Je ne peux pas m’empêcher de penser au critique qui n’essayerait pas de juger mais mettrait au monde une œuvre, une phrase, une idée… Il multiplierait non pas le nombre de jugements mais les signes de l’existence ; il leur ferait appel, il les sortirait de leur sommeil.
Michel Foucault, Le philosophe masqué
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Michel Foucault corrupteur de jeunesse ? intellectuel engagé des années 60 qui sombra dans un nihilisme totalitaire ? sadomasochiste invétéré qui paya de sa vie ses goûts pervers ? porteur volontaire du VIH et semeur de mort dans les bains ? Pour sommaires et grotesques qu’ils paraissent, tels sont les jugements qui circulent en Amérique depuis quelques années sur le compte du philosophe français et qui ont été relancés suite à la publication de la biographie The Passion of Michel Foucault en janvier 1993[[New York, Simon and Schuster, 1993. Des extraits importants en avaient été déjà publiés en 1990 dans plusieurs revues américaines. Les titres en donnent le ton : voir, par exemple, “Carnivals of Atrocity : Foucault, Nietzsche, Cruelty”, Political Theory, vol. 18, no. 3, août 1990, p. 470-91; et “Foucault : The Secrets of a Man”, Salmaguidi, automne 1990, pp. 311-33.. Écrite par James Miller, ancien critique à Newsweek et enseignant à la New School for Social Research (New York), c’est la seule des trois biographies de Foucault parues en anglais en l’espace de trois ans qui ait retenu l’attention à la fois des universitaires et de la presse aux États-Unis et qui soit le sujet d’une controverse intense. Alors que les deux autres biographies – la traduction américaine de Michel Foucault par Didier Eribon du Nouvel Observateur et The Lives of Michel Foucault par l’universitaire anglais David Macey – ont été jusqu’ici l’objet d’articles critiques peu nombreux[[Parus respectivement à la Harvard University Press en 1992 et chez Hutchinson en Angleterre et chez Pantheon à New York en 1994 (trad. française Gallimard, 1994)., le livre de Miller a été commenté dans les grands quotidiens comme le New York Times et le Boston Globe aussi bien que dans des hebdomadaires et des revues mensuelles qui représentent toute la gamme idéologique : Newsweek, The New Republic (néo-libérale et proche du Parti Démocrate)[[Comme toujours il faut rappeler que le libéralisme au sens américain actuel remonte aux années 1930 et à l’ère du Président Franklin Roosevelt et du New Deal; il défend les droits civiques des citoyens et la liberté individuelle en matière de mœurs tout en prônant sur le plan économique et social les bienfaits d’un état interventionniste. En revanche, le “néo-libéralisme”, c’est le produit des années 1980 qui ont vu un bon nombre de “libéraux” (venant du Parti Démocrate) se convertir à la doctrine de la dérégulation des marchés et des entreprises quand ils ne sont pas passés directement au camp des “néo-conservateurs”, qui, eux, favorisent une politique qui vise carrément à détruire l’État-providence. Le Président Bill Clinton et l’organisme dont il faisait partie, le Democratic Leadership Council, sont “néo-libéraux”., The National Review (très conservatrice et proche du Parti Républicain), Dissent (revue social-démocrate), The New York Review of Books, Tikkun (revue de gauche juive), Artforum (revue d’art très suivie) et The Chronicle of Higher Education (chronique quasi-officielle de la vie universitaire). En plus, à l’occasion de sa sortie, The Passion of Michel Foucault fut d’abord le sujet d’un numéro spécial de la revue social-démocrate Salmagundi (dont Miller est l’un des animateurs) et ensuite d’un colloque tenu en mai 1993 à l’Université de Californie à Berkeley qui réunit sur le plateau entre autres Eribon, Miller, le biographe Alexander Nehemas et Paul Rabinow, anthropologue et ancien collègue de Foucault à Berkeley.
“Insistance sans relâche très américaine sur l’interprétation des oeuvres en fonction de la vie privée”, déclare mi-ironique, mi-approbateur Newsweek[[Kenneth Woodward, “A Philosopher’s Death Wish”, Newsweek, 1er fév. 1993, p. 63.. Et sans doute faudrait-il y voir l’une des raisons du succès du livre de Miller en Amérique: comme dans un grand nombre de biographies populaires, le cadre idéologique, politique et social de la vie du philosophe cède la place à une fixation sur la “psychologie” de l’auteur. Ensuite, il faudrait également souligner le fait que le livre de Miller a bénéficié des moyens de publicité et de diffusion incomparables qu’a pu lui fournir une grande maison d’édition new-yorkaise telle que Simon and Schuster – accaparant ainsi tout le marché du grand public bien avant la sortie toute récente de la biographie par Macey – tandis que la biographie par Eribon se retrouvait prisonnière du marché académique très réduit des presses universitaires (pour la plupart non-commerciales) dont les publications figurent de moins en moins dans les chroniques littéraires de la grande presse. Pourtant, aussi séduisantes qu’elles soient, à elles seules ces raisons n’expliquent en rien l’ampleur des polémiques qui accompagnent l’accueil très favorable fait au livre dans la presse et les revues ; on a l’impression que la biographie par Miller sert également d’occasion pour relancer les grandes controverses sur la culture nationale et l’université qui se poursuivent aux États-Unis depuis la fin des années 1980[[Pour une chronique détaillée doublée d’une analyse éclairante des “culture wars” aux Etats-Unis consulter l’article très riche d’Eric Fassin, “La Chaire et le canon: les intellectuels, la politique et l’Université aux Etats-Unis,” Annales. Economies, sociétés, civilisations vol. 48, no. 2, mars-avril 1993, pp. 265-301. Comme l’indique bien son titre, l’auteur se limite au cadre universitaire et n’évoque qu’en passant les controverses soulevées au sujet de la pornographie, les arts, la censure, etc. Ces dernières, il en parle plus longuement dans un autre article intitulé, “Pouvoirs sexuels : le juge Thomas, la Cour suprême et la société américaine”, Esprit, no. 177, décembre 1991, p. 102-30.. Donc, mon propos ce sera de tracer dans le détail la manière dont le biographème “Foucault” façonné par Miller sert de mécanisme d’articulation discursive astucieuse dans un contexte idéologique précis, et de voir comment il arrive à mobiliser l’attention des journalistes et universitaires américains, surtout ceux qui sont inquiétés par l’évolution de la société américaine vers un modèle multiculturel et par la montée de nouveaux courants de pensée et de réforme à l’intérieur des facultés américaines et dont ils font remonter les origines aux années 60 (les infâmes “Sixties”). Cela nécessitera d’abord un détour par l’histoire des polémiques actuelles aux États-Unis, puis un examen assez détaillé du discours populiste que Miller déploie dans son ouvrage.
Le Kulturkampf à l’américaine
En effet, quand le livre de Miller fait son apparition, il trouve un terrain propice pour la diffusion de ses thèses sur la vie et l’œuvre de Foucault. Depuis les années 1980, les milieux politiques, journalistiques et même universitaires sont agités par une véritable lutte politique au sujet de la culture nationale au sens large et des grands choix de société qui oppose, grosso modo, les conservateurs et la droite fondamentaliste d’une part et les “libéraux”, appuyés par les communautés “minoritaires”, les gays et les féministes d’autre part. En fait, il faut rappeler qu’avec l’encouragement ouvert des administrations Reagan et Bush les premiers organisèrent des campagnes politiques puissantes en faveur des mesures législatives et juridiques dont la liste est très longue : l’abrogation de l’autorisation juridique de l’avortement (donnant le feu vert aux groupes extrémistes comme Opération Rescue dont certains membres finirent par incendier des cliniques et commettre des assassinats contre des médecins) ; la suppression de la pornographie visuelle (en la définissant moins en fonction de son caractère explicite que d’après les actes sexuels qu’elle met en scène) avec par ailleurs le soutien de certaines féministes ; le blocage de toute extension des droits civiques aux gays (y compris l’accès au service militaire) ; le refus de toute subvention d’État aux artistes auteurs d’œuvres jugées “obscènes” (d’après une loi sponsorisée par le sénateur Jesse Helms) et le recours à la censure si nécessaire ; l’imposition d’un langage “chaste” dans les campagnes d’informations officielles sur le SIDA pour “ne pas encourager l’homosexualité” entre autres ; l’annulation de toute politique d’État visant à encourager la croissance du nombre d’inscriptions des “minorités” dans les facultés ; l’abrogation de toute loi contre la discrimination sexuelle en matière d’emploi et contre le “harcèlement” sexuel dans les lieux de travail. Un grand nombre de ces projets furent menés par la droite au nom des “family values”, rubrique d’autant plus évocatrice qu’elle est vague. Ces tentatives ont rencontré jusqu’ici une vive résistance de la part des “libéraux” et de leurs alliés politiques (quelque peu appuyés par le Président Clinton depuis son élection en novembre 1992).
