De l’usage des mots dans ses rapports avec la détresse militante : on pourrait, sous ce titre, écrire un traité de la crise du mouvement communiste et, plus généralement, du mouvement ouvrier. Le phénomène n’est pas récent, quand bien même il atteint aujourd’hui des proportions sans pareil. Ceux qui les premiers firent le constat de la maladie restèrent optimistes : à leurs yeux, il était possible de sortir de l’impasse à frais réduits ; il s’agissait de “recomposer” le mouvement ouvrier, de “rénover” le mouvement communiste. Autrement dit, si les vocables ont un sens, il fallait procéder à un sérieux toilettage du matériel existant, l’agencer différemment mais en conserver l’essentiel.
Aujourd’hui, nous n’en sommes plus là. En France et en Italie sonne l’heure de la refondation. Le mot est vigoureux. Il évoque d’abord l’idée d’une nouvelle naissance : dans une large mesure, il est nécessaire de redéfinir les bases mêmes de l’action révolutionnaire. Comment y parvenir ? Ici commence le règne de l’ambiguïté. Faut-il privilégier le préfixe re- et envisager la refondation comme un retour aux origines, oblitérée par l’opportunisme des dirigeants actuels ? C’est, semble-t-il, la réponse qu’apportent les communistes italiens qui ont refusé le Parti de la Gauche Démocratique (P.D.S.) dont Achille Occhetto est le promoteur. Mais, en France, la refondation a un autre sens, encore mal dégagé des brumes de l’approximation : l’accent est mis sur la recherche de nouvelles bases théoriques et pratiques de l’action révolutionnaire. Plutôt le neuf que l’ancien.
Cette réflexion sur le vocabulaire a un sens politique. Trop de générations se sont mobilisées autour de mots devenus creux à force de signifier dans la réalité le contraire de ce qu’ils évoquaient dans l’imaginaire collectif. Que veut dire l’internationalisme que matérialisent les chars soviétiques ? Que peut représenter une révolution qui risque d’aboutir au socialisme du goulag ? Il faut tailler dans le vif avant d’espérer fournir une réponse aux problèmes du jour. C’est pourquoi ce qu’évoque l’idée refondation a une portée.
A condition, toutefois, d’opérer dans la clarté.
Acquis ou table rase ?
Deux données de base doivent être solidement établies. Tout d’abord, la réflexion théorique et stratégique, évidemment opérée à partir des mouvements sociaux et politiques, doit bénéficier d’un statut privilégié. D’autre part, on ne peut jouer allègrement avec l’idée de nouveauté, comme si, sur la table rase de l’idéologie, chacun pouvait librement apporter son manger. Ce qui est en question, c’est le renouveau d’une pensée critique qui ne renonce à aucun acquis méthodologique vérifié.
Au nombre de ces acquis figure l’analyse générale de ce qu’il faut bien continuer à appeler les contradictions de la société capitaliste. Ni les transformations du travail – avec les conséquences qu’elles entraînent sur les rapports entre les classes – ni la faillite du dit “socialisme réellement existant” ni les séquelles de la guerre du Golfe, créatrice tout à la fois d’un nouvel ordre et d’un nouveau déséquilibre mondiaux, n’assurent la viabilité d’un système dont le maintien doit beaucoup à l’incapacité de ses adversaires. Ce changement social global qui avait nom, il y a peu encore, révolution demeure nécessaire. Est en cause sa possibilité actuelle et ce constat amer doit nous entraîner à réfléchir sur les carences des analyses traditionnelles qui nous ont fait croire à la quasi-automaticité des processus de transformation sociale.
Nous avons été les météorologistes de la révolution prolétarienne, prompts à analyser les flux et les reflux d’une marée populaire qui, à l’échelle de l’histoire, nous semblait toujours montante. Il est temps de passer à une réflexion sérieuse sur le politique. Il nous faut réfléchir sur le pouvoir, dans sa
réalité multiforme dont les rapports entre les sexes sont un des axes essentiels. Il nous faut revenir sur les relations entre l’État et la société, essentiels pour une approche réaliste de ce que peut-être un processus révolutionnaire. Il est indispensable d’analyser les potentialités de la démocratie directe que portent, en dépit de leurs limites, les actuels mouvements sociaux.
