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Harmonisation et modèles de fiscalité européenne

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Le débat sur les critères de convergence engagé avec le traité de Maastricht a largement occulté les autres questions relatives à la construction européenne. Les conséquences de l’accord antérieur sur le marché unique sont ainsi peu discutées. I1 forme pourtant l’étape préalable de l’Union économique et monétaire et devrait à ce titre faire l’objet d’un bilan, plus de 3 ans après son ouverture.
Après l’entrée en vigueur de l’Acte unique en 1987, les décisions communautaires ont provoqué une large modification des législations nationales. Il s’agissait de rendre possible l’application des quatre libertés constitutives du marché unique le ler janvier 1993: libre circulation des capitaux, libre circulation des marchandises, libre circulation des personnes et libre prestation de services. En quelques années, les réglementations touchant à des domaines aussi variés que la normalisation des produits ou les modes de passation des marchés publics ont fortement évolué.
La fiscalité occupait aussi une place essentielle dans l’ouverture du marché unique. La disparition des entraves aux échanges impliquait en effet l’élimination des frontières physiques où sont normalement perçus les droits indirects prélevés sur les produits faisant l’objet du commerce transfrontalier. L’ambition européenne allait cependant au delà de la fiscalité indirecte, et concernait également la fiscalité directe de l’épargne et des entreprises. Dans les faits, la disparition des frontières fiscales ne s’est traduite que par une harmonisation minimale des droits indirects désormais appelés accises, et par la mise en place d’un régime provisoire de TVA très proche des règles appliquées avant l’ouverture du marché unique. Il devait être remplacé par un régime définitif beaucoup plus contraignant début 1997. A quelques mois de l’échéance, et faute de l’accord prévu, il semble cep.ndant que ce régime transitoire sera prorogé.
Toutefois, jusqu’à présent aucun bilan public des choix fiscaux européens n’a réellement été tiré. La construction d’une