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Haïti et la nouvelle dynamique impériale

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Entretien avec Laënnec Hurbon, realisé par Toni Negri et Christiane Veauvy Futur Antérieur – A peine J. C. Duvalier s’était-il enfui de Port-au-Prince (7 février 1986) que tu rentrais en Haïti, après 21 ans d’exil involontaire. Dans la foulée de ton retour tu as publié Comprendre Haïti. Essai sur l’État, la nation, la culture (Karthala, 1987) et Le Barbare imaginaire (Cerf, 1988), un ouvrage qui mobilise les ressources de la sociologie, de l’anthropologie et de l’histoire pour renverser « le regard par lequel l’Europe a jugé le monde, à travers le paradigme de l’opposition barbare/civilisé ». Tu es, Laënnec Hurbon, un spécialiste du vaudou et du phénomène religieux dans la Caraïbe, les sectes sont au centre des enquêtes que tu as menées en Guadeloupe, à Porto-Rico, à Santo-Domingo. Tu viens maintenant de publier les actes du colloque qui s’est tenu à Port-au Prince sur les « transitions démocratiques » (juillet 1995) (Syros 1996). On voudrait que tu nous dises la nouveauté d’être libre de parler d’une transition démocratique en Haïti et que tu nous donnes dans ce débat le cadre de cette transition pour Haïti, mais aussi pour toute la Caraïbe.

Laënnec Hurbon – L’origine de ce colloque remonte à la période du coup d’État. On avait pensé[[Le « on » renvoie notamment aux intellectuels de la revue haïtiano-caraïbéenne Chemins critiques – Société – Sciences – Arts – littérature, créée par L. H. en 1989, précisément après la chute de Duvalier, et à d’autres groupes d’intellectuels et d’éducateurs, de la Guadeloupe, de la Martinique et de la Caraïbe. réaliser un colloque international comme celui qui s’était tenu à Strasbourg en faveur de Sarajevo. On voulait que de nombreux intellectuels ayant manifesté une certaine solidarité avec Haïti aient l’occasion de se réunir et d’exprimer leur volonté de soutenir le processus démocratique en cours, celui qui avait été stoppé par le coup d’État du 30 septembre 1991. Ce colloque a eu un succès considérable en Haïti ; on ne pouvait pas l’organiser un an avant, mais de nombreuses personnalités ont répondu à l’invitation. Nous aurions voulu inviter plus de monde mais il fallait faire vite pour profiter de ce que les événements étaient encore chauds. Nous avons réuni une centaine de personnalités intellectuelles, de la Caraïbe, de l’Amérique Latine, de l’Europe, du Canada et nous avons mobilisé les intellectuels haïtiens, de nombreux étudiants, des éducateurs – nous avons pu réunir à peu près 1200 personnes réparties en différents ateliers. La presse a couvert l’événement de sorte que, pendant une semaine, les Haïtiens en tout cas ont eu l’opportunité de réfléchir avec des étrangers sur le phénomène. Pour moi, l’événement qui s’est produit en Haïti, et que j’appelle le retour par effraction de la démocratie, représente quelque chose de nouveau dans l’histoire, quelque chose qui pose des questions inédites à la science politique et à l’ensemble des sciences sociales. On n’avait encore jamais vu une grande puissance, surtout les États-Unis connus pour leur soutien aux différentes dictatures de la Caraïbe et de l’Amérique Latine, entreprendre des démarches auprès de l’ONU pour soutenir une opération appelée « soutien à la démocratie ». Je trouvais que cela valait la peine de mener une réflexion pour comprendre ce qui s’est passé. On ne savait trop que penser de l’intervention américaine et l’on avait du mal à la critiquer dans la mesure où, massivement, la population haïtienne avait accueilli à bras ouverts le débarquement de 20 000 G. I. Américains. Le colloque a permis un débat libre, ouvert ; les positions nationalistes ont pu s’exprimer, de même la position dite anti-impérialiste, et celle en faveur de cette intervention. C’était extrêmement fructueux. J’ai rendu compte en grande partie des débats très chauds qui ont eu lieu. Je crois que le livre représente un apport à la réflexion qui se poursuit aujourd’hui.