La liste n’est pas exhaustive. Telle quelle, elle indique dans quelle direction et comment doit s’effectuer la réflexion fondamentale. De toute évidence, celle-ci doit s’accompagner d’un retour critique sur les politiques de toutes les gauches : elles n’ont jamais su se dégager vraiment, dans leurs modes d’organisation comme dans leur conduite courante, du modèle hiérarchique de l’État.
Choses italiennes
De ce point, comment apprécier ce qui se passe aujourd’hui des deux côtés des Alpes ? En Italie, l’initiative est venue du centre et de la droite du mouvement communiste. La transformation du P.C.I. en P.D.S. s’est accompagnée d’un long débat, au cours duquel Occhetto et ses alliés ont posé de vrais problèmes-que ne peut esquiver aucune tentative d’élaboration stratégique. Quel bilan tirer de la révolution d’Octobre ? Quelle rupture opérer avec la conception magique du parti d’avant-garde, dirigeant désigné de tous les mouvements sociaux ? Dans quelle mesure faut-il concilier la coexistence des exigences féministes ou écologistes avec les revendications de la classe ouvrière, dont la “centralité” pose problème ? La démocratie ne doit-elle pas, sous une forme plus ou moins fédéraliste, régner d’abord au sein du parti, devenu ainsi “parti de droit”.
Ces questions – et bien d’autres encore – sont, il faut le répéter, incontournables, comme on le dit de nos jours. Malheureusement, les réponses apportées par le P.D.S. n’ont pas la même force. Lorsqu’elles dépassent le niveau de la banalité opportuniste, elles ont tendance à se ranger du côté du libéralisme éclairé plutôt que de la pensée critique. L’attitude du parti d’Occhetto par rapport à la guerre du Golfe ou sa passion pour la social-démocratie allemande peuvent en témoigner. Cette mollesse parfois affligeante, de la pensée du P.D.S., s’explique sans mal : la transformation du P.C.I. a eu, pour ses promoteurs, la signification d’une opération politicienne. Il s’agissait avant tout de donner à l’appareil central du parti (qui reste le principal centre d’activité, renforcé dans son autorité centralisatrice par l’éclatement de l’organisation en une myriade de fronts diversifiés) un espace nouveau dans la société politique italienne telle qu’elle est.
Les résultats ne sont guère à l’échelle des ambitions proclamées ; pour ne prendre que deux exemples, au demeurant pleinement significatifs, les scores électoraux sont nettement à la baisse et les femmes trouvent difficilement un espace dans le nouveau parti, qui avait pourtant rendu un hommage solennel au féminisme. Beaucoup de militants se demandent aujourd’hui à quoi a servi la rupture brutale avec le passé, la remise en cause sans nuance de l’identité communiste.
Le piétinement, un tantinet laborieux du P.D.S., favorise le développement duriondazione Comunista qui compte aujourd’hui plus de cent mille adhérents et représente donc une force non négligeable. Ce mouvement composé majoritairement d’anciens du P.C.I., rejoints par plusieurs courants de l’extrême gauche traditionnelle, a pour caractéristique idéologique le refus des palinodies parlementaires du P.D.S. et la réaffirmation de l’authentique identité communiste. Le point de départ est digne d’intérêt, pourvu qu’en découle une réflexion critique sérieuse. Ce n’est pas le cas jusqu’ici, dans la mesure où l’affirmation de la fidélité à la tradition et la volonté de retour à un passé, jugé plus glorieux, constituent le ciment de la nouvelle organisation. Sans que soit débattu, par exemple, en quoi le passé du P.C.I. relevait du communisme ou d’une version togliatienne du socialisme dans un seul pays.
