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Fuite de l’enfer A propos du Livre des passages de W Benjamin

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La pratique révolutionnaire de l’écriture, ne consiste pas tant, selon Benjamin, en contenus progressistes. La subversion dont est capable l’écriture est déterminée par la possibilité de mettre en crise les modes de production culturels dominants, et donc, de construire des objets, auxquels – comme autant de producteurs – les lecteurs auraient contribué. Le livre sur Paris capitale du XIXe siècle représente une tentative de ce genre et échappe ainsi au faux dilemme de savoir s’il s’agit d’un texte achevé ou d’un labyrinthe de pensées et de fragments inachevés. Ce qui pouvait apparaître à des codes culturels qui à la fin des années trente semblaient déjà obsolètes, comme un enchevêtrement où l’achèvement de l’œuvre est seulement mentionné, offre plutôt la possibilité que le lecteur s’y introduise activement.

Chacun peut vagabonder à travers ces matériaux, rattacher des parties et des éléments éloignés entre eux, les construire autrement mais, surtout, les poursuivre. Si tel était le cas, le livre pourrait se contenter d’indiquer une ligne de fuite au-delà de la subsomption accomplie par l’industrie culturelle qui a liquidé définitivement l’ordre culturel antérieur. Pour l’industrie culturelle, en effet, le donné formel – même le plus dérangeant – ne constitue plus un problème. Du point de vue de l’industrie culturelle, l’énorme travail de Benjamin, en raison même de son aspect singulier, est plié comme offre de l’énième nouvel article dans l’interminable “magasin des nouveautés”.

Et pourtant, le livre de Benjamin est pour son lecteur-producteur tout sauf un jeu intellectuel gratuit. Il s’adresse surtout à ceux qui, d’une certaine manière, ont pensé et fait l’expérience de la constellation de ces thèmes fulgurants qui trouvent une expression dans cette nébuleuse de fragments, de citations et de réflexions. Si un tel effet pratique du livre s’avère possible, il importe peu au fond de savoir s’il aurait pu assumer une forme plus définie. Soutenu par une intentionnalité politique évidente, le livre sur Paris semble de toute façon avoir dépassé les limites du surréalisme dont il représente pour cette raison même le plus haut point d’application. Seul un “collectif corporel” qui aurait compris pour l’avoir expérimenté sur lui-même le caractère crucial de la question du temps, autour de laquelle l’ensemble du texte a été monté, peut contribuer à l’activation des potentiels contenus par cette écriture.

Une rigoureuse cohérence sous-tend l’œuvre de Walter Benjamin. Une cohérence qui se révèle à travers le rythme rapsodique et toutes les tortuosités, les atermoiements, les bonds en avant et les rencontres qui caractérisent l’iter d’un parcours intellectuel et politique en perpétuelle tension. Nombreux sont les fils qui rattachent l’œuvre sur Paris à ce parcours. En particulier, c’est surtout à un court, mais très dense texte du début des années vingt: le Teologisch politisches Fragment[[Walter Benjamin, Fragment Théologico-politique, in Mythe et Violence, Paris 1971., qu’il convient de remonter afin de retracer les couches les plus originaires des problématiques sur le travail dans les Passages parisiens.

Dans ce fragment de jeunesse, les questions relatives au temps et à la signification d’une politique révolutionnaire trouvent une première orientation fondamentale. Le temps historique, nous est-il dit, ne peut être comblé car il est infiniment éloigné de ce qui pourrait l’achever. La fin conçue non pas comme plan, projet, mais comme terme de l’histoire est un temps messianique qu’aucun contenu mondain ne peut anticiper, ni représenter symboliquement. Il n’y a pas de théologie de l’histoire. La théologie politique et la théocratie sont, par conséquent, deux figures différentes et complémentaires de la distorsion du temps historique. Ce dernier – affirme Benjamin – s’approche d’autant plus de la catastrophe messianique qu’il approfondit consciemment sa propre destination. Viser la finitude jusqu’à la destruction de tous les simulacres qui plient l’ordre du profane vers de nouvelles fausses transcendances constitue la véritable dimension du bonheur ou bien l’idée au sens non kantien qui résume et réalise le temps historique. La seule médiation paradoxale qui peut être pensée et réalisée entre l’histoire et la rédemption est le nihilisme, unique “tâche de la politique mondiale” et processus qui accomplit la coïncidence entre bonheur et caducité. L’immortalité n’exige aucun sacrifice de la corporéiété dont l’affirmation doit être menée jusqu’au bout par le nihilisme. La ligne de mouvement du nihilisme qui ne poursuit aucune fin, mais qui est un but à soi-même est, dès lors, opposée et complémentaire à celle de l’intensité messianique et elle est destructrice de tous les buts, aussi bien théologiques que politiques, qu’elle conçoit comme autant de fétiches du bonheur. Appliquer impitoyablement la rémission du corporel à soi-même, c’est par cette intention nihiliste que Benjamin a établi un premier rapport risqué entre théologie et politique.