F. A. – Le livre a été publié par les éditions Syros, à Paris, sous une forme très élégante, en plus. Mais, justement dans cette phase tout à fait nouvelle qui marque une nouvelle époque de la post-colonisation, dans un contexte de mondialisation accrue clans lequel les formes politiques commencent à se calquer sur les phénomènes de mondialisation du marché, cette intervention I des G. IL à Haïti doit être expliquée.

L. H. – Pour comprendre ce phénomène, il faut savoir que les Américains ont toujours tenté de contrôler tout le processus démocratique en Haïti, dès la chute du dictateur Jean-Claude Duvalier, en 1986. C’est pour cette raison que la transition vers un régime relativement stable a duré une dizaine d’années. Ils ont tenté de contrôler l’ensemble du mouvement, mais ils ont été surpris par la candidature d’Aristide à la présidence, présentée par ce dernier un mois avant la clôture de la campagne électorale. Ils n’ont pas eu le temps d’empêcher cela, ils ne pouvaient pas l’empêcher, cependant ils pouvaient éventuellement soutenir les préparatifs d’un coup d’État qui favoriserait la bourgeoisie, l’armée et les macoutes. En Haïti, le corps des
tontons macoutes créé en 1957-58 est célèbre par ses actions de violence et son rôle dans la répression. Quand les Américains ont décidé de faire cette intervention, ils n’ont pas pris le même chemin qu’au Nicaragua, au Salvador, et surtout qu’à la Grenade et au Panama. Cette fois-ci ils ont demandé l’autorisation à l’ONU pour une intervention qu’il faut considérer sans danger réel pour eux puisqu’il y avait une petite armée en Haïti de 7500 hommes qui fonctionnait comme une police ou comme une gendarmerie, mal équipée, mal formée : à tous les coups l’intervention ne pouvait que réussir. Quel besoin d’entreprendre toute cette bataille au niveau de la presse, aux États-Unis même, au niveau de l’ONU, au niveau des instances internationales pour obtenir leur appui ? C’est le signe d’un temps nouveau. Je ne veux pas dire que les Américains ont renié complètement leur impérialisme mais ils ont été pris dans une contradiction nouvelle dans la mesure où leur activité contre un gouvernement issu de tous les mouvements populaires démocratiques en Haïti était difficilement défendable. Et là, ils ont été acculés à faire appel aux instances internationales puisque leur propre peuple était contre cette intervention. L’intervention n’était pas populaire d’après tous les sondages qui se faisaient aux États-Unis. Il fallait laisser la situation suivre sa propre dynamique, c’est du moins ce que la population croyait, alors que les dirigeants américains tentaient d’une manière ou d’une autre, une fois Aristide arrivé au pouvoir, d’empêcher la stabilisation du régime. Autrement dit, on sait qu’ils avaient soutenu l’armée haïtienne dans le coup d’État réalisé le 30 septembre 1991. La nouvelle intervention américaine signale un tournant dans la politique étrangère : elle ne se contente plus d’intervenir comme simple gendarme dans ce qu’on appelait encore dans la Caraïbe « l’arrière-cour » des États-Unis, là, les États-Unis ont en fait été obligés de parler de retour à la démocratie, de critiquer l’armée qu’ils avaient eux-mêmes contribué à former et qu’ils avaient soutenu en formant les militaires ; nombre d’entre eux étaient des agents de la C.I.A. et toute la presse américaine en a rendu compte. Cette intervention était pour cela quelque chose de nouveau.

F. A. – Tu penses que tout cela signifie une modification réelle de la politique américaine dans la totalité de l’espace post-colonial ?