L’enseignement secondaire et supérieur n’a pas échappé à ces controverses, au contraire. Cependant, si les tentatives de la droite fondamentaliste de réintroduire la pratique de la prière dans les écoles (interdite par la Cour Suprême en 1962) et l’enseignement des doctrines créationnistes dans les cours de sciences naturelles suscitent une opposition libérale grandissante[[La droite protestante lutte depuis bien des années contre toute influence de “l’humanisme laïque” dans les établissements publics., il y a un autre débat qui, lui, tend non seulement à suivre la scission droite/gauche mais aussi à diviser le camp des “libéraux” et de la gauche. C’est celui qui oppose d’un côté les tenants de l’enseignement largement encore en place qui remonte aux années 1940-1950 et de l’autre ceux qui se réclament de la nécessité de modifier le “canon” des “humanités” en fonction des nouveaux courants de recherche et d’une nouvelle situation culturelle et politique. Les premiers résistent avec opiniâtreté à toute réforme du cursus secondaire et universitaire de base qui remettrait en cause les présupposés du modèle d’une culture nationale unitaire et d’origine européenne ; les seconds s’appuient sur le fait que la vieille politique d’assimilation pure et simple visant une seule identité nationale (le fameux “melting pot”) est désormais dépassée par un nouvel état de fait social et par une insistance populaire récente sur le pluralisme des traditions et des communautés en Amérique (le tout aussi fameux “multiculturalisme”). Cette dernière s’inspire à la fois des courants de pensée dans les communautés noire, hispanophone, amérindienne et asiatique, de l’explosion culturelle à l’heure actuelle chez ces mêmes groupes, du militantisme des organismes féministes et gay et enfin de la montée des inscriptions de femmes et d’étudiants d’origine non-blanche et non-européenne dans les facultés[[Voir encore l’article de Fassin, “La Chaire et le canon”. L’auteur rappelle qu’en France l’inscription des “grands livres” Ç’great books”) de la tradition occidentale aux programmes scolaires et universitaires n’existe pas. A New York la réponse des traditionalistes aux réformes scolaires proposées fut telle que le chancelier d’éducation de la Ville de New York Joseph Fernandez dut démissionner en février 1993.. De plus, ce révisionnisme de gauche cherche à repenser les grands récits de la modernité qui organisent l’enseignement traditionnel des humanities, en tenant compte des exclusions et des oublis à l’égard de l’histoire des communautés et des groupes minoritaires ; parfois il procède jusqu’à une interrogation sceptique de certains présupposés et méthodes des sciences humaines et même des sciences naturelles. Ces polémiques atteignirent leur point culminant lors des cérémonies commémorant le 500e anniversaire de l’arrivée de Christophe Colomb en Amérique.
Or, on notera que dans les débats universitaires la mise en cause des disciplines et la nouvelle politique communautaire se sont souvent appuyées entre autres sur les écrits des philosophes français regroupés pêle-mêle sous diverses rubriques comme le “structuralisme”, la “déconstruction” ou même le “poststructuralisme” (étiquette anglo-américaine qui désigne ceux ou celles qui contestent les présupposés structuralistes au nom d’un nietzschéisme radical) : les oeuvres de Lacan, Derrida et Foucault en premier lieu et à un moindre degré celles de Althusser, Barthes, Baudrillard, Bourdieu, Cixous, Deleuze et Guattari, Irigaray, Lyotard et Wittig. Cela est devenu un sujet de plainte non seulement des conservateurs mais aussi des gens de la gauche traditionnelle comme Bogdan Denitch, philosophe politique et premier secrétaire des Democratic Socialists of America : “La politique d’identité et des imports mécaniques de la mode intellectuelle française ont rendu dérisoires et décentrées des tentatives de construire des coalitions politiques authentiques qui pourraient fournir une arène politique pour une gauche renaissante”[[Cité par Paul Gross et Norman Levitt, Higher Superstition: The Academic Left and Its Quarrels with Science, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1994, p. 83.. En outre, on pourra citer le fait que de nouvelles unités d’enseignement et de recherche interdisciplinaires connaissent un essor dans les facultés depuis les années les plus noires de l’ère reaganienne : les études féminines (“Women’s Studies”), les études gay et lesbiennes (“Gay and Lesbian Studies”; ensuite “Queer Theory”), les études culturelles (“Cultural Studies”, discipline anglaise passée en Amérique qui étudie entre autres la culture de masse) et à un moindre degré l’étude interdisciplinaire des sciences (“Science Studies”). De manière variée les mêmes courants de pensée venus d’outre-mer y jouissent d’une influence réelle[[Par ex., voir Lawrence Grossberg, Cary Nelson et Paula Treichler, eds., Cultural Studies, New York, Routledge, 1992; Linda Kaufman, ed., American Feminist Thought at Century’s End: A Reader, Cambridge, Mass., Blackwell, 1993; Henry Abelove, Michele Barale et David Halperin, eds., The Lesbian and Gay Studies Reader, New York, Routledge, 1993; Andrew Pickering, ed., Science as Practice and Culture, Chicago, University of Chicago Press, 1992., provoquant le désarroi chez les tenants de l’enseignement traditionnel.
Il n’est pas rare de rencontrer des universitaires français de passage aux États-Unis, qui sont éberlués de voir encore agiter aujourd’hui avec un grand sérieux les problématiques posées d’abord aux années 1970 dont ils croyaient qu’elles avaient été “réglées” et “classées” depuis belle lurette : la question du “sujet”, le pouvoir-savoir, la discipline des corps, la différence sexuelle (“gender”), la sexualité, la “police” des familles, le désir et le corps social, etc. “Anachronisme” ou “retard paradoxal du Nouveau Monde” pensent certains ; “retour du puritanisme américain” affirment d’autres. Oui et non. Car il ne faudra pas oublier qu’en Amérique, s’il est toujours question du corps à l’heure actuelle, c’est que les enjeux sociaux en restent considérables et cela à plusieurs titres. D’abord, on doit mentionner que l’infrastructure de la santé et de la sécurité sociale (déjà moins importante par rapport à l’Europe) traverse une crise très grave depuis bien des années ; aux yeux de beaucoup, les autorités médicales s’y sont largement discréditées : la lenteur et l’ineptie de la réponse des organismes d’État et des centres de recherche à l’épidémie du SIDA (le nombre de décès dépasse 250.000), sans parler de nombreux scandales, y sont pour beaucoup. Ensuite, comme on l’a déjà vu, la droite américaine entend bien supprimer les réformes datant des années 60 en matière de police des mœurs, mais aussi en matière de code pénal (la peine de mort fut rétablie en 1972 et reçoit une application plus large chaque année). Puis, face à la droite, il y a les mouvements féministe et gay qui restent bien plus actifs qu’en France.
C’est donc d’après ce contexte général que l’on pourra comprendre l’intérêt que des universitaires américains, surtout des jeunes chercheurs, précisément ceux qui n’ont pas accès à la presse écrite et aux revues, continuent à porter aux philosophes français du “structuralisme”. Et c’est également pourquoi, pour certains qui cherchent à s’expliquer le “fléau” multiculturel qui s’abat sur les facultés américaines et sur la société tout entière, le “virus français” de la “déconstruction” s’avère être une raison toute trouvée pour rejeter sur l’Autre venu de l’étranger les causes du Mal.
Le Mal français
C’est bien entendu dans les écrits de Camille Paglia que la colère des traditionalistes trouve son expression la plus violente et la plus diffusée. Sous des dehors contestataires et mobilisant un populisme anti-universitaire toujours prêt à refleurir aux États-Unis, Paglia concentre ses feux sur Foucault, chef de file, dit-elle, “de l’école française [qui vendit de la camelote à toute une génération de critiques américains la plongeant dans la ruine”[[Camille Paglia, “Junk Bonds and Corporate Raiders: Academe in the Hour of the Wolf”, in Sex, Art, and American Culture, New York, Vintage, 1992, p. 191.. D’après Paglia, il s’agit de rien de moins que du “gaspillage tragique du talent américain asservi aux maîtres français, se faisant laquais d’un fascisme étranger”[[Op. cit., p. 215.. L’Amérique n’avait pas besoin de la déconstruction parisienne, prétend-elle, pour se révolter ; la culture de masse – surtout le rock – avait déjà bouleversé les États-Unis[[Op. cit., p. 210.. C’est cette même tradition de révolte romantique très américaine que les nouveaux universitaires – les féministes et les gays surtout – ont trahie[[Op. cit., pp. 211-13. ce qui ne l’empêche pas de déclarer ailleurs que ces “professeurs ‘politically correct’ avec leur hostilité envers le ‘canon’ des grands écrivains et artistes européens ont fait des dégâts sérieux à la qualité de la formation “sous-graduée” dans les meilleures facultés américaines”[[Camille Paglia, “The nursery-school campus: The corrupting of the humanities in the US”, Times literary Supplement, 22 mai 1992 , p. 19..