La rencontre entre nihilisme anarchique, expressionnisme et messianisme juif avait donc produit, chez Benjamin, cette première élaboration du problème politique. En se démarquant nettement de Bloch qui dans son Geist der Utopie avait conçu une idée de la divinisation de l’histoire par l’unification du théologique et du politique et ce dans la perspective d’un État final qui réconcilierait, en surmontant leurs limites, Judaïsme et Christianisme, Benjamin entreprend un parcours théorique qui allait être souvent incompris par ceux-là mêmes qui en suivaient de plus près le difficile mouvement.

L’origine du drame baroque allemand[[Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand, Paris 1985. est le second, passage décisif en direction du livre sur Paris. Ce document, l’un des plus importants de la philosophie européenne des années vingt, au moment où il inaugure la généalogie des fondements et des destins de la modernité, tels qu’ils s’annoncent au XVIIe siècle, s’achève sur l’abandon de l’expressionnisme.

Dans le baroque allemand cette conciliation du monde avec soi-même que Benjamin, en conjuguant le messianisme juif et l’anarchisme, avait considérée comme une dynamique qui précipite le temps au bord du salut, se manifeste dans l’irruption traumatique de la modernité. Dans le baroque la modernité fait irruption comme énergie nihiliste qui désagrège l’ordre symbolique du Moyen Âge tardif et de l’organicisme de la Renaissance. Le symbole, le paradoxe chrétien de la synthèse entre sensible et suprasensible et la belle apparence du cosmos se brise en éclats. La Kunstwollen allégorique enregistre ce processus d’anéantissement de la totalité et poursuit désespérément une médiation naturelle entre les choses, les images et les significations. L’allégorie est l’écriture de l’accumulation originaire et Benjamin le rappelle expressément dans certains fragments du texte sur Paris[[Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, Paris 1989, J 78, 4 p 382, J 80/2 ; J 80a-1, pp. 385-386, m3 a3, p. 801 , M° 5, p. 850.. En effet, de même que le mode de production dans la manufacture désarticule ce qui assumait traditionnellement la forme de la totalité et de l’achèvement, de même les emblèmes, les innombrables intrigues et ruines dont se nourrit l’allégorie sont les résidus, les produits non finis provoqués par la crise qui investit la création à l’époque de l’accumulation originaire. A travers l’allégorie, le capital commence à imposer son hypothèque sur la création.

Et pourtant, dans le processus d’instauration de la modernité, le Baroque n’est pas le lieu historique d’une transition naturelle. L’intention de Benjamin était plutôt de représenter le baroque comme une monade, un objet historique poussé à bout par ces tensions et situé au seuil de la modernité. L’expérience de l’allégorie est, en effet, celle d’un seuil, d’un insurmontable Zwischen entre le caractère non représentable du symbole et la mauvaise infinité du temps vide qui ne contient plus aucun signe de rédemption.

C’est à partir de cette physionomie caractéristique de l’allégorie que s’éclaire le rapport avec l’expressionnisme. L’écriture de la crise qui s’exprime dans le baroque – préhistoire de la pensée négative – est un jeu endeuillé (Trauerspiel) où le désenchantement désespéré pour l’apparition des premiers signes de nihilisme de la modernité rompt le schéma représentatif du temps historique encore essentiellement chrétien. Même si elle est repoussée vers une destination qu’aucune détermination historique et aucune doctrine ne peuvent mesurer, l’allégorie est inséparable d’un fond symbolique. Selon une intention qui rappelle celle de l’allégorie, l’avant-garde expressionniste s’effondre violemment dans la représentation de la destruction en tombant, comme ce fut le cas pour l’allégorie, “dans la vanité de la contemplation de la vanité”. Tout comme l’allégorie baroque, l’expressionnisme, surtout dans certaines de ses manifestations littéraires, se consume dans la paralysie de la répétition de ses propres rites. L’avant-garde, en somme, n’est pas en mesure d’assumer comme destin cette fragmentation du monde et du langage qui caractérise irréversiblement l’Umwelt au sein de laquelle elle a surgi. L’expressionnisme s’épuise enfin dans la recherche impossible d’un achèvement formel et d’une figure de l’originaire que l’état du monde avait depuis longtemps ridiculisés.

L’allégorie baroque marque la fin de l’idée du christianisme. L’expressionnisme, à son tour, sanctionne l’évanouissement du rêve d’un classicisme moderne et celui de l’ordre des valeurs bourgeoises que l’on avait tenté de déduire à partir de lui. L’espace parcouru par l’allégorie est, selon Benjamin, cet espace indéfini même de l’immanence et de la finitude radicale des formes et des langages qui caractérise le début de la modernité. Tous les signes relatifs au monde deviennent conventionnels. Le rapport entre les signes et les choses semble médiatisé, non par la nature, mais par un interminable travail. Chaque forme peut être révoquée et transformée par ce travail. Selon une “analogie patente”, l’expressionnisme aussi poursuivait en vain la recherche d’une essence parmi les tumultes du monde et la forêt enchevêtrée des langues et des fragments du sens.

