauvres, nommés par euphémisme cités ou quartiers sensibles, à la périphérie de la périphérie, des milliers de voitures ont brûlé, des équipements publics ont été dévastés, des compagnies de CRS ont été délibérément attaquées. L’étincelle qui a mis le feu aux poudres, la mort absurde de deux adolescents saisis d’insécurité par le comportement ordinaire de la police, n’a rien de nouveau : il y eut par le passé des bavures tout aussi graves et bien plus caractérisées auxquelles ont presque toujours répondu des saccages, mais qui sont restés localisés. Rien de nouveau non plus dans les méthodes employées et les cibles visées : depuis plusieurs années, en Alsace notamment, des voitures flambent la nuit de la Saint-Sylvestre ou lors de plus obscures commémorations; et cela fait déjà longtemps que des établissements d’enseignement sont vandalisés par des collégiens en rupture d’école, que des bus ou des voitures de police sont caillassés, que des voyageurs sont dépouillés dans les transports publics. La nouveauté, aujourd’hui, c’est l’extension immédiate des violences, leur propagation rapide, la contamination dans les provinces et au-delà des frontières d’un mouvement spontané et non prémédité.
Mouvement sans revendications explicites, à part la démission d’un ministre de l’Intérieur disqualifié par ses propos et que tout le monde sait méprisé par ses supérieurs; mouvement impossible à réduire à une revendication ethnique ou raciale, car si les émeutiers sont en majorité d’origine maghrébine ou africaine, on y distingue aussi des Asiatiques et des Français de souche; mouvement irréductible à la catégorie de la jeunesse puisque la majorité des jeunes, à la différence de mai 1968, des manifestations contre le CIP en 1994 ou encore du récent mouvement lycéen du printemps dernier ne s’y associent pas; mouvement sans esprit ni conscience de classe, typique des soulèvements plébéiens qui brouillent les distinctions convenues; mouvement de “révolte logique” face à la misère permanente et à l’humiliation quotidienne, mais mouvement sans stratégie, trop enclin à se contempler sur les écrans de télévision, tirant sa force éphémère de la couverture médiatique qui lui est faite, et dépendant du même coup de l’autocensure de l’information mise en place pour éviter “l’effet Téléthon”. Mouvement cependant plus luddiste que ludique, s’alimentant aux sources d’un réel désespoir, mais dépourvu d’utopie, à l’horizon borné par les barres et les tours. Mouvement incompréhensible pour les sociologues, les journalistes et jusqu’à certains révolutionnaires eux-mêmes, puisqu’il résiste aux clefs bien huilées avec lesquelles ils ont l’habitude d’expliquer les mouvements sociaux : ni l’analyse sociologique, ni l’étude de la composition de classe ne parviennent à en cerner la spécificité. C’est que ces émeutes sont celles d’une plèbe inidentifiable, de corps rebelles dont l’existence est réduite à la vie nue et qui n’ont pas encore trouvé d’autre langage que celui des gestes destructeurs.
Ne nous faisons pas d’illusions, dans la vie courante, nombre de ses acteurs sont haïssables : abrutis pour certains par la religion, aliénés par la consommation permise, adeptes des valeurs viriles, communiant avec les maîtres de la société dans l’imbécile culte du sport, – certaines émeutes ont été suspendues le temps d’un match de foot à la télévision -, trop souvent abjects dans leur comportement avec les femmes dont l’absence dans les émeutes en signe l’inacceptable limitation, ils ne seraient certes pas nos amis. C’est leur révolte qui, au-delà d’eux, est remarquable. À travers leurs contradictions mêmes, ils représentent la face sombre et vengeresse de l’inconscient social trop longtemps refoulé, comme l’ont représenté autrefois les classes dangereuses. Mais, sous peine de replonger plus amèrement dans leur misère, il leur faudra tirer les leçons de l’expérience afin de gagner en lucidité : déjà, ils ont vu à l’œuvre le rôle répressif des imams et de l’Islam, simple auxiliaire, comme toute religion, de la police; il leur reste à se débarrasser de toute forme de morale puritaine et virile afin que les femmes se joignent activement et à part égale, comme les Pétroleuses de la Commune, à tout combat futur; ils doivent de même en finir avec la stupide rivalité de bandes qui les rive à leur territoire et les prive de mobilité offensive; enfin il devront apprendre à choisir des cibles plus directement politiques.
Dans une société où toutes les formes antérieures d’appartenance et donc de conscience qui leur étaient associées ont été laminées, ces événements témoignent du retour éruptif et incontrôlable de la question sociale, d’abord sous une forme immédiatement négative, que symbolise le feu, cet emblème de toutes les apocalypses. Certes, contrairement aux émeutes de Los Angeles en 1965 et en 1992, la population des quartiers ne s’est pas jointe en masse aux émeutiers, contrairement à mai 68 la poésie ni l’intelligence ne sont sur les barricades, et aucune grève sauvage ne va se généraliser à la faveur de ces troubles. Mais les dirigeants ont eu chaud aux pieds et ont dû lever le masque. Une démocratie qui, pour faire face à un mouvement quantitativement limité eu égard au nombre de ses participants, est obligée de remettre en vigueur une vieille loi coloniale, ne fait que révéler son imposture constitutive : là où la police abusait de ses attributions, l’état d’urgence donne à ses abus la légitimité qui leur manquait; et ce qu’on appelait naguère “liberté individuelle” s’appelle aujourd’hui pouvoir discrétionnaire du flic. De toute manière, ce que viennent de dessiner en un éclair les feux de détresse allumés durant ces nuits de novembre, c’est le retour d’une possibilité qui semblait perdue : celle d’affoler le pouvoir même lorsque ses forces sont harcelées en ordre dispersé sur l’ensemble du territoire par une poignée de laissés pour compte. On peut dès lors imaginer la puissance d’un soulèvement qui entraînerait, par delà les habitants des ghettos, toute une population en voie de paupérisation croissante et irait porter la guerre civile contre les organes mêmes du capital et de l’État. Au-delà des récents brasiers présentés comme l’image même du cauchemar, il est temps que se lève de nouveau un rêve concret d’utopie.
Novembre 2005