L. H. – Je pense qu’il y a là quelque chose de fascinant. Une nouvelle politique est en gestation. On sait que les Républicains, Kissinger et d’autres, ont tenté de soutenir jusqu’au dernier moment la cause d’une non-intervention. La presse américaine était défavorable à Aristide, en grande partie. Je crois profondément que c’est parce que les Américains ne peuvent plus exercer l’impérialisme de la même manière, que c’est parce que l’impérialisme a pris un coup dans l’aile que cette intervention a été rendue possible. Elle exprime une contradiction : premièrement, pour des raisons internes à Haïti. Le coup d’État a duré trois ans, les Américains ont vu qu’il y avait une résistance puissante[[Cette résistance s’est manifestée de plusieurs manières d’abord par un exode massif des habitants des bidonvilles de la capitale vers les provinces et les campagnes (on a estimé à 200 000 le nombre des réfugiés de l’intérieur), ensuite par le flot de boat-people vers Miami, enfin par une série d’actions de protestations dans de nombreuses écoles primaires et secondaires et dans l’Université d’Etat, autant que dans les églises, avec des tentatives de manifestations publiques toujours réprimées. Les mêmes méthodes de solidarité qui s’était exprimée dans les luttes précédant la chute de Duvalier ont été relancées. Cette résitance renvoie à un véritable processus de reconstruction du lien social que le régime dictatorial n’avait cessé de défaire. Voir pour des informations plus détaillées le chap. sur le rôle de l’Eglise et des communautés de base dans les années 1980-86 dans notre Comprendre Haïti. Essai sur l’état, la nation, la culture, Karthala, Paris 1988. de la part de la population haïtienne. Il n’y avait pas moyen de reculer. Si on laissait faire, cela aurait amené une plus grande extermination parce que la population ne marchait pas au coup d’État. Deuxièmement les Américains veulent contrôler tout le processus démocratique en Haïti et sentant une forte résistance interne, l’intervention était comme une sorte d’acte de réparation par rapport à ce qui a été fait. Au niveau externe il y a une sympathie considérable dans l’OEA pour Haïti, de même un peu partout en Amérique Latine, en Europe aussi, si bien que les Américains étaient cette fois coincés. Mais il faut ajouter deux autres raisons importantes. D’abord, la participation des noirs américains au mouvement en faveur du retour d’Aristide. L’activiste américain Rendal Robertson a fait une grève de la faim à Washington ; c’est lui qui avait déjà fait une grève de la faim contre l’apartheid en Afrique du Sud, ce qui a permis une modification de la politique américaine en Afrique du Sud. Alors, il y a eu des noirs américains rassemblés dans ce que l’on appelle le «Black Caucus » aux États-Unis, au congrès, qui ont soutenu le mouvement de retour en Haïti, il y a eu l’OUA et surtout pour les Américains le danger de recevoir des dizaines de milliers de boat-people qui fuyaient la dictature militaire. Et avec ces boat-people qui arrivaient sur la Floride, comment empêcher un plus grand noircissement de la population. Là, les Américains sont pris dans une contradiction considérable, il semble même que pour certains cela représente l’une des raisons majeures de l’intervention. Il fallait permettre le retour d’Aristide pour arrêter le flot des boat-people vers Miami. Mais pour moi ce n’est pas suffisant. Je crois qu’il faut tenir compte également des raisons relatives à un nouvel ordre mondial dans lequel on ne sait pas encore ce qui va se dessiner au niveau de la marche du monde. Il y a eu un véritable désarroi dans la politique américaine vis-à-vis d’Haïti et ce désarroi doit se comprendre dans ce moment que j’appelle le changement progressif de paradigme dans l’interprétation des événements politiques, mondiaux et nationaux. La crise véritable ce n’est pas seulement celle qui règne en Haïti, c’est aussi celle que les États-Unis ont vécue, pendant les trois ans du coup d’État. Ils ne savaient pas exactement sur quel pied danser. Les Américains auraient tout simplement pu passer des ordres aux colonels de l’armée haïtienne pour qu’ils partent, mais les colonels d’Haïti ou l’état-major de l’armée vivaient encore dans l’ancien temps, le temps de la guerre froide. Jusqu’à la dernière heure avant l’intervention américaine, ils croyaient que les Américains étaient en train de jouer la comédie, de faire de la prestidigitation en ce qui concerne une intervention qui ne pouvait jouer en faveur du retour d’Aristide. Les Haïtiens ont parfaitement compris, d’abord dans le peuple, surtout, le jeu politique mondial actuel. Ils n’ont absolument pas hésité à soutenir cette intervention en principe bornée par la loi, par le droit. Les Américains tentent comme d’habitude de manipuler l’ONU, c’est sûr, ils en ont le pouvoir avec les autres grandes puissances. Mais il y a quand même un décalage entre l’institution qu’est l’ONU et les États-Unis, tout n’est pas toujours possible. Et les Haïtiens ont pris à la lettre ce qui se disait au niveau du soutien à la démocratie que tout le monde appelait de tous ses voeux. Personne n’est contre la démocratie donc pourquoi nous, en Haïti, nous en serions exclus ? La contradiction, on le voit bien, est pour le camp américain qui voulait une sorte de démocratie simulacre, une sorte de show de démocratie, mais pas une démocratie dans laquelle le peuple peut intervenir réellement, comme citoyen à part entière.