Le caractère positif de l’allégorie et de l’avant-garde consiste, en dernière analyse, dans ce qu’elles enregistrent lucidement. Leurs limites résident dans l’incapacité de toute construction. Dépasser ces limites ne signifie pas les fuir, mais apprendre à comprendre, à parcourir et à utiliser ces fragments et ces ruines car la récupération possible des autres horizons de l’espace et du temps est devenue, selon Benjamin, irrémédiablement utopique.

Selon Benjamin, revenir sur les figures les plus désespérément avancées du baroque européen avait, en même temps, le sens d’une vérification des limites de l’expressionnisme, et en termes plus généraux, de l’avant-garde au début du siècle face à la dimension de la crise de l’immédiat après-guerre. Le même constat sera fait par Benjamin dix ans plus tard à l’époque de la rédaction du travail sur Paris à propos du surréalisme. Mais durant cette décennie la pensée de Benjamin et ses positions politiques avaient subi des transformations douloureuses et irréversibles.

La rencontre entre théologie messianique et matérialisme historique, l’adhésion à la “pratique communiste”, mais la méfiance vis-à-vis du parti et des “buts politiques communistes”, le rapport difficile avec Adorno et Horkeimer, l’amitié critiquée avec Brecht, l’incompréhension et l’hostilité qui, sur la base de positions divergentes, lui furent témoignées par des amis et des intellectuels proches, les souffrances matérielles qui l’obligeaient à faire directement l’expérience de la crise irréversible à laquelle était condamné l’intellectuel privé de fondements, sont autant d’éléments d’un état d’isolement théorique et politique qui, rétrospectivement, est devenu paradigmatique. Le livre sur Paris résulte de cette accumulation de tensions et en ce sens il suit une ligne de recherche résolument cohérente.

Au XIXe siècle, Paris est comme le baroque allemand – une image dialectique. De même que le baroque allemand représentait une déviation par rapport au modèle d’une continuité historique, de même la physionomie de Paris au XIXe siècle est construite comme une image dialectique sur laquelle, telle une photographie instantanée, se trouve fixé un moment crucial du déroulement de la modernité. La continuité philosophique entre le livre sur le baroque et la recherche sur Paris est du reste attestée par Benjamin même, au cours du très dense échange épistolaire avec ses correspondants. Ainsi Benjamin écrit-il à Scholem en 1935 : “C’était là celle (la notion) de Trauerspiel, ce serait ici celle du caractère fétichiste de la marchandise”. Ce qui revient à dire que le travail sur le XIXe siècle, saisi dans le reflet d’une métropole, poursuivait la recherche du mouvement de la modernité annoncé au XVIIe siècle dans les réactions bouleversées de l’allégorie. Le délire allégorique est le premier spectacle terrifiant de ce qui dominera la totalité des déterminations matérielles et les “fantasmagories” de la modernité au XIXe siècle: la subsombtion du cosmos sous le contrôle de la marchandise.
L’illumination profane d’où surgit le projet d’un essai sur Paris est provoquée par la rencontre avec le surréalisme. En 1935 Benjamin écrit de nouveau à Scholem : “Le travail présente tout autant la mise en valeur philosophique du surréalisme – et donc sa “relève” (Aufhebung) – que la tentative de fixer l’image de l’histoire dans ses cristallisations les plus humbles de l’existence, dans ses déchets, pour ainsi dire”. L’observation attentive de la genèse et des développements du mouvement surréaliste, et plus particulièrement le choc provoqué par la lecture du Paysan de Paris offre à Benjamin une confirmation des mouvements de fond que le texte sur Paris aurait dû réaliser. Il s’agissait de rompre définitivement avec les représentations du temps des philosophies “bourgeoises”, de dépasser les limites du matérialisme vulgaire, et par conséquent, d’inaugurer l’expérience d’une pensée du temps qui puisse se conjuguer d’une manière tout à fait nouvelle avec la pratique révolutionnaire. D’un point de vue strictement philosophique, la dernière phase de la pensée de Benjamin est ainsi entièrement consacrée à un pénible travail de dénouement des difficultés à l’intérieur desquelles s’était paralysée une grande partie de la pensée moderne et contemporaine face au temps.