En outre, à ses yeux, Foucault et ses disciples, ce sont de mauvais érudits, des assoiffés du pouvoir corrompus qui n’hésitent devant aucun mensonge[[“Junk Bonds”, pp. 224, 188, 203-04, 191.. Les conséquences politiques en sont catastrophiques. Et Paglia de conclure “C’est la même combinaison d’abstraction maniaque et de cupidité du pouvoir personnel qui mena à l’aménagement fou des camps de concentration”[[Op. cit., p. 224.. Dans ces écrits, Paglia, qui ne s’embarrasse d’aucun paradoxe, accumule les épithètes chères à l’imaginaire américain au sujet des “Frenchies” : pédants, dilettantes, superficiels, poseurs – et comme toujours le thème sexuel n’est jamais éloigné dans ce discours – dénués de force, de machisme, bref, ce sont des efféminés impuissants[[Op. cit., p. 224-32.. C’est en cela que Foucault est la cible de choix des polémistes américains tels que Paglia : en tant qu’intellectuel et français, il n’est déjà pas un “homme” par deux fois. Homosexuel et “refoulé” de surcroît ? Encore mieux ! Et c’est là où le registre personnel de Paglia atteint son paroxysme de violence faisant écho aux rumeurs lancées par Hervé Guibert “C’était un homme au psychisme mutilé : si ce que j’ai entendu dire est vrai au sujet de son comportement public après qu’il eut appris qu’il avait le SIDA, alors Foucault mériterait la condamnation de toute personne morale”[[Op. cit., p. 230. Il n’est pas exclus qu’elle fasse allusion aux premiers articles de Miller. Voir la note 1.. Enfin, c’est un érudit dont les théories sociales ont refoulé la Nature ; elle s’est bien vengée sur lui : “Foucault fut descendu par la force élémentaire refoulée et supprimée par son système. Les sciences, dédaignées par les foucaldiens, c’est tout notre espoir de maîtriser le rétrovirus et les infections maraudeuses du SIDA”[[Op. cit., pp. 241-42.. En reprenant une des thèses chères à la droite au sujet des années 60, elle affirme de manière péremptoire que “… c’est de la promiscuité sexuelle païenne des années 60 que résulta le SIDA. Chaque personne de ma génération qui prôna l’amour libre est responsable du SIDA”[[Op. cit., p. 216.. Donc, intellectuel français, sidéen, mauvais érudit et homosexuel psychiquement atteint voilà des thèmes qui seront promis à une longue carrière, grâce en partie au livre de Miller qui leur servira d’appui, de relais.
Quelque exagérées et violentes que soient les accusations de Paglia, elles ne sont pas sans rapport avec une tradition conservatrice anglo-américaine, qui depuis toujours reproche aux intellectuels français leur goût de l’abstraction et leurs engagements politiques, et dont le dernier avatar est le livre de Tony Judt qui s’intitule, Passé imparfait: Les intellectuels en France, 1944-1956 et a paru en 1992[[L’édition originale est française (Paris, Fayard, 1992); l’édition américaine fut publiée la même année à Berkeley (Californie) à la University of California Press sous le titre Past Imperfect: Intellectuals in France, 1944-1956.. Enseignant à la New York University et ancien marxiste et transfuge anglais passé au camp libéral (au sens européen), Judt avait mené ses recherches dans le cadre d’un des hauts-lieux de rencontre de l’intelligentsia américaine pendant la guerre froide, la Hoover Institution of War and Peace (Stanford University), think-tank conservateur. Fort bien reçu par les critiques y compris James Miller[[Un commentaire élogieux rédigé par lui figure sur la quatrième de couverture du livre., le livre cherche à démythifier les grands noms de l’intelligentsia française d’après-guerre comme Sartre, Mounier, Malraux et Merleau-Ponty qui devaient leur autorité surfaite à l’importance d’alors des religions laïques (le PCF en particulier), de l’Église et de l’Etat-providence qui se trouvent tous aujourd’hui en déclin[[Judt, Past Imperfect, p. 296-99.. Leur statut mythique d’intellectuels leur conférant une irresponsabilité totale, chez eux la pensée abstraite put prendre le pas sur l’érudition scrupuleuse, ce qui mena certains d’entre eux droit à la tentation totalitaire[[Op. cit., pp. 296 et 310.. Toujours selon Judt, les habitudes de pensée continuent chez leurs successeurs tels que Lacan, Derrida, Foucault, Baudrillard, Bourdieu et Barthes mais heureusement, s’empresse-t-il d’ajouter, plus personne en France ne les lit. Ce n’est qu’à l’étranger où le mythe de l’intellectuel français est vivace que la cohorte structuraliste et déconstructionniste est lue mais hors contexte[[Op. cit., pp. 299-300 .. Reprenant les thèses de Luc Ferry et Alain Renaut, il accuse la génération structuraliste d’être toujours prisonnière de la “problématique allemande”, comme celle qui l’a précédée et d’être incapable d’accorder ses thèses relativistes sur la culture avec ses prises de position politiques en faveur des droits de l’homme[[Op. cit., pp. 314 et 316.. Le livre s’achève sur un double vœu : que les intellectuels tant en France qu’à l’étranger abandonnent une fois pour toutes l’idéal de l’engagement politique pour s’en retourner aux modestes travaux de l’érudition et qu’une vraie tradition libérale s’installe en France telle que l’on en trouve, sans doute, dans les pays anglo-saxons[[Op. cit., pp. 314-316..
Ces polémiques qui ont lieu aux États-Unis ne sont pas si je puis dire étrangères à l’intelligentsia française, ne serait-ce que parce qu’un assez bon nombre d’enseignants français ou francophones passe un trimestre de temps en temps dans les facultés américaines quand ils n’y sont pas carrément titulaires et en ont rapporté les débats et les polémiques dans les pages des revues françaises. A cet égard il faut signaler les interventions d’Antoine Campagnon (Columbia University), Jean-Marie Apostolidès (Stanford University), Vincent Descombes (Emory University), Thomas Pavel (Princeton University), François Furet et Pierre Nora[[Eric Fassin a relevé entre autres les publications suivantes Libération jeudi 1er août 1991, “Des grumeaux dans le melting pot”, article de F. Sergent et entretien avec D. De Souza, pp. 15 ss, Le Nouvel Observateur du 29 août au 4 septembre 1991, “Les Nouveaux maîtres censeurs”, article de P. Nora et entretien avec F. Furet, pp. 48 ss, Actuel avril 1992 (dossier sur l’Amérique), Le Messager européen n°. 5, 1991, “Le Crépuscule de l’Europe sur les campus américains”, pp. 95-158; voir Fassin, “La Chaire et le canon”, p. 26 n5. Voir également A. Boyer et al., Nous ne sommes pas nietzschéens, Grasset, 1991, commenté par Pierre Macherey dans art592, rub221, pp. 20-23.. Citons à titre d’exemple l’article de Pavel publié dans un numéro spécial du Débat (n°. 73, jan.-fév. 1993) consacré au livre de François Dosse, L’Histoire du structuralisme. Intitulé, “De l’esprit de conquête chez les intellectuels”, il répète les thèses de Judt sur l’irresponsabilité des intellectuels libérés de “l’idée régulatrice de vérité empirique”, sur leur manque d’érudition (Foucault n’avait “pas le talent mesquin de faire des fiches de bibliothèque”) et sur leur goût pour le spectacle[[Thomas Pavel, “De l’esprit de conquête chez les intellectuels”, Le Débat, n°. 73, jan.-fév. 1993, pp. 12-16.. L’influence de la génération structuraliste aux États-Unis ne pouvait être rien moins que désastreuse :
De mon côté, comme linguiste qui, dans sa jeunesse, a assisté à l’effondrement de la philologie sans en mesurer les suites, et comme littéraire qui contemple, en ce début des années 1990, les effets de la déconstruction, de l’historicisme foucaldien et du dogmatisme politique sur les études littéraires aux États-Unis, j’avoue admirer, et non sans envie, le lot de mes collègues en sciences cognitives et en histoire [en France[[Op. cit., p. 16..