F. A. – Maintenant, deux questions ressortent de ton propos. Est-ce que ce paradigme est encore précaire ou est-ce que tu le considères comme quelque chose qui est en train de devenir définitif dans l’intervention de la grande puissance impériale américaine dans toutes les situations post-coloniales ? La deuxième question est celle de la dialectique interne à Haïti et de ses rapports avec la thématique de la transition démocratique en général.

L. H. – Je crois que la modification du paradigme est précaire. Premièrement, parce que les Etats-Unis et les grandes puissances n’ont pas été préparés au changement rapide qui s’est produit dans les pays de l’Est. Mon hypothèse est qu’ils ont été surpris. Ils auraient voulu conduire eux-mêmes ce changement, ce changement s’est précipité et ils ont été pris au dépourvu. Si bien que je continue à croire que le coup d’état que nous avons eu en Haïti est une queue de la guerre froide parce qu’il s’agissait de monter un type de démocratie sur mesure, conforme aux intérêts américains et à ceux des grandes puissances. Mais il n’était pas question, si je peux parler ainsi, que ce soit une démocratie indépendante. Précaire parce que dans l’opinion publique en général, aux États-Unis et dans la plupart des pays on est porté à croire – les médias le laissent entendre – qu’il y a un lien direct, nécessaire entre le néolibéralisme qui serait triomphant et la démocratie. Pour moi il n’y a pas de lien nécessaire entre le néolibéralisme et la démocratie. Ce que cherche le premier c’est la suppression de tous les obstacles à l’expansion du Capital international. Je ne crois pas à la théorie défendue en particulier par Fukuyama selon laquelle nous arrivons enfin à la phase où l’Occident et les grandes puissances qui détiennent l’essentiel de l’économie mondiale, vont, vraiment adopter la perspective universelle de la démocratie néo-libérale. Ce sont les peuples qui aspirent à une véritable universalisation de la démocratie sans les limitations néo-libérales et qui obligent les grands à reconnaître la contradiction dans laquelle ils s’enfoncent aujourd’hui, puisque euxmêmes ne peuvent plus supporter ces dictatures qui sont des barrages à l’expansion du Capital international. Ils sont pris dans cette contradiction dont ils n’ont pas la solution. Alors, si vous voulez, je crois qu’ils cherchent par tous les moyens à reprendre leur hégémonie, à diriger à nouveau le monde, un monde qui, théoriquement va devenir polycentrique mais ils essaient d’échapper à cette situation. Pour le moment les Américains, d’une manière ou d’une autre, essaient de reconquérir l’hégémonie sur les processus en cours.

F. A. – Et donc dans les autres pays des Caraïbes jusqu’à maintenant, justement, il y a eu deux formes d’intervention américaine, Grenade, c’est-à-dire la politique de la canonnière et Haïti, non ? Il y a une formidable contradiction entre les deux, comme on le disait au début. Mais maintenant le modèle d’intervention sur Haïti est un modèle encore singulier, qui peut s’insérer dans un paradigme mais qui est précaire. Tout cela signifie que la transition démocratique dans les Caraïbes sera vue dans ces termes, partout.