Le surréalisme: “Rencontre d’abord les énergies révolutionnaires qui apparaissent dans le “suranné”. La découverte surréaliste des potentiels éversifs contenus dans les misérables choses du passé avait confirmé Benjamin dans une inclination originaire de sa philosophie: construire un objet historique par la pénétration de matériaux insignifiants, périphériques et non remarquables. Dans les intentions de Benjamin le livre sur les passages aurait dû représenter ainsi un développement de la méthode constructive déjà amorcée dans l’Origine du drame baroque allemand. Dans ces infimes objets, dans ces rejets et écarts de l’histoire, il s’agit, en effet, non pas d’épiphénomènes, mais d’expressions, d’écritures de l’infrastructure matérielle – le regard du matérialiste aurait dû reconnaître la contre-possibilité, les alternatives et les tensions que les philosophies et l’historiographie dominante avaient déplacées par la médiation de la continuité. La rencontre fulgurante entre la misère du présent et les ruines du passé aurait dû enfin contribuer à la libération des liens d’une sémantique et d’une expérience du temps totalement assujetties et soumises à la reproduction de la domination. Mais c’est précisément face aux conséquences politiques de l’illumination profane que le surréalisme se fige en un comportement contemplatif: “Délimitation de la tendance de ce travail par rapport à Aragon: tandis qu’Aragon persiste à rester dans le domaine du rêve, il importe ici de trouver la constellation du réveil”[[Walter Benjamin, Paris, capitale…, H° 17, p. 842.. Face à la rencontre avec la préhistoire du XIXe siècle, le surréalisme s’était figé en un comportement extatique, à la limite de la nécrophilie. Or, pour Benjamin il s’agit d’élaborer une théorie du réveil.

Comme l’avait montré Proust, le réveil semble la seule expérience restée à la disposition de l’individu dans la société capitaliste. Dans l’univers dominé par la réification, les programmes philosophiques destinés à une récupération de l’originaire dans les figures de la “vraie expérience” et de la “temporalité du pouvoir-être propre” s’avèrent “réactionnaires”. Dans les conditions où l’expérience faite par la tradition a été détruite et substituée par l’ordre envahissant et totalisant des médiations, il ne reste, selon Benjamin, plus aucun espace de décision. D’autant moins en reste-t-il pour cette prétendue résolution radicale envers la mort qui serait susceptible de fonder l’authentique. Ce que Heidegger exige de la décision anticipatrice n’est en mesure de rien construire dans les conditions de la réification générale qui dans l’analytique existentielle est élevée au rang de l’originel. Benjamin insiste, au contraire, sur le fait que c’est seulement à l’intérieur du nivellement du temps public que doit être inscrite et vérifiée toute décision. En d’autres termes, l’authenticité ne se constitue pas du côté de la réification, mais à l’intérieur de sa propre trame où doit être ouvert un passage qui conduise définitivement au-delà de celles-ci. A la question que pose Heidegger dans Sein und Zeit : “Le Dasein a-t-il une plus haute instance de son pouvoir-être que sa mort ?”, Benjamin répondrait peut-être avec Proust, oui, dans le réveil.

Dans une situation d’isolement total, Proust a su indiquer à quelles conditions un Collectif corporel peut faire l’expérience du réveil révolutionnaire. La mémoire involontaire est pour l’individu isolé ce qui constitue pour le Collectif corporel le caractère unique de la situation révolutionnaire. Rien ni personne ne peut décider à quel moment l’individu comme le sujet collectif pourront entrer de nouveau de façon traumatisante en possession du souvenir et éclairer ainsi leurs positions respectives et la signification de leur propre pouvoir-être. Dans l’enfer de la modernité, l’activation d’une expérience ne peut être suscitée que par une rencontre traumatisante.

Au moment du réveil qui rompt l’inertie du sommeil peuplé par les cauchemars des fantasmagories, le passé entre dans le champ énergétique du présent et met ainsi à l’ordre du jour tout ce qui était resté en lui en suspens, à l’état de possibilité et irrésolu et que seul le présent peut libérer en permettant son achèvement. Ce n’est pas le bonheur passé qui demande l’accomplissement, mais la douleur et les souffrances. Tel est ce qu’exige le passé historique au moment où le souvenir surgit du réveil. L’accomplissement de la catastrophe du temps que Benjamin avait confié à l’origine au geste de salut du Messie ressortit désormais intégralement au réveil révolutionnaire achever l’histoire.

En substituant les catégories historiques de la réification par “une méthode politique” le réveil révolutionnaire fait dérailler les paradigmes représentatifs du temps, il met en crise les médiations de l’historiographie et dénonce l’échec des prétentions de l’identification empathique avec le passé. Grâce à la construction d’images dialectiques, le passé acquiert selon Benjamin – “un degré d’actualité supérieur à celui qu’il revêt au moment de son existence”. Et ce, en tant qu’il devient lisible uniquement dans le présent comme maintenant (Jetzt) d’une connaissance déterminée. Le moment de la connaissance est la médiation authentique du “moment temporel”. Dans l’immédiateté de l’image dialectique se constitue un lien chaque fois originel entre développement et arrêt du mouvement dialectique. Selon Benjamin, la dialectique hégélienne s’arrête en revanche à la continuité présumée du moment temporel. “Au sujet de l’image dialectique. Le temps se trouve à l’intérieur, il se trouve déjà dans la dialectique chez Hegel mais cette dialectique ne connaît le temps que sous la forme d’un temps de pensée proprement historique, sinon même psychologique. La différentielle de temps dans laquelle seulement l’image dialectique et réelle lui est encore inconnue”[[Walter Benjamin, Paris, capitale, Q 21, p. 862-863..