Il en arrive presque à la conclusion opposée de Judt, au moins pour ce qui est de l’Université, à savoir que le libéralisme intellectuel décline en Amérique tandis qu’il renaît en France.
Un conte moral
Aux États-Unis, le moment était donc bien choisi, début 1993, de sortir une nouvelle biographie sur Foucault. Le débat s’échauffait sur l’avenir de la culture nationale et la polémique s’envenimait sur le rôle néfaste qu’aurait joué “l’école française” de 68 dans les réformes universitaires. On ne s’étonnera plus alors de constater que le livre de Miller attira toute l’attention de la critique. Toutefois, quand j’affirme que la parution de The Passion of Michel Foucault a relancé aujourd’hui la polémique sur “la pensée 68” il faut s’entendre. Car, en définitive, très peu de voix se sont élevées jusqu’ici pour infirmer les thèses fondamentales du livre. En fait, il fait la quasi-unanimité des critiques qui, eux, brassent toute la gamme idéologique et politique américaine et qui, comme un seul homme, ont profité de la sortie de la biographie pour renouveler leurs attaques contre le révisionnisme de gauche et les projets multiculturalistes de tout poil. Les chercheurs présupposés “déconstructionnistes” n’ont pas voix au chapitre, semble-t-il. Je reviendrai plus loin sur la nature de ce qu’il faudrait bien appeler, du moins en apparence, un nouveau consensus en matière de culture.
De quelle nature est cette biographie qui semble pouvoir s’imposer sur l’ensemble de la critique américaine ? A quoi ressemble-t-elle au juste ? Comme l’indique bien son titre, The Passion of Michel Foucault, c’est au drame religieux, ou disons mieux, au conte moral. Car dans la vie et l’œuvre de Foucault il s’agit de fautes commises, de souffrances encourues, d’actes coupables, de confessions à contrecœur et de mort peut-être voulue : donc de “scandales”, celui du SIDA, celui de l’homosexualité qui n’aurait pas été avouée, et celui du philosophe amateur de sadomasochisme. Prenant volontairement le contre-pied des positions énoncées par Foucault qui mettaient en garde contre la tradition du commentaire littéraire ou philosophique qui s’autorisait d’une conception unitaire de la vie de l’auteur pour déceler une cohérence fondamentale dans son oeuvre (et vice versa)[[Voir Michel Foucault, “Qu’est-ce qu’un auteur?”, Bulletin de la Société française de Philosophie, vol. 63, n°. 3 (1969), pp. 73-104; la préface à la Naissance de la clinique ; et L’Ordre du discours., le biographe américain affirme que, malgré les intentions du “philosophe masqué”, à l’approche de la mort et après son décès, le sujet “Foucault” – sa vie subjective – finit par faire inéluctablement son apparition, apparition qu’il s’agit désormais pour Miller de relever rétrospectivement dans tous ses écrits.
Rappelant l’attaque lancée contre Foucault par Jean-Paul Aron en novembre 1987 pour n’avoir pas parlé publiquement de sa maladie et de son homosexualité[[Jean-Paul Aron, “Mon sida”, Le Nouvel Observateur, 5 nov. 1987, p. 44., Miller ajoute,
Et comme il l’avait prédit (et peut-être craint), [Foucault acquérait inexorablement à travers des circonstances particulières de sa mort ce qu’il avait évité pendant si longtemps au moyen du style labyrinthien de ses écrits, un “visage que l’on ne peut pas échanger”[[Miller, op. cit., p. 25. Toute référence ultérieure à la biographie sera mise entre parenthèses dans le texte..
Et ce visage, Miller entend bien nous le rendre :
Qu’il suffise de dire qu’à la fin, je fus forcé d’attribuer à Foucault un soi persistant et réfléchi, habitant le même corps singulier pendant toute son existence mortelle, rendant compte de manière plus ou moins logique de ses actions et de ses attitudes aux autres aussi bien qu’à lui-même et comprenant sa vie comme une recherche structurée téléologiquement (7).
Par ailleurs, Miller défend sa méthode en s’autorisant d’une lecture littérale des interviews tardives de Foucault où le philosophe s’exprime sur la nature du rapport qu’il y a entre la vie d’un auteur et son oeuvre[[Voir entre autres les interviews conduites par Duccio Trombadori de l’Unità publiées en anglais : Remarks sur Marx, Richard Goldstein et James Cascaito, trad., New York, Semiotext(e), 1991..
La pierre de touche de la biographie qui l’organise dans son ensemble et en donne le ton très moralisateur, c’est donc le fait que Foucault fût homosexuel et qu’il mourût du SIDA. C’est dans la préface, c’est le sujet du premier chapitre et du dernier et l’auteur y revient longuement dans l’épilogue. D’après Miller, ce sont le SIDA et la mort qui firent office de confesseur de Foucault, qui firent cracher le morceau à l’agonisant sur son lit de mort, lui qui avait toujours rejeté tout concept d’une vérité objective. Nous voici ainsi en plein mélodrame avec un dénouement digne d’un roman bourgeois :
Mais quand le philosophe se confia sur son lit de mort à Hervé Guibert… tout comme il l’avait fait dans ses derniers cours au Collège de France, en effet Foucault avouait tout compte fait son incapacité d’échapper au devoir de dire la vérité, surtout la vérité sur qui il était et sur ce qu’il était devenu (358)[[La thèse selon laquelle le philosophe français fut rendu à la vérité par la conscience de sa propre mortalité avait déjà été développée par Jerrold Seigel, enseignant à la New York University, dans un article cité par Miller, “Avoiding the Subject : A Foucaultian Itinerary”, Journal of the History of Ideas, vol. 51, n°. 2, avril-juin 1990, pp. 273-99..
Ensuite, quelques pages plus loin : ” ‘L’obligation de vérité’, en somme, c’est notre destin inévitable – et le sort de Foucault – que cela nous plaise ou non” (363). Et Miller d’ajouter :
Malgré des tentatives multiples, le philosophe ne pouvait pas se taire sur qu’il était. C’est pourquoi tous les livres de Foucault, du premier jusqu’au dernier, comprennent une sorte de mémoires involontaires, une confession implicite (372).
Foucault-zombi
Quel portrait de Foucault Miller propose-t-il de nous livrer ? En fait, il faudrait plutôt parler d’un double portrait, ou disons mieux, d’une véritable double construction : celle, bien entendu, de Foucault biographème, mais aussi de Miller biographe. Car à travers la lecture des écrits du philosophe, les témoignages cités et les interviews que Miller a faites, on assiste à la construction de l’objet à connaître et à celle du sujet connaissant qui “questionne”, qui “écoute”, qui “voit” Gomme dirait Foucault[[Voir le chapitre, “La Formation des modalités énonciatives” dans L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, pp. 68-74.. A partir du corps de Foucault et du corpus foucaldien, on suit la projection d’une profondeur herméneutique à explorer et à exploiter, qui justifie le travail d’interprétation de l’auteur. L’un ne va pas sans l’autre : ils s’appellent à être réciproquement, d’où, entre autres, l’importance du “scandale” de la mort de Foucault : les “devoirs” du commentateur y trouvent bien leur “obligation de vérité”.