Cette critique ne vise pas à déconsidérer les refondateurs italiens qui incarnent une dynamique organisationnelle non négligeable. Mais il est indispensable de montrer les limites de leur tentative : si elles ne sont pas dépassées grâce à une élaboration stratégique, elles pèseront sur l’avenir à moyen terme du mouvement qu’elles risquent de cantonner dans une logique, en définitive sectaire.
Refondation(s), la gauche et son union
En France, la situation se présente différemment, en raison de l’occupation du pouvoir par le Parti socialiste, en raison, aussi surtout, de la nature du Parti communiste. Il y a dans le discours plus que discutable d’Occhetto, un contenu qu’il est impossible de trouver dans les propos de Georges Marchais. Depuis plus de dix ans, la direction du P.C.F. semble n’avoir d’autres soucis que de maintenir, à tous prix, son contrôle sur l’organisation. L’opération a réussi pour l’essentiel puisque les minoritaires, dont on tolère aujourd’hui l’expression, ne peuvent peser d’un poids réel sur le parti. Mais ce “succès” s’est évidemment accompagné d’une radicale perte de substance : le P.C.F. n’est plus que le fantôme de l’ombre de ce qu’il a été et nul ne peut dire si sa crise permanente prendra fin un jour, l’absence d’idées se conjuguant à la rigidité d’appareil pour mener à la catastrophe.
Le résultat en est que depuis la première rupture de l’Union de la Gauche, en 1977, des générations successives de communistes s’éloignent, tandis que se constituent, en strates également successives, des groupes d’opposants qui, jusqu’ici, ont éprouvé la plus grande difficulté à parler un même langage. La situation, pourtant, semble changer. Sans doute est-ce parce que la crise a pris des proportions telles qu’elle touche maintenant le coeur même de l’appareil P.C.F. : des maires de grandes agglomérations, des membres du Comité Central et du Bureau Politique proclament publiquement leur désaccord.
C’est dans ces conditions qu’est née l’initiative Refondation(s). Impulsée par Charles Fitterman, secrétaire du parti, appuyée par plus de quinze membres de la direction, par des élus et des militants de la C.G.T., elle a été prise en commun avec des socialistes en désaccord avec leur parti (Cheysson, Gallo, etc.) et militants d’associations (C.G.T., SOS Racisme) elle entend créer un lieu où seront repensées les politiques de la gauche, où aussi pourront organiser des actions significatives. La première réunion nationale a été un réel succès, puisque près de 2 000 personnes se sont déplacées pour venir appuyer l’effort des organisateurs.
Dans l’atmosphère pénible de la vie politique française, Refondation(s) a eu la valeur d’un appel d’air. La tentative peut offrir un débouché aux nombreux militants, communistes en particulier, que la situation actuelle désoriente sans les détourner de la volonté d’agir. Les structures fédératives envisagées au niveau local et régional peuvent permettre la confrontation. Mais, pour avoir quelque chance de durer en s’étendant, l’opération doit se faire dans la plus grande clarté sur les objectifs poursuivis. Or, à l’heure actuelle, à l’intérieur de Refondation(s) seules deux forces ont une certaine cohérence politique : les refondateurs communistes regroupés autour de Charles Fitterman et les socialistes critiques inspirés par l’ancien ministre de la Défense Nationale, Jean-Pierre Chevènement.
Les refondateurs communistes ont un passé d’expression politique, notamment par leurs contributions à la préparation du dernier congrès du P.C.F. A l’instar des fondateurs du P.D.S., ils se situent globalement dans la logique créée par Gorbatchev avec la Glasnost et la perestroïka. Ils insistent donc sur la nécessité d’un réexamen critique du passé communiste. Ils ont, en particulier, mis en oeuvre une critique approfondie du centralisme démocratique, tel qu’il est notamment pratiqué dans le P.C.F. Leur opposition à la guerre du Golfe a été claire, accompagnée d’une proclamation d’attachement au droit international comme fondement des nouveaux rapports internationaux. Ils affirment nettement l’urgence d’une redéfinition des perspectives de changement de société, afin de redonner un sens à toutes les luttes partielles.