Dans l’image dialectique le “jamais plus” est libéré de la coercition du toujours égal et de l’indifférence infernale à laquelle le condamne l’historiographie. Dans l’historicisme bourgeois et dans le progressisme social-démocratique l’histoire subit, en effet, un même traitement: la réduction de la différence à la médiation de la succession linéaire. Benjamin a su de cette façon démasquer la solidarité fondamentale entre la représentation du temps qui doit résulter hégémonique dans le capitalisme et la mystification socialo-démocratique du progrès. Ces formes de la représentation sont autant de variantes de l’écriture des vainqueurs, l’une conçue comme stratégie du sens immédiatement à la disposition des vainqueurs, l’autre comme expression d’une soumission désastreuse.

L’historicisme impose au mouvement de l’histoire la forme de la marchandise. Tout doit résulter formellement équivalent dans la soi-disant tradition culturelle. L’événement est formé à l’avance et en tant que tel il s’inscrit dans un dispositif de la représentation qu’aucun “événement” ultérieur ne saurait subvertir. Sur le modèle de la continuité temporelle, chaque événement doit être administré comme éternellement identique. De même, dans la social-démocratie, la continuité du cours du temps est légitimée par l’identité entre travail et progrès, par la conviction que le travail humain et la classe ouvrière “nageaient dans le sens du courant” de l’histoire. Marchandise et travail salarié constituent la substance du temps homogène et vide dont l’idée n’est pas le bonheur, mais la catastrophe.

Le réveil réactive une expérience limite pour la dialectique. La rencontre qui se vérifie dans le souvenir est une rencontre avec les tensions dialectiques et les alternatives qui ont habité les processus de décadence des choses. La nécessité est ainsi comprise comme figure du possible. Ce qui dans l’histoire apparaît comme effectivement nécessaire se révèle dans l’image dialectique comme résultat d’un champ de forces que la tradition a reconstruit en lui conférant la puissante apparence de la nécessité. Ce qui dans la reconstruction historiographique apparaît comme une dialectique du mouvement se renverse dans l’image en une continuelle superposition entre nouveauté et mort qui domine, comme un destin mythique, toutes les manifestations de la métropole. La mode, un dangereux et interminable jeu avec la mort, se révèle comme le véritable organe de la dialectique dans la modernité : “Le fait d’être passé, de ne plus exister et à l’origine d’un travail intense au sein des choses. L’historien lui confie son affaire. Il tire parti de cette force et connaît les choses telles qu’elles sont à l’instant où elles ne sont plus. Les passages sont des monuments de ce genre, des monuments d’une existence révolue. Et la force qui travaille à l’intérieur d’eux la dialectique.”[[Paris, capitale, D°, 4 p. 831. Le rythme du passage qui domine la métropole parisienne, au XIXe siècle, n’est pas celui du passage éternel de la nature en quoi consistait, dans le Fragment de l’époque messianico-nihiliste, le fondement du bonheur. Le travail de la dialectique qui a réduit en ruine les monuments et les dispositifs oniriques de la bourgeoisie au XIXe siècle est plutôt une combinaison de la forme marchandise, de la mode et de la technique.

Partout où la marchandise s’empare de matériaux, de corps, de gestes et de désirs, elle affirme sa propre domination au moyen d’un dispositif démoniaque : la consommation reproductive. La marchandise mène la ronde infernale de la répétition de l’identiquement nouveau. Tout ce qu’elle attaque se transfigure et est immergé dans le circuit de l’éternel retour du même. Avec cette norme universelle la marchandise restructure totalement l’ordre ontologique du monde: “Il ne s’agit pas de dire que les mêmes choses sans cesse arrivent, encore moins de parler ici d’éternel retour. Il s’agit plutôt de ceci : le visage du monde ne se modifie jamais dans ce qu’il y a de plus nouveau, cette extrême nouveauté demeure en tous points identique à elle-même. C’est cela qui fait l’éternité de l’enfer. Déterminer la totalité des traits sous lesquels le moderne se manifeste, ce serait donner une présentation de l’enfer”[[Paris, capitale, S1, 5, p. 560..

Paris est selon Benjamin un énorme laboratoire à l’intérieur duquel le capitalisme semble s’adonner à ses premières répétitions générales en vue du projet de la subsomption de l’être. Traditions et expériences s’évanouissent avec la même rapidité que les Passages sont presque immédiatement réduits à des fantasmes de la manifestation des apparats et des rites de la consommation de masse. Ainsi s’inaugure la phénoménologie infinie des figures, des matériaux et des comportements qui peuplent ce fantastique et, en même temps, sinistre laboratoire métropolitain.