Allant beaucoup plus loin qu’Eribon qui, somme toute, se contente de situer la vie et l’œuvre de Foucault dans le cadre des institutions et des milieux intellectuels et que Macey, qui reste prudent devant le nombre exigu de témoins et la fiabilité des sources sur la vie de Foucault[[Hervé Guibert, A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Paris, Gallimard, 1990; Simeon Wade, Foucault in California, ms. inédit; interviews avec Daniel Defert., Miller part du portrait rapide d’un jeune homosexuel dépressif au comportement “bizarre” pendant ses années à l’École Normale Supérieure pour y discerner les obsessions qui auraient structuré ensuite les écrits et les engagements politiques aussi bien que la vie affective de Foucault : la mort et le suicide (Miller nous renvoie à la Naissance de la clinique, à Raymond Roussel et, à La Volonté de savoir) à la violence et la transgression (de Folie et déraison à Surveiller et punir). La clef psychologique que Miller nous livre vers la fin de son récit, il croit l’avoir trouvée chez Foucault dans une fixation sur sa sueur (qui aurait été révélée à Foucault quand il prit une dose de LSD en 1975 lors d’un voyage qu’il faisait en Californie et qu’il aurait confessée à Guibert en 1984), conjuguée avec une haine du père chirurgien et castrateur (245-52, 292, 317 et 438-38n. 16)[[Voir surtout tout le dernier chapitre qui s’intitule, “The Secrets of a Man”, pp. 354-374.. Bref, Miller, au moyen d’un lieu commun de la psychanalyse, nous donne le stéréotype de l’homosexuel travaillé par une vie familiale trouble et par la haine de soi, d’où le besoin chez le philosophe de “s’effacer”, de se fuir à travers les “expériences-limite”, l’écriture et les engagements politiques. Or, Gilles Deleuze et Félix Guattari ont beaucoup ironisé sur le “choix” que le familialisme oedipien de la psychanalyse (et largement partagé par la culture dominante) fait subir aux clients homosexuels :
Je prends une femme autre que ma sœur afin de constituer la base différenciée d’un nouveau triangle dont le sommet, tête en bas, sera mon enfant – ce qui s’appelle sortir d’Œdipe mais aussi bien le reproduire, le transmettre plutôt que de crever tout seul, incestueux, homosexuel et un zombi[[Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie, t. 1 : L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972, p. 84..
Comme l’affirme David Halperin, classiciste au MIT, dans l’un des rares comptes rendus critiques, le Foucault de Miller, c’est un “weirdo”[[David Halperin, “Bringing Out Michel Foucault”, Salmagundi, vol. 97, hiver 1993, pp. 69-93.. Est-ce que ce cliché psychologique fait hésiter notre auteur ? Pas une seconde. Au contraire, le biographe américain s’en autorise pour procéder à une série de rapprochements étonnants qui mettent en cause la vie et l’œuvre du philosophe.
Tout le long du livre, Miller jalonne son récit desdites obsessions de Foucault d’allusions à leurs présupposées conséquences désastreuses sur le plan idéologique et politique. Par exemple, le frisson érotique de la mort que Foucault aurait cherché dans les bains et les boites de San Francisco avant et surtout pendant l’épidémie du SIDA nous pose, dit-il, la question du suicide et de la violence de la même manière que l’avait fait l’expérience occidentale des camps de concentration et de la guerre totale (34). Ou encore: au beau milieu d’un développement stupéfiant sur les pratiques sadomasochistes (dont Miller n’offre aucun témoin direct en ce qui concerne Foucault), il introduit la citation suivante d’Edmund White (le biographe de Genêt), tirée d’une interview qu’il avait accordée à Miller : “Michel Foucault a été un homme profondément attiré par le pouvoir dans ses formes les plus totalitaires. Pendant toute sa vie, il a lutté contre cette attirance. C’est ce que j’ai admiré le plus chez lui” (281). En outre, d’après Miller, l’intérêt politique que portait Foucault aux révoltes populaires comme celle de mai 68 s’expliquerait par la composante sadique de son psychisme, si bien que Miller n’hésite pas à intituler le chapitre consacré à Foucault et aux événements en France et en Tunisie d’après un graffiti parisien (qui est censé être représentatif de l’air du temps) : “Soyez cruels !” Toujours selon notre biographe, ce slogan résumerait toute la philosophie de l’auteur (236-238), un homme qui par ailleurs parla rarement du fascisme (243). Bref, derrière l’homosexuel qui se cache se trouverait un fasciste en herbe. Ou bien encore : lors d’une discussion qui vise à expliquer des défauts de style et un manque de rigueur intellectuelle dans Folie et déraison, Les Mots et les choses et L’Archéologie du savoir en les rapportant à la psychologie de l’auteur, Miller termine un développement par la citation d’un critique qui affirma que L’Archéologie lui rappelait Mein Kampf (159). On pourrait multiplier les exemples de la sorte. C’est dans ce sens que l’érudition de Foucault n’aurait été encore qu’un masque des pulsions refoulées qui, elles, l’auraient souvent mené à des prises de positions inadmissibles pour le sens commun.
Miller biographe et le populisme bon teint
En effet, de même que Miller propose aux lecteurs un portrait robot de Foucault-zombi, de même il présente sa propre image, celle de l’Américain moyen, citoyen sans prétention qui fait face à l’Autre. Bien formé à l’école de journalisme de son pays où les hommes et les femmes du métier se réclament du bon sens populaire et démocratique en matière de politique et de culture, Miller part à la lecture de la vie et des oeuvres de Foucault sans se laisser distraire, nous rassure-t-il, par la documentation érudite déjà existante sur le sujet. Il défend son choix en déclarant, “J’ai trouvé utile d’adopter une attitude d’ignorance délibérée. J’étais incliné à approcher l’œuvre aussi naïvement que possible, différant exprès tout jugement et n’admettant rien d’avance” (6). Ce ne sera jamais lui que l’on accusera de parti pris ni d’intellectualisme mal placé… Avec ses modestes moyens, tout ce qu’il voulait faire, dit-il, c’était de mettre la simple vérité à la portée de tous : “A chaque pas, j’ai prisé la simplicité et j’ai lutté pour atteindre à une clarté d’expression, bien que j’aie eu affaire à des idées complexes et parfois à des pratiques hermétiques. Surtout, j’ai essayé de dire la vérité” (7). Car, lui, il croit à la possibilité de la vérité objective, à l’encontre de Foucault qui avait qualifié de “fiction” un certain nombre de ses ouvrages (7). Pour Miller, l’objectivité, c’est une question de poids. Fort de son approche littérale, il met les grandes orgues pour affirmer qu’il en va de la survie des démocraties libérales comme le confirma l’expérience moderne en Union soviétique et en Allemagne nazie (393n5).
Doté désormais d’une caution populiste et de sa foi de démocrate, Miller peut appuyer sa déclaration de sincérité en évoquant les obstacles multiples qui lui avaient barré le chemin de la vérité et parmi lesquels il fallait compter, dit-il, le risque de faire scandale :
Cependant, malgré les dangers multiples de scandale et de réductionnisme, de verser dans des stéréotypes inconscients et du sensationnalisme lascif – et en dernier mais non le moins important, d’offrir de nouvelles armes aux critiques hostiles à ce pour quoi Foucault avait lutté – j’ai fait de mon mieux pour persévérer et dire toute la vérité. (8)
Loin de lui de faire le Grand Inquisiteur, au contraire (7-8) ! Et plus loin dans le livre, il prétend que son entreprise exigeait du courage, plus de courage que n’en avaient les disciples de Foucault qui voulaient refouler la vie privée du philosophe. A la fin, les homophobes, ce sont eux (384).
C’est donc à partir de là que l’auteur nous renvoie aux “scandales” qui marquent la vie de Foucault, à ceux du SIDA et du sadomasochisme bien entendu, mais aussi à celui des nietzschéens de 68 non repentis. Évoquant sa recherche personnelle qu’il aurait menée en matière de vie morale, Miller ajoute :
Ainsi, la philosophie de Nietzsche a toujours été pour moi une énigme et une provocation, si ce n’est que, d’après sa logique interne que jusqu’ici je n’ai jamais vu réfuter, je ne trouve aucun moyen facile d’exclure le genre de pratiques cruelles et meurtrières embrassées par certains de ses disciples.
Bref, il vaut la peine de découvrir ce que cela signifierait, après Auschwitz, que de vivre une vie de manière réfléchie “au-delà du bien et du mal” . Et quel meilleur moyen que d’étudier la vie du plus révolutionnaire – et du plus profondément sincère – des nietzschéens de l’après-guerre ? (9)
Nous voici donc en bonnes mains. Qui pourrait douter d’une telle sincérité ? Nous lecteurs, nous pouvons désormais nous affronter au pire. Notre descente aux enfers foucaldiens peut commencer.