L. H. – Ce modèle risque d’être vu dans les termes d’une transition qui favorise l’expansion du Capital, c’est ça le problème. Mais peut-on imaginer un changement réel à l’intérieur des pays de la Caraïbe s’il ne permet pas aux couches populaires de vivre une condition de vie citoyenne à part entière ? Ce changement ne va-t-il pas susciter de nouveaux mouvements sociaux dangereux, capables de mettre en péril un système démocratique que j’appellerai un système démocratique simulacre ? Si bien que, la reconquête d’une hégémonie n’est pas acquise, des deux côtés. Tout dépend de la capacité du peuple haïtien de conduire le changement, au niveau politique comme au niveau économique. Et cela n’est pas acquis.

F. A. – Donc, dans cette situation de mondialisation, cette transition démocratique peut être vue comme un mécanisme structurant l’expansion capitaliste, d’un côté, et, de l’autre, comme un système qui détermine des blocages et des limites à ce qui est l’intervention populaire.

L. H. – Tout à fait. C’est ce que j’essaie de dire. Une fois qu’on accepte le principe qu’on est en régime démocratique, je crois que l’on doit en même temps accepter la cohabitation avec le libéralisme. Et là la bataille est âpre parce qu’il s’agit de savoir dans quelle mesure une restauration de l’État peut se produire qui permette à Haïti de conduire son propre changement social et économique, dans quelle mesure ce qui est de l’intérêt public peut être honoré en Haïti, dans quelle mesure on peut répondre aux grands besoins vitaux d’une population mise à l’écart de tous les bénéfices du développement mondial depuis plusieurs décennies. C’est ça la caractéristique d’Haïti. Il ne faut pas oublier que nous sommes dans une situation où 70 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté, où l’écart entre les salaires est de 1 à 176. Donc, nous avons l’un des pays les plus pauvres du monde, où en même temps les disparités sociales sont les plus criantes. Quiconque débarque en Haïti voit que l’on a affaire à une situation explosive. Alors, la tâche qui incombe à l’État, tout en négociant avec le F.M.I. ou la Banque Mondiale, c’est de se battre pour arriver à mettre en avant ce qui relève de l’intérêt public : l’éducation et la santé pour tous, la résolution des problèmes relatifs à l’énergie, à la communication, bref tout ce qui permettrait à Haïti d’obtenir un véritable décollage économique, chose qui ne va pas de soi dans la mesure où les gouvernants ne sont pas nécessairement portés, d’abord pour des raisons politiques, à prendre en compte d’abord les besoins vitaux de la population. Pour moi, tout n’est pas joué. Il y a un espace de lutte qui est ouvert avec ce que l’on peut appeler la mondialisation ; les contradictions ne peuvent que s’aiguiser parce que l’on ne peut plus faire appel à la géopolitique des deux grands camps Est et Ouest. Il faut repenser et le social et le politique, également ce que l’on appelle encore la nation.

F. A. – Tu vois dans cette dynamique populaire qui existait lors de l’élection d’Aristide et pendant la résistance au coup d’État un fort appui à l’État, à l’action de l’État vers une restructuration sociale ou, si tu veux, un décollage économique.