Le réveil ouvre un espace imaginatif à l’intérieur duquel sont accueillis ces résidus du passé récent. Chacun d’eux a une part d’histoire à raconter différente de celle capitalisée dans la tradition culturelle. Chacune d’elles est pourtant témoin de la signification du XIXe siècle: “l’identité entre capitalisme et mythe”. Ce destin apparaît dans l’immense corps de la ville et s’infiltre désormais de manière ambiguë à travers tous ses pores. Dans les conditions de la modernité le mythe se repropose, adéquatement mis à jour, dans un ordre de dispositifs matériels et imaginatifs à travers lesquels la production des déterminations du réel toujours nouvelle est immédiatement repliée et inscrite dans l’ordre normatif du destin. Tout ce qui dans le marché se produit et s’innove, toutes les lignes de fuite et les flux en tout genre que les stratégies du capital libèrent continuellement sont immédiatement immobilisés par le regard de méduse du mythe. Partout la modernité intensifie les dynamiques novatrices et accélère les processus du désenchantement intégral, elle enchaîne le désir au dispositif du destin mythique.

La notion de fantasmagorie qui parcourt le livre sur les Passages décrit cette tendance de l’asservissement général du désir à la loi de la consommation reproductive: lier le désir au toujours nouveau afin que la répétition insensée soit intériorisée et devienne, ainsi, son intentionnalité originaire. Dans les fantasmagories modernes, dans les dispositifs de domination du capital se résume et se réactualise entièrement la dimension du mythe qui alourdit depuis toujours la signification de la vie. Chaque fois que le destin mythique agit en filigrane de la production de la modernité la vie est condamnée au court-circuit infernal de l’évanouissement du sens.

Dans la énième transfiguration de la répétition se réactualise ce qui caractérise depuis toujours le procédé du mythe. Libérée de sa valeur critique et sélective initiale, la représentation du temps comme progrès s’associe de manière ambiguë à son opposé antinomique – la répétition – en donnant lieu ainsi à un casse-tête troublant : “La croyance au progrès, à une perfectibilité infinie – une tâche infinie de la morale – et la représentation de l’éternel retour sont complémentaires”. Ce sont les antinomies indissolubles à partir desquelles il faut développer le concept dialectique de temps historique. Par rapport à ce dernier, l’idée de l’éternel retour apparaît comme le “rationalisme plat que la croyance au progrès a la réputation d’être, et la croyance au progrès semble autant se lever de la pensée mythique que la représentation de l’éternel retour”[[Walter Benjamin, Paris, capitale, D 10a, 5, p. 144..

Au début des années vingt Benjamin avait appelé temps messianique ce temps qui réalise et n’accomplit l’histoire qu’en ce moment imprévisible où l’ordre du fini a entièrement été ramené à soi-même. Le mytheintervient afin d’interrompre et différer sans fin le bonheur auquel est destiné le profane. Avec ce dernier, l’humanité s’est toutefois instruite depuis toujours sur les façons de l’anéantir. Ainsi que l’enseignent les fables, le mythe ne peut être vaincu que par une pratique qui en s’alliant à la nature parvienne à conjuguer ruse et impertinence. A partir du moment où le mythe s’allie au capitalisme, c’est au communisme que la fable transmet ses propres enseignements. La libération du mythe, toutefois, n’est pas la libération de l’immanence, mais son accomplissement le plus conséquent et le plus surréaliste.

A partir de la rencontre avec le communisme, l’honneur non pas de conduire l’histoire jusqu’au bord catastrophique de la transcendance mais de l’accélérer jusqu’à ce moment – Jetztzeit – où “la réalité s’est dépassée elle-même autant que l’exige le manifeste communiste”, concerne désormais seulement la pratique révolutionnaire. Entre la théologie et le matérialisme la tension devient de plus en plus incandescente et telle que jamais Benjamin n’a songé pouvoir l’éviter ou l’apaiser par des conciliations faciles. Le “renversement paradoxal de l’une dans l’autre” de la théologie et du politique aurait dû ouvrir une ligne de fuite irréductible à tous deux. Or, en effet, la théologie – qui se fonde sur la mémoire de la révélation et sur sa transformation – et la politique – comme praxis qui pose les buts et les similitudes du futur – se consomment réciproquement. Scholem semble avoir en ce sens entrevu la vérité lorsque, à propos de la pensée de Benjamin, celle des années de maturité, il la définit comme “( …) une théorie matérialiste de la révolution, dont l’objet même n’y figure plus”. La fin de l’histoire n’est pas seulement un saut de la transcendance, ni une tâche politique: “car il n’existe pas de tâche politique sensée”.

Ce temps, qui suspend définitivement le faux mouvement du temps sériel et vide, comme l’affirme un fragment d’un travail sur Baudelaire “est l’antithèse du temps infernal, du temps où se déroule l’existence de ceux qui entreprennent sans rien achever”. Le lien entre l’éternel retour du même et l’impossibilité d’un achèvement concerne toutes les figures qui peuplent la ville. Du travail ouvrier, à l’obsession du joueur, de l’identification du consommateur à la marchandise, à l’expression professionnelle toujours identique de la prostituée dans les mille versions du maquillage, du travail de Sisyphe du collectionneur, à la recherche d’une dimension de l’être au-delà de la valeur d’usage et d’échange jusqu’à la ténébreuse prophétie de Blanqui sur la folle vanité du monde moderne. L’impossibilité de tout achèvement concerne enfin la mort. A l’instar de ce qui arrive au chasseur Gracchus du récit de Kafka, la civilisation du capital interdit à la mort d’offrir l’extrême possibilité d’une appartenance.