Poursuivons notre analyse de la double construction de Foucault biographème et de Miller biographe ; car, comme je l’ai déjà dit, l’un autorise l’autre et c’est ce qui aide à expliquer l’accueil favorable fait au livre en Amérique. La mise en scène de Foucault-zombi et de l’auteur américain moyen-homme courageux de bon sens continue à chaque page. Systématiquement, la narration aligne l’auteur du côté des bien-pensants. Surtout, dans les moments clé du récit, les phrases dénuées de toute ironie telles que “un grand nombre de gens”, “la plupart des gens”, “les gens sensés” et “presque n’importe qui” servent à confirmer Miller-narrateur comme représentant fiable du grand public et de la décence morale (236, 269 et 380-81). Ou bien encore Miller sème dans son texte des phrases qui désignent Foucault comme l’Autre telles que : “cela ne peut être qu’une plaisanterie” (55), “arguments bizarres” (235), “doctrine bizarre et déroutante” (68), etc. Et quand il cite les travaux de Foucault et de son équipe sur le parricide Pierre Rivière, Miller de s’exclamer: “Quel personnage par qui se laisser fasciner !” (225). Décidément, ce type, il n’est pas normal comme nous autres. Ce processus s’achève dans le post scriptum où l’auteur raconte que ce qui l’a amené à faire une biographie sur Foucault, c’était le bruit qui courait que Foucault, tout en sachant qu’il était sidéen, aurait volontairement infecté d’autres clients dans les bains de San Francisco (375). A nouveau, le texte met en face le philosophe et Miller, citoyen éberlué qui n’en croit pas ses oreilles. La vie fauve de Foucault sert de figure de repoussoir à l’innocence de l’auteur qui ignorait jusque-là la culture gay (377). Tout en affirmant que la rumeur s’avéra être fausse par la suite, Miller y revient sans cesse et la rend plus “plausible” par la citation répétée de quelques connaissances, par l’évocation de l’importance des “expériences-limite” chez Foucault et par la suggestion qu’un tel comportement ne serait en fin de compte que la suite logique de ses obsessions concernant la mort et de ses pratiques sadomasochistes (376-81)[[Si bien qu’un critique qui accueille très favorablement la biographie trouve que Miller se contredit tout bonnement. Voir Richard Wolin, “The Lure of Death”, Dissent, printemps 1993, p.262. Paul Rabinow, pour sa part très critique à l’égard de Miller, y trouve des défauts de méthode graves qui compromettent le moralisme du biographe; Paul Rabinow, “Saint Michel : Comédien et martyr”, colloque tenu à l’University of California (Berkeley), mai 1993.. Et tout cela est rythmé par des phrases qui expriment la surprise et l’étonnement de l’auteur. Ainsi va-t-il de découverte en découverte toujours plus “troublante”. Cela “a mis à l’épreuve”, avoue-t-il, “mes pouvoirs de sympathie et d’imagination” (377). Belle âme jusqu’au bout, plus Miller raconte sa prétendue confusion et sa lutte intérieure pour garder l’esprit ouvert, plus il proteste de son respect et de son admiration pour Foucault (379, 383). Après tout, Foucault, dans ses recherches de la vérité, lui avait servi de modèle pour ses propres travaux ! (385). Ainsi, à la fin, refuse-t-il de prononcer un jugement sur la vie et l’œuvre du philosophe français. Mais, bien entendu, cela n’est plus nécessaire : le populisme bien-pensant de son texte y a largement suffi.
Nouveau consensus, nouvelle exclusion
Pour mesurer la réussite de la stratégie adroite de Miller auprès des critiques, il suffit de jeter un coup d’œil sur les titres complaisants des comptes rendus dans la presse et les revues: “Le Vœu de mort d’un philosophe” (Newsweek), “L’Autodéconstruction de Michel Foucault : sujet et abject” (New Republic), “L’Appât de la mort” (Dissent), “L’Attraction fatale” (National Review), “Aller jusqu’au bout” (Tikkun) et “Les Gémissements du philosophe” (Artforum). Et dans le numéro spécial de Salmagundi, Richard Rorty, philosophe (University of Virginia), et Lynn Hunt, historienne (University of Pennsylvania), ont intitulé leurs articles respectivement, “Paroxysmes et politique” et “La Revanche du sujet, le retour de l’expérience”[[Kenneth Woodward, “A Philosopher’s Death Wish”, Newsweek, 1er fév. 1993, p. 63; Alexander Nehemas, “The Self Deconstruction of Michel Foucault : Subject and Abject”, New Republic, 15 fév. 1993, pp. 27-36; Richard Wolin, “The Lure of Death”, Dissent, printemps 1993, pp. 259-263; Jay Tolson, “Fatal Attraction”, National Review, 15 fév. 1993, pp. 47-48; Frank Browning, “Taking It to the Limit”, Tikkun, vol. 8, n°. 3. mai-juin 1993, pp. 65-68; Gary Kamiya, “Philosopher’s Groan”, Artforum, vol. 31, n°. 7, mars 1993, p. 13; Richard Rorty, “Paroxysme and Politics” et Lynn Hunt, “The Revenge of the Subject/The Return of Experience”, Salmagundi, hiver 1993, pp. 60-68 et 40-53. C’est comme si les journalistes et les universitaires faisaient leurs les thèses sensationnelles énumérées dans l’annonce publicitaire que Simon et Schuster distribua à la sortie du livre :
Pour la première fois, Miller révèle toute l’étendue de la participation de Foucault dans l’underground sadomasochiste de San Francisco … donne le récit détaillé de la mort de Foucault du SIDA … et examine la rumeur que Foucault aurait sciemment tenté de passer le SIDA à d’autres… Miller étudie la fascination grandissante qu’exerça sur Foucault l’usage de la drogue et la vie gay très libre en Californie pendant les années 1970… Avec franchise Miller raconte dans le détail comment Foucault chercha à la fois à se trouver et à se transcender moyennant des expériences dans les domaines du sexe et de la drogue[[Cité par Wendy Brown, “James Miller’s Passions”, Différences, vol. 5, n°. 2 (1993), p. 140..
La peur exprimée par Halperin concernant la diffusion rapide du portrait de Foucault-zombi se trouve largement confirmée[[Halperin, op. cit., p. 72.. Autour du corps et du corpus foucaldiens, censés être représentatifs de ceux et de celles qui “déconstruisent” l’humanisme occidental et le rationalisme des Lumières, les titres des articles critiques font preuve d’un consensus remarquable qui va des revues social-démocrates Dissent et Salmagundi à la très conservatrice National Review en passant par Newsweek.
Il en va largement de même pour le contenu des comptes-rendus et des citations qui figurent sur la quatrième de couverture. En fait, du livre de Miller beaucoup de commentaires retiennent non seulement les arguments et le langage mais aussi l’affect – une fascination doublée d’horreur. “Miller dépouille le récit d’épouvante que furent la vie et les écrits de Foucault de la terminologie évasive et intimidante” (quatrième de couverture) affirme Roger Shattuck, professeur de français traditionaliste (Boston University). “Qu’il ignorât le risque d’infecter les autres afin d’arriver à ses propres buts”, conclut Kenneth Woodward, ancien collègue de Miller à Newsweek, “appelle à une réévaluation rigoureuse de tout son projet philosophique”; d’après lui, c’est une leçon pour les Français : “Cependant, les Français, qui répugnent toujours à admettre que leur idole mourût du SIDA, trouveront cette biographie ‘biodégradante’ difficile à accepter”[[Woodward, op. cit., p. 63.. Foucault sujet pathologique et danger public, voilà de quoi discréditer l’œuvre du philosophe et toute la philosophie “postmoderne” ou “poststructuraliste” venue de France. Selon Gary Kamiya dans Artforum, “Foucault personnifiait le philosophe ténébreux et dangereux de notre modernité secrète” et “sous l’élégance française et en dépit des tentatives gauchistes de la domestiquer, c’est une philosophie effrayante”; aussi le livre servira-t-il de prophylaxie et de “boîte à outils culturelle” à “toute personne qui n’a jamais entendu le chant des sirènes du nihilisme, qui n’a jamais rêvé du sommeil de la raison”[[Kamiya, op. cit., p. 13. Richard Wolin, philosophe politique (Rice University), n’hésite pas à affirmer dans son compte rendu paru à Dissent que la quête chez Foucault de la transcendance “mena fâcheusement au martyre. Sa mort fut une crucifixion postmoderne soufferte aux mains d’une peste contemporaine impitoyable”[[Wolin, op. cit., p. 261.. Et Jay Tolson dans la National Review en rajoute : “Tout simplement, le problème avec Foucault, c’était sa perversité profonde, une qualité qui caractérisa à la fois sa vie et son oeuvre “. Son influence est désastreuse : ici comme ailleurs le mal français n’est jamais négligeable car “les idées françaises furent employées pour justifier des crimes politiques qui sont parmi les pires de notre siècle”; et Tolson de conclure, faisant écho aux thèses de Judt : “Foucault pas plus que d’autres ne fut capable de résister au virus allemand”[[Tolson, op. cit., pp. 47 et 48.. Dans un climat de xénophobie intellectuelle croissante un virus étranger peut toujours en cacher un autre…
Même quand certains critiques émettent quelques réserves sur l’approche psychologisante ou moralisante du sujet, ils mettent de côté leur réticence pour louer le projet dans son ensemble. Par exemple, Alexander Nehemas, biographe de Nietzsche, est péremptoire : “Livre brillant” (quatrième de couverture) ; “ce qui est important et inquiétant en ce qui concerne la biographie de Miller, c’est le portrait d’un homme qui courait volontiers des risques sérieux dans sa pensée aussi bien que dans sa vie.. . . Ce que montre Miller, c’est l’ampleur du défi que présente Foucault à notre jugement”[[Nehemas, op. cit., p. 35.. Ou bien Richard Rorty : “Malgré mes doutes en ce qui concerne la tentative de Miller de relever une trajectoire raisonnée derrière une séquence d’éruptions brillamment originales, très diverses et tout à fait imprévisibles, je lui sais infiniment gré de ses travaux de recherches immenses et du livre complexe et intelligent qu’il a écrit. Il nous parvient dernièrement des vies de philosophes de premier ordre. Miller sur Foucault est du même rang que Nehemas sur Nietzsche, Westbrook sur Dewey et Monk sur Wittgenstein”[[Rorty, op. cit., p. 68 et quatrième de couverture.. Ou bien encore Alan Ryan, professeur de sciences politiques (Princeton University) dans le New York Review of Books qui, tout en se plaignant du ton moralisateur du livre, finit par prendre cela de très haut ; il trouve que la présentation des pratiques sadomasochistes est équilibrée et même pleine de compassion et qu’elle ne donne pas de pâture aux voyeuristes et aux homophobes comme le prétendent des disciples de Foucault : “Pour prévenir toute déception chez les lecteurs dotés d’une curiosité malsaine, il faut dire que la discussion patiente, perplexe et bon enfant que développe Miller sur les formes diverses de sadomasochisme est très brève et bien trop clinique pour vraiment allumer le lecteur”[[Alan Ryan, “Foucault’s LA and Hard Times”, The New York Review of Books, 8 avril 1993, p. 14.. Son appréciation fait écho à celle de Wolin qui, lui, trouve le livre supérieur à tous égards : “Biographie d’une intelligence lumineuse”, entonne Wolin, “… il n’y a rien de racoleur ou de voyeuriste dans l’exposition de Miller. Au contraire, on ne peut qu’admirer son traitement stoïque, non-moralisant et à beaucoup d’endroits carrément compatissant des aspects potentiellement sensationnels de la vie de Foucault”[[Wolin, op. cit., p. 260..