L. H. – Tout à fait. Ce qui m’a frappé, et je ne suis pas le seul sociologue à me rendre compte de cela, vous le verrez à travers les différentes contributions à l’ouvrage sur les transitions démocratiques, c’est que le mouvement social en Haïti n’arrête pas de produire une demande à l’État. L’État est le vrai destinataire mais très souvent le mouvement se contente de produire ses revendications, sans plus, dans les rues, dans la presse et surtout dans les radios, comme s’il n’avait pas d’interlocuteur réel. Autrement dit, on a l’impression que les masses attendent qu’un nouvel État surgisse parce que le type d’État dont on disposait en Haïti – nous n’en avons pas encore parlé – est celui que j’appelle un État de colonisation interne. Ce qui caractérisait l’Etat Haïtien comme Etat-nation n’avait rien à voir avec un État qui s’intéressait à la population. C’était extérieur à la population et celle-ci passait son temps à maronner. « Maronner », c’est l’expression qu’on emploie à propos des esclaves qui prenaient la fuite hors des plantations, et se libéraient ainsi du système implacable de l’esclavage. Alors, la population haïtienne avait comme coutume de « maronner » cet état de colonisation interne. Aujourd’hui, il y a une demande de constitution d’un véritable État, qui ne soit pas seulement au service d’un petit groupe de citadins, d’une petite bourgeoisie et d’une bourgeoisie infime qui ne fait pas plus de 5 % de la population. Voilà pourquoi Haïti représente un cas relativement exemplaire dans les pays du Tiers-Monde. Il est extrêmement difficile de faire dériver la lutte sur un chemin purement religieux[[La question religieuse mériterait un examen plus approfondi, nous ne faisons ici que l’évoquer. Rappelons toutefois que, à la faveur de l’interdiction des partis politiques et des syndicats sous la dictature, l’Eglise catholique et certaines confessions protestantes (méthodiste, baptiste notamment) ont eu une présence active auprès de couches populairs à travers de nombreux réseaux d’actions dites communautaires ou de développement. La dynamique populaire avait donc obligatoirement une consonnance religieuse, qu’on devra se garder de prendre pour un simple revêtement de la lutte politique., ou sur un chemin de conflits inter-éthniques. Le débat a une très grande clarté, il est d’ordre social, il est d’ordre politique, il est d’ordre culturel aussi. Les grandes lignes de la lutte sont clairement tracées. Il n’y a pas moyen de ne pas voir, on ne peut pas faire de diversion. Je pense que tous les observateurs, tous les autres États intéressés par Haïti se rendent compte que là quelque chose se passe dont on peut tirer une leçon pour l’ensemble des pays du Tiers-Monde.

F. A. – C’est très intéressant parce que dans la politique américaine, au moins dans les grands textes stratégiques américains, aujourd’hui, il y a d’une part calibration de la démocratie, et du marché mondial mais il y a d’autre part une référence insistante sur ce que sont les éléments anthropologiques et ethnologiques de possibles divisions. Jouer sur les grandes religions ou les éléments culturels spécifiques à tous les pays comme éléments de division et de blocage. Dans la théorie stratégique cela marche très bien. Et puis tout cela, selon ce que tu dis, est assez difficile, sinon impossible.

L. H. – Difficile. Des tentatives ont été faites. Dès la chute de la dictature, de nombreuses confessions protestantes qu’on appelle des sectes, surtout d’origine américaine, ont tenté de pousser la lutte vers une lutte religieuse. Il y aurait une opposition entre d’une part, le christianisme, d’autre part, le Vaudou qui, est une religion populaire d’origine africaine que pratiquent les Haïtiens, très souvent en osmose avec le catholicisme. Les sectes protestantes ont tenté en Haïti de faire dériver la lutte à un certain moment et de dire, par exemple, que la source de tous les malheurs du peuple haïtien provient de l’attachement à un culte qui est de type diabolique, de type barbare, il s’agissait d’enrayer ça, et de pratiquer ce que l’on appelle un « déchoukaj» en Haïti. Une lutte contre ce culte traditionnel, de type africain avait commencé à prendre forme en quelque sorte. Les gens ont commencé à mordre à l’hameçon mais ça a été stoppé rapidement grâce à la possibilité qu’il y avait en Haïti de débats publics sur ces questions. Notre grande chance, entre la chute de la dictature en 1986 et aujourd’hui a été dans la possibilité offerte à la libre parole. C’est ce que les militaires appelaient la « bamboche », la bamboche démocratique, bamboche en créole, je ne sais pas si c’est un mot français …