Dans chaque production du XIXe siècle se cache une tension dialectique. La technique, qui anime ces productions, détruit les illusions et les simulacres qui dans la tradition retenaient le déchaînement des forces mythiques. La technique n’est pas, comme l’entendaient les lumières, la dynamique de la démythologisation. La stratégie de la technique des énergies dévastatrices du mythe. C’est ce qu’avait parfaitement compris Baudelaire qui régnait au centre du livre. La modernité comme la préhistoire la plus récente est le cœur magnétique palpitant de la poésie de Baudelaire, le premier poète parfaitement moderne, ou peut-être, le dernier poète.

Selon Benjamin, à partir de cette direction nul ne revient en arrière (Einbahnstrasse). Benjamin a dénoncé avec une exigence extrême toutes les tentatives de restauration des formes et des contenus que la modernité, à partir du XIXe siècle, avait brisées. L’expérience du réveil dialectique et politique n’a rien à voir avec la nostalgie et la pietas herméneutique. Aucune pietas ne doit être éprouvée pour ce qui est passé. Aucune tradition, pas même celle “alternative”, ne peut achever l’histoire : “De quel péril les phénomènes sont-ils sauvés ? Pas seulement, et pas principalement du discrédit et du mépris dans lequel ils sont tombés, mais de la catastrophe que représente une certaine façon de les transmettre en les “célébrant comme patrimoine” – ils sont sauvés lorsqu’on met en évidence chez eux la fêlure. Il y a une tradition qui est catastrophique”[[Walter Benjamin, Paris, capitale, n. 9, 4, p 490-491.. Seule l’abolition de toute tradition peut faire signe dans la direction d’un salut des phénomènes, c’est-à-dire de leur achèvement.

Le fétichisme qui domine la tradition culturelle est ce même dispositif de l’homologation qui assujettit les déterminations matérielles, l’imaginaire collectif et les désirs. La libération du mythe s’accomplirait ainsi avec la libération finale de la fantasmagorie meurtrière de l’indifférence. Le puissant fantasme de l’égalité qui nivelle le prix des marchandises est le même fantasme qui habite dans le type – synthèse troublante de la plus radicale individuation et de la plus grande généralité et, autrement dit, de l’atome générateur des grandes foules qui se déplacent dans la métropole. De Poe à Baudelaire jusqu’aux avant-gardes, le choc devant l’uniformité des foules et l’automatisme de leur mouvance marque pour l’art moderne un traumatisme qui est également un point de non-retour. Mais, dans ce cas aussi, la tentation de récupérer des fragments et des reliques de mondes organiques serait une pure et simple réaction.

Il s’agit non pas de récupérer quelque chose, mais de libérer la vie qui grouille sous la surface du destin mythique et qui inscrit le nouveau dans le toujours identique. Il ne s’agit pas non plus de restaurer un sens de la subjectivité autonome qui, à partir précisément des mutations du XIXe siècle, a été brisée en mille morceaux. Le dangereux pari de Benjamin, la solitaire et prévoyante singularité de son matérialisme vise la libération comme émancipation des “multiplicités des langages” auquel appartient une “multiplicité des histoires”. Et ce non pas en reculant par rapport à ces processus, mais en assumant totalement la partialité, le caractère fragmentaire et déchirant que les dynamiques de la modernité avaient produits. Ce que ces processus ont produit sous l’écorce de la coercition est un nouvel a priori matériel, un Collectif grouillant où prend corps cette multiplicité de langages et d’histoire : “Le collectif est un être sans cesse en mouvement, sans cesse éveillé, qui vit, expérimente, connaît et invente autant de choses entre les façades des immeubles que des individus à l’abri de leurs quatre murs”[[Walter Benjamin, Paris, capitale, A°, 6, p. 826..

Déjà vers la fin des années trente, à l’abri de la première catastrophe planétaire et dans le plus désespéré isolement théorique et politique, le référent auquel s’adresse Benjamin constitue un collectif corporel sans plus aucune expérience, ni mémoire. Pour ce collectif corporel “Pour le prolétariat – comme le dit Benjamin dans un fragment préparatoire à la thèse sur le concept d’histoire – la conscience d’une tâche différente ne trouve de point d’appui dans aucune référence historique”[[Gesammelte Schriften, l, 3, p. 1235-1236.. Ce n’est pas la continuité de la mémoire mais l’énergie explosive renfermée dans le souvenir du moment du réveil qui galvanise la praxis de ce Collectif.