Il y a deux choses à noter. D’abord, dans tous les comptes rendus, en aucun cas la fixation obsédante sur l’homosexualité de Foucault comme dangereuse n’est mise en cause : ou bien elle est légitime, voire cruciale (“vérité oblige”) ou bien, quoique moralisatrice, elle est sans conséquences sérieuses ou bien encore on nie qu’elle existe. Ensuite, dans les commentaires, tout comme dans le livre, on suit le circuit du double portrait, on glisse inéluctablement de Foucault biographème à Miller biographe. On ne saurait louer assez le tact, la délicatesse, la bonne foi et le courage de l’auteur face aux foucaldiens qui domineraient les facultés américaines : selon Kamiya, Miller jette un “regard sans broncher” sur la vie de Foucault et fait preuve de “doigté interprétatif” tandis que Wolin loue “sa sincérité et sa candeur” ; Frank Browning, dans Tikkun, a de l’estime pour Miller qui a écrit une “biographie intellectuelle exquise”[[Browning, op. cit.. Enfin, Lynn Hunt prend Miller au mot quand il évoque la confusion et l’ambivalence qu’il ressent face à ses “découvertes”; c’est, dit-elle, aller à l’encontre des foucaldiens qui sont trop sévères ; et elle ajoute que “d’ailleurs il apparaît que partout dans le livre Miller se considère comme autant mis en cause que Foucault”[[Hunt, op. cit, p. 49..
Or, chose curieuse, malgré l’omniprésence des “hordes” de disciples du maître français tant évoquée par Miller et les critiques, jusqu’ici peu de voix se sont fait entendre pour critiquer l’entreprise de Miller sous forme écrite. Le coup publicitaire de la quatrième de couverture qui réunit des citations élogieuses des écrivains aussi divers que Rorty, Hunt, Nehemas, Shattuck sans compter Edmund White et Edward Said semble s’étendre à l’ensemble de la presse et des revues les plus en vue. Les “foucaldiens de choc” (lire : les jeunes chercheurs) ne semblent pas être au rendez-vous. Tout au plus sont-ils cités dans un article où l’auteur se contente de réduireleurs réserves à une série de boutades et de slogans[[Scott Heller, “New Biography Causes Scholarly Stir”, The Chronicle of Higher Education, 30 sept. 1992, p. A8. A13-14.. Et les rares fois où ils sont invités au débat, ils n’y sont pas les bienvenus : un compte rendu (qui s’avéra être très critique) commandité par la Nation, l’hebdomadaire de gauche le plus important aux États-Unis, fut supprimé à la dernière minute suite, paraît-il, à une intervention des partisans de Miller ; l’auteur, une philosophe politique, dut le publier dans une revue beaucoup moins lue[[Voir Wendy Brown, op. cit., pp. 141-142.. L’esprit de “compromis” tant prôné par Rorty semble être absent ; et s’il y a un nouveau consensus, il paraît bien orchestré et bien musclé… Enfin, dans le numéro spécial de Salmagundi organisé par Miller, Halperin, spécialiste de Gay Studies connu pour avoir été violemment pris à partie par Paglia, est le seul auteur à monter une critique vigoureuse de la biographie, dénonçant son manque de rigueur analytique et son sensationnalisme anti-gay ; pour sa peine il se fait traiter par Miller de flic intellectuel “PC” dans une réponse où le biographe, citant le consensus très favorable des autres auteurs, affirme à nouveau son admiration pour Foucault[[Halperin, op. cit.; James Miller, “Policing Discourse : A Response to David Halperin”, Salmagundi, vol. 97, hiver 1993, pp. 94-98.. On a presque l’impression que Halperin y est convoqué uniquement pour conforter l’image de Miller comme biographe courageux, posé et loyal.
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Si j’ai longuement examiné les textes de Miller et des critiques (jusqu’à mettre à l’épreuve la patience du lecteur français !), c’est pour mettre en relief le discours d’un nouveau “consensus” qui s’impose chez un bon nombre de journalistes et d’universitaires au sujet de la “pensée 68” aux États-Unis. Foucault y figure comme synecdoque des courants de pensée nouveaux qui sont censé menacer les assises des facultés prises actuellement dans la tourmente des changements radicaux. Que des écrivains “libéraux”, traditionalistes et de gauche puissent tomber d’accord pour louer The Passion of Michel Foucault donne beaucoup à réfléchir sur la puissance d’un nouveau discours culturel qui, tout en conjuguant le populisme et le sentiment anti-universitaire coupé d’éléments anti-gay et xénophobes, passe souvent pour sincère, raisonnable et non-idéologique[[Précisément, l’un des attraits réels du livre, selon Isabelle de Courtivron dans le New York Times, c’est d’occuper le “vital center” (ni de droite ni de gauche) : “Il y a beaucoup de gens entre ces deux extrêmes [les foucaldiens et les anti-déconstructionnistes qui devront apprécier le projet de Miller : ceux qui essaient de marcher sur la corde raide entre des positions idéologiques, ceux qui se croient capables d’un avis impartial et ceux enfin qui ne sont pas des homosexuels…” C’est une position très chère à l’imaginaire politique des “libéraux” américains. Voir Isabelle de Courtivron, “The Body Was His Battleground”, The New York Times Book Review, 10 janvier 1993, pp. 29-30.. Cela soulève également bien des questions sur l’évolution idéologique que connaissent les milieux universitaires et journalistiques aux États-Unis en plein kulturkampf.