F. A. – « Bamboche », c’est le grand bordel…

L. H. – Oui, c’est ça. Tout le monde pouvait parler dans tous les sens et cela était mauvais pour un système qui voulait aller vers une dérive religieuse puisqu’on pouvait discuter, on pouvait ouvertement attirer l’attention là-dessus et c’est ainsi que ce mouvement a été stoppé. De même, dans la mesure où, au moment du coup d’État, les Américains – je dis bien les Américains – avaient soutenu ce coup d’état, on voyait souvent à la télévision des protestants prendre la parole contre Aristide, autre manière de chercher une dérive religieuse, Aristide, le prêtre catholique arrivé au pouvoir, il fallait lutter contre lui et cette fois-ci en l’identifiant au « Mauvais. » Et là, cela n’a pas marché non plus. Puisque nous avons vu s’opérer une alliance entre vaudouisants, protestants et catholiques des couches populaires, autour d’Aristide. Pour ces élections, tout ce monde s’est mis ensemble. Ce qui montre que le plus important n’était pas une perspective religieuse, quoique la question religieuse ait eu une grande importance dans le mouvement démocratique en Haïti et qu’elle la conserve, sous de nouvelles formes encore imprécises.

F. A. – Tout cela dépend aussi d’une tradition di érente, cette tradition longue et profonde du débat sur la religion en Haïti, la fonction des chrétiens pour la libération.

L. H. – Oui, il y a eu un grand mouvement des chrétiens pour la libération il a débordé et bousculé les vues de la hiérarchie épiscopale catholique. Elle a été comme prise par surprise ; avec l’importance de ce mouvement, elle a été acculée à le soutenir au début. Puis la hiérarchie catholique, avec le Vatican a été la première à soutenir le coup d’État parce qu’il s’agissait de lutter contre l’aile de la théologie de la Libération, contre le poids de cette affaire-là en Haïti et contre le mauvais exemple qu’elle donnait dans tous les pays d’Amérique Latine. Il fallait stopper cela et la hiérarchie a fait son possible pour que le coup d’État dure le plus longtemps possible. Là encore, elle a été prise de cours avec la résistance qui s’est manifestée pendant ces trois ans.

F. A. – Cette attitude concerne seulement la hiérarchie ou également des couches moyennes de l’Église ?

L. H. – Non, il ne s’agit pas de la couche moyenne de l’Église. On peut dire qu’en gros, la majorité de la population était pour le retour d’Aristide. Il faut surtout dire que la bourgeoisie haïtienne avait soutenu le coup d’État mais elle a changé progressivement. Elle soutient le processus démocratique en cours avec Préval parce qu’elle se rend compte qu’une situation de troubles ne peut se prolonger indéfiniment en Haïti. Elle est obligée de faire des concessions, d’accepter que nous entrions dans une nouvelle époque.

F. A. – Tu penses que les commissions de vérité, la question de la vérité et donc la poursuite de crimes qui se sont accomplis avec la dictature, représentent quelque chose qui, aujourd’hui, peut être posé et avoir un effet de stabilisation.

L. H. – Oui, je le crois. Je pense qu’il faut prendre au sérieux le travail de la commission vérité/justice. Ses résultats ont été remis, des enquêtes ont été menées, il existe un ouvrage. Si l’on ne prend pas ce travail au sérieux, la démocratie en Haïti va être marquée d’une plus grande fragilité. Tout régime démocratique est par essence fragile. S’il y a toujours des risques de retour en arrière, je ne crois pas à une progression linéaire. Je ne le crois pas parce que la mémoire de l’humanité – on a vu ce qui s’est passé au vingtième siècle – est fragile. Toujours est-il qu’actuellement il y a tout un mouvement qui se dessine. Il y a des groupes divers qui commencent à se réunir, à organiser des débats, à rassembler les victimes nombreuses du coup d’État et à faire comprendre qu’elles ont été traumatisées par les tortures, les viols, les exécutions sommaires, les massacres qui se sont produits non seulement dans la capitale, mais dans tout le pays et essentiellement dans le milieu populaire ; on est en train de faire comprendre que le traumatisme est grand, non seulement pour les victimes elles-mêmes mais pour toute la population, et que si justice n’est pas faite, cela peut recommencer parce que là où il y a l’impunité, là où aucune sanction n’est donnée aux crimes, les criminels reçoivent en quelque sorte l’autorisation de recommencer. On a pu, certes, arrêter deux, trois grands tueurs, deux, trois grands tortionnaires tout à fait au début de l’intervention américaine mais le Gouvernement ayant été pris dans différentes grandes affaires, il n’a pas pris la question de la justice comme axe central de son action. Je critique beaucoup cet aspect du gouvernement. Il est temps de remonter un système judiciaire puisque cela n’existe pas en Haïti et il y a une demande qui provient de la population actuellement. Il est temps de dire que, si il y a eu amnistie, au début, pour permettre – je n’aime pas le mot réconciliation – pour permettre que le pays puisse fonctionner, cela ne veut pas dire qu’il ne faille pas poursuivre les responsables, les grands responsables des crimes. Ailleurs, ce processus se produit. Il est certain que dès que commencera un véritable travail sur la question de la justice, on fera de nombreuses découvertes ; c’est là que, peut-être, les États-Unis vont essayer de réagir pour contrôler tout le mouvement démocratique.