L’ouverture est évidente – et intéressante. Elle ne saurait suffire telle qu’elle est aujourd’hui. Il n’est pas question d’imposer, sans débats, à tout ou partie de la gauche, un programme bouclé. Par contre, la crise actuelle du mouvement ouvrier exige que dans les délais les plus brefs, la discussion la plus approfondie s’ouvre sur des problèmes clés. Au nombre de ceux-ci figure le bilan de l’expérience des pays de l Est : on ne peut se borner à soutenir l’effort de Gorbatchev et de son équipe, aujourd’hui éparpillée, sans chercher à comprendre pourquoi l’espoir révolutionnaire a abouti au triomphe de la tyrannie.
Aussi importante est la question de l’Union de la Gauche. Les refondateurs critiquent justement le sectarisme du P.C.F. dont, jusqu’à une date récente, le discours anti-socialiste relevait du délire obsessionnel. Ils se réclament de l’action des quatre ministres communistes du gouvernement Mauroy (tous se retrouvent aujourd’hui dans l’opposition). Mais de bilan sérieux de cette expérience contrastée il n’a pas encore été question. Fallait-il participer ? Comment ? Comment aussi aurait pu s’articuler l’action gouvernementale, l’action parlementaire et l’action de masse ? Autant de questions qui n’intéressent pas seulement les historiens : les réponses qu’on leur apporte déterminent l’avenir car elles déterminent le type d’action et le mode d’organisation que l’on proposera. A garder trop longtemps l’ambiguïté sur cet aspect fondamental de la réalité politique française, on risque de donner l’impression de vouloir recommencer purement et simplement une expérience dont les limites sont évidentes. Ce qui n’est guère mobilisateur.
La présence des amis de Jean-Pierre Chevènement rend une telle réflexion encore plus indispensable. Avec ces militants qui combattent l’enlisement du Parti socialiste, le dialogue et l’action commune s’imposent. Mais dialogue implique confrontation. L’ancien ministre défend une conception bien particulière de la politique française : son opposition à l’hégémonie américaine et son hostilité à l’Europe du capital – en elle-même indiscutables’accompagnent d’une volonté de repli sur l’État nation, qui emprunte nombre de ses arguments à un nationalisme difficilement tolérable. Et ce n’est pas l’éloge, plus que douteux, d’une République censée transcender les conflits sociaux qui peut atténuer le malaise né de ce que d’aucuns appellent un néogaullisme de gauche.
Insister sur tous ces aspects de Refondation(s) n’est pas cultiver le goût du débat pour le débat. Le mouvement naissant doit définir son propre avenir (être un grand groupe de pression ou s’orienter vers la création d’une nouvelle force politique). Il ne pourra y parvenir qu’en engageant le débat de fond que souhaitent tous les militants.
Conclusion provisoire
Ce qui se passe aujourd’hui en Italie comme en France est symptomatique d’un nouveau climat politique. Peut-être la succession des défaites et des désillusions tirent-elles à sa fin. Il n y a donc aucune raison de rejeter les tentatives qui se font jour. Mais autant se garder des vains espoirs : aucun automatisme ne joue en faveur d’une rapide solution positive.
Et la condition d’un développement satisfaisant demeure la mise en pratique d’une élaboration stratégique, elle-même fondée sur la critique du passé. Le mouvement communiste, avant même son pourrissement stalinien, a souffert de n’avoir su qu’imparfaitement résoudre les rapports entre social et politique, entre exploitation et oppression, entre classes et sexes, entre État et pouvoir.
Il est temps de se re-mettre à la tâche pour parvenir à un résultat qui, plus qu’une refondation, sera la fondation d’une pensée authentiquement révolutionnaire.