Le point nodal du Livre sur les Passages est constitué par la recherche d’une nouvelle configuration du lien entre pratique théorique et pratique révolutionnaire. Tel semble être le centre du texte et le thème dynamique qui oriente la production entière de Benjamin en direction d’une instance politique tourmentée. Pour des raisons paradoxalement similaires, cette issue de la pensée et de l’existence de Benjamin ne plut ni à Scholem, ni aux promoteurs de l’Institut pour la recherche sociale de Francfort. Divergeant parfois polémiquement de la perplexité et des critiques de ceux qui apparaissaient comme les légataires testamentaires de l’œuvre de Benjamin, un intense débat sur l’auteur allait se développer au cours des années 68.

Le dépassement politique du surréalisme consiste surtout dans la recherche de ce lien. La construction à laquelle Benjamin soumet le matériel historique dépasse la nécrophilie surréaliste dans la mesure où la construction n’est pas seulement un geste théorique. Le carrefour face auquel se trouvaient, selon Benjamin, aussi bien les écrits des surréalistes que ceux de Heidegger est déterminé par la capacité de la pensée de s’associer à la praxis. Quant au moment de cette association et à sa réussite la pensée ne peut plus rien décider. Et pourtant, un point reste solidement établi pour Benjamin: l’image dialectique de l’histoire se constitue seulement au moment du réveil pratique d’un Collectif corporel et combattant. C’est le moment du danger qui polarise autour de soi l’inachevé en quoi consiste le contenu du souvenir. La “rechute” du souvenir sur le présent libère ce dernier du rêve et le présente comme ce qui, à l’exemple du passé, reste encore et toujours à accomplir et à constituer.

Le moment du danger auquel faisait allusion Benjamin s’identifie à une conjoncture historique. Le nihilisme invoqué dans le fragment de jeunesse s’est accompli comme processus de sécularisation intégrale qui s’est débarrassé de la question de son prix. La locomotive qui traîne à une allure folle le convoi du progrès n’a pas été arrêtée, comme l’espérait Benjamin, par le frein de sécurité de la révolution.

Le nihilisme n’a jamais fondé le bonheur du fini restitué intégralement à lui-même. Le nihilisme a conduit à son telos physiologique ce qui s’annonçait sans doute dès le début dans le mouvement de la forme de la marchandise : l’éternel retour de la catastrophe comme expérience de routine. Le communisme est l’interruption du nihilisme au moment du plus grand danger. Cette interruption n’est pas celle, toujours et seulement apparente, du point sur la ligne. L’interruption, au contraire, abolit la ligne, le continuum et les points et les époques. Au communisme revient l’énorme charge de déterminer l’histoire dans la mesure où il est, surtout, la fin de la modernité. Le communisme, non en tant que “but politique” mais comme pratique, doit décréter la fin de cette névrose obsessionnelle qui impose à chaque époque de se qualifier comme toujours moderne et qui, en même temps, la tourmente avec la sensation de se trouver face à un abîme. Il n’y a en ce sens aucune commune mesure, ni norme pour légitimer une continuité entre modernité et communisme.

La condition d’une humanité réconciliée avec le passé présuppose la rupture intransigeante de toute continuité. Cette rupture n’est pas un saut mortel au-delà du donné. L’utopisme de Benjamin doit sans doute être évalué différemment de la manière dont on a l’habitude de classer les formes et de juger les limites de l’utopie. Le thème sur lequel Benjamin a insisté jusqu’à la fin est celui de la nécessité incontournable de conjuguer le plus haut degré d’approfondissement et d’assomption de la détermination avec la plus grande discontinuité. Une pratique de la transformation ne nourrit ni rêves ni envies quant au futur, mais précisément en insistant sur ce dont est profondément teintée l’époque où nous vivons”, elle est appelée à interrompre la catastrophe non pour inaugurer une nouvelle époque, mais pour achever l’histoire.

Une discontinuité irréductible éloigne l’histoire de la rédemption du temps. Cette dernière s’est défaite de tout lien conséquent, logique, éthique ou politique avec le passé historique. Tel est ce qu’a parfaitement compris l’anti-théologique Kafka selon lequel la réduction “n’est pas une récompense pour l’existence mais sa seule sortie possible”. Ceux qui parviendraient à vivre au-delà de l’histoire se trouveraient toujours au centre du temps et jamais plus dans une époque. En ce sens, en assumant tout ce qui est donné, la discontinuité pour laquelle est appelée à lutter une pratique communiste ne saurait avoir la forme d’une réponse à des questions, mais plutôt comme le dit Benjamin à propos de Kafka, celle d'”un état du monde où ces questions n’ont plus leur place, parce que leurs réponses, bien loin de fournir des informations à leur sujet, les suppriment. La structure de cette réponse qui supprime la question, c’est cela que Kafka a cherché et que parfois il a saisi au vol ou en rêve. En tout cas, on ne peut dire qu’il l’ait trouvée”. C’est encore une fois un nouveau Collectif corporel, vivant dans des conditions qui auraient fait sursauter Benjamin, qui doit poursuivre cette recherche.