F. A. – Cela veut dire que tu ne penses pas que la réconciliation soit un élément nécessaire donc, du processus de transition démocratique.

L. H. – Je ne crois pas du tout à cette considération pour ma part. Il faut tout faire maintenant pour que le pays entre dans une nouvelle voie de reconstruction de lui-même par la concertation mais il faut aussi le travail de la mémoire pour bien savoir où on va. Et ce travail de la mémoire doit être fait précisément pour que l’oubli soit possible. Autrement dit, pas d’oubli sans travail de la mémoire et c’est ce que les actions en justice sur la réalité des crimes rendent possible. Sinon, on s’expose à un retour, d’abord dans notre dos, à notre insu, de tout ce qui s’est passé, et on restera encore dans l’ancien système. C’est pour cela que le problème de la justice doit être pris au sérieux. Ce sera le signe que les Haïtiens sont réellement et formellement égaux devant la loi.

F. A. – Voudrais-tu ajouter quelque chose sur le populisme ?

L. H. – Oui, je crois que, justement, c’est à partir de la question de la justice que je vais venir au problème du populisme. En Haïti nous sommes nombreux à prendre une certaine distance par rapport au populisme parce qu’il s’agit d’une politique sans prise profonde sur le réel. Nous sommes nombreux en Haïti à prendre en particulier aujourd’hui nos distances par rapport au populisme qui était la marque des actions d’Aristide, et de son discours. Aristide en effet n’a pas pris en compte le problème que pose maintenant René Préval, le nouveau Président, le problème de la restauration de l’État. Aristide n’a notamment pas pris en compte la nécessité dont on parlait plus haut de reconstruire un système administratif, d’avoir des programmes, un programme de développement clair et de rétablir en Haïti une bureaucratie qui soit fondée sur des règles acceptables par tous. Il est certain qu’au début, le discours d’Aristide pouvait mobiliser les masses, et c’était très très important. Il y avait une note d’enthousiasme au sens de Kant, au sens où Aristide faisait appel à un idéal moral. C’était pour nous important face au macoutisme, à l’arbitraire, à la destruction du lien social, à la destruction de toutes les valeurs qui caractérisaient le régime duvalériste et le régime des militaires qui a suivi le régime duvaliériste. Mais une fois au Gouvernement, une fois au pouvoir, les données du problème changent. On ne peut plus se contenter du pathos, ni de cris et je pense que cela pourra entraîner une plus grande fragilité du mouvement démocratique si on ne cherche pas du côté du pouvoir à consolider un certain nombre d’institutions démocratiques. La perspective populiste n’est pas portée à prendre en compte la question de la restructuration d’un système judiciaire et d’une refondation du pays sur de nouvelles bases : refondation de l’État, de la société, et je peux dire que nous souffrons sous ce rapport d’un grand retard. nous aurions pu être beaucoup plus loin depuis le retour d’Aristide si la perspective, la route qu’on est en train de prendre aujourd’hui, si on l’avait prise depuis au moins déjà deux ans.