Ceci n’a pas échappé aux polémistes conservateurs. Dans la dernière bordée des traditionalistes, Higher Superstition : The Academic Left and Its Quarrels with Science, les auteurs, deux scientifiques qui prônent une politique universitaire d’inspiration thatchériste, consacrent une partie de leur livre à faire appel aux hauts fonctionnaires de l’enseignement et aux universitaires “libéraux” ou de gauche qui partageraient leur inquiétude devant les nouveaux domaines de recherche et d’enseignement qui étudient les sciences en tant que phénomènes culturels et qui s’inspirent en partie de la génération de la “déconstruction” (“Cultural Studies”, “Women’s Studies” et “Science Studies”). Rédigé dans une prose élégante, lisible et précautionneuse, le livre déploie le style même du consensus, celui des “gentlemen” qui ne cherchent qu’à comprendre et à discuter ensemble. Et comme cela se doit, le portrait de Foucault, enrobé d’un langage exprimant la compassion, y figure en première ligne. Dans leur effort pour persuader leurs collègues moins conservateurs des dangers de la “déconstruction”, ils concluent une discussion sur Foucault par le commentaire suivant : “… le relativisme épistémologique de Foucault résulte d’une étude des faits présupposés exacts de l’histoire sociale, que ses meilleurs ouvrages examinent avec minutie. Ainsi, malgré lui, Foucault est-il en fin de compte arrivé au postulat d’un monde réel, connaissable définitivement au moins sous certains de ses aspects. D’ailleurs, sa réputation a été également diminuée dernièrement, peut-être injustement, par les révélations de sa vie personnelle névrosée pleine de mépris de soi dont l’on ne peut pas s’empêcher de penser qu’elle imposait le ton de ses spéculations tout en leur donnant leur force émotionnelle particulière.” Et les auteurs de conclure : “En dépit de ses renversements, l’influence de Derrida et de la déconstruction, de Foucault et de ses concepts de la conscience et de la domination, reste forte”[[Gross et Levitt, op. cit., p. 77.. Derrière la prose qui dégage de la prudence intellectuelle et de la compréhension humaine on sent la violence polémique; chez les belles âmes, on compatit pour mieux condamner.
Aux États-Unis, à l’heure actuelle, on assiste à la mise en place d’un consensus très curieux sur la “pensée 68” et sur Foucault en particulier : curieux, car il est basé sur l’absence quasi totale des jeunes chercheurs qui travaillent, sinon dans le sillage des philosophes français, du moins en développant des problématiques exploitées par ces derniers. L’accès à la presse et aux revues susceptibles d’atteindre un public plus large leur est interdit pour la plupart, d’où la situation où l’on n’a de cesse de parler des “hordes” foucaldiennes ou déconstructionnistes que l’on ne voit jamais. Mais dans un kulturkamp où les révisionnistes de gauche sont dépeints comme autant de barbares dans la Cité, il est tout naturel de supposer qu’ils ne savent pas s’exprimer correctement et, par conséquent, de considérer qu’ils n’ont pas droit à la parole….. Pourtant ils savent fort bien parler et écrire mais dans une quasi-invisibilité. A cet égard rappelons aux lecteurs français que tout consensus, pour puissant qu’il puisse paraître, est souvent moins important hors des grands centres nationaux comme New York ou Los Angeles parce que les milieux universitaires et même journalistiques sont assez décentralisés aux États-unis par rapport à la France[[Donc, au moins pour ce qui est des facultés, on est encore loin de la situation que l’on connaît en France où il est souvent difficile de faire une thèse de doctorat sur Foucault sans rencontrer à de nombreux obstacles..
Il en résulte que, dans la presse nationale, il est très rare de tomber sur une discussion qui cherche sérieusement à savoir pourquoi des étudiants et des jeunes chercheurs se passionnent pour des questions touchant à “l’histoire du présent” : la généalogie des institutions et des disciplines, la construction sociale et discursive de la différence sexuelle ou raciale, l’étude ethnographique des pratiques scientifiques, les conséquences politiques et culturelles des discours officiels sur le SIDA, la persistance des présupposés coloniaux dans le présent, la refiguration du corps par les nouvelles biotechnologies et l’informatique, etc.[[Les livres traitant ces sujets connaissent un essor accru à l’heure actuelle; voir à titre d’exemple Judith Butler, Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity, New York, Routledge, 1990; Julia Epstein et Kristina Straub, Body Guards : The Cultural Politics of Gender Ambiguity, New York, Routledge, 1991; Roddey Reid, Families in Jeopardy : Regulating the Social Body in France, 1750-1910, Stanford, Stanford University Press, 1993; Steven Shapiro, The Cinematic Body, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1993; Henry Louis Gates, Jr., ed., Race, Writing, and Difference, Chicago, University of Chicago Press, 1986; Sharon Traweek, Beamtimes and Lifetimes : The World of High Energy Physics, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1988; Constance Penley et Andrew Ross., eds., Technoculture, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1991; Douglas Crimp, ed., AIDS: Cultural Analysis/Cultural Activism, Cambridge, Mass., MIT Press, 1989; Cindy Patton, Inventing AIDS, New York, Routledge, 1990; Jonathan Crary et Sanford Kwinter, eds., Incorporations, New York, Zone, 1992; etc.. Souvent les critiques se contentent d’affirmer que toute cette effervescence intellectuelle n’est qu’un effet de mode[[Voir Wolin, op. cit., pp. 259-260..
Pour conclure, on notera le sort que subissent les questions de fond soulevées par la génération “structuraliste” dans les écrits polémiques. Le plus souvent, elles finissent par être gommées et remplacées par une version caricaturale de la pensée originelle. Ainsi, par exemple, Gross et Levitt (citation ci-dessus), quand ils prétendent que Foucault s’occupe dans ses ouvrages des concepts de la “conscience” et de la “domination”, font un contresens pur et simple car, pour qui l’a un peu fréquenté, il est clair que le philosophe a toujours fait une critique des deux concepts. De même dans le livre de Miller et les comptes rendus des critiques, il n’y a jamais de discussion sérieuse de la possibilité que chez les “déconstructionnistes” la critique des institutions libérales et de l’humanisme occidental procède du constat répété de l’implication des derniers dans les méfaits du fascisme, du colonialisme et du stalinisme, et que, par conséquent, cela nécessite une mise en cause du modèle classique de l’intellectuel et de notre manière de concevoir les relations entre le savoir, le pouvoir et la résistance. Ainsi, Biddy Martin, professeur de littérature (Cornell University), nous rappelle-t-elle que, pour ceux et celles qui cherchent à intervenir dans l’actualité, Foucault met en lumière combien est cruciale “la capacité de déplacer les termes de lutte, celle de voir notre position à l’intérieur des structures existantes mais de porter une réponse à partir d’ailleurs”, un ailleurs où le travail et l’autorité des intellectuels sont entièrement repensés[[Biddy Martin, “Feminism, Criticism, and Foucault” in Irene Diamond et Lee Quinby, eds., Feminism and Foucault, Boston, Northeastern University Press, 1988, p. 10.. Cet “ailleurs”, cela pourrait être également le corps comme foyer de pratiques qui sont toujours – déjà traversées par des réseaux du pouvoir-savoir, certes, mais qui sont à même non seulement de mettre en question les normes régulatrices des conduites mais peut-être de les déplacer en les contournant. Jamais il ne vient à l’idée de Miller et de ses admirateurs que le corps homosexuel puisse entretenir d’autres relations avec la norme que celle du “manque”, de la déviation ou de la négation pure, d’où la nécessité chez eux de pathologiser à tout prix le corps et le corpus foucaldiens, de faire en sorte que ces derniers rendent hommage à la moralité et à la philosophie conventionnelles comme le vice à la vertu. Le prétendu nihilisme de Foucault à leurs yeux, c’est peut-être cela, celui d’un philosophe qui, au lieu de légiférer au nom de l’Un, met en valeur la multiplicité corporelle et intellectuelle et, pour comble d’horreur, cherche à sortir du régime discursif du normal-pathologique. C’est pourquoi étant donné les aléas de la réception il se pourrait fort bien que The Passion of Michel Foucault – dernier avatar du discours pathologisant – soit l’objet d’une lecture à rebours par de jeunes lecteurs qui y apprennent à vivre le corps et à philosopher autrement.
Enfin, jamais dans les écrits polémiques (à part les articles de Halperin et Brown) on ne considère le défi jeté par Foucault à l’autorité et au savoir des journalistes et des
universitaires qui croient pouvoir évaluer son oeuvre avec condescendance. On a l’impression que ces derniers repoussent tout projet intellectuel qui contribuerait à problématiser la manière dont ils ont toujours pensé leur métier. Comme le fait remarquer John Rajchman, jeune philosophe enseignant à New York, au sujet de Foucault et des (en)jeux de vérité, “là, la question était moins celle de savoir ce qu’est la vérité que celle de savoir ce que cela pour nous signifie (et pour les sociétés dans lesquelles nous nous trouvons) que de dire ce qui est vrai – les risques, les conséquences, en un mot, les ‘coûts’ de le faire”[[John Rajchman, Truth and Eros : Foucault, Lacan, and the Question of Ethics, New York, Routledge, 1991, p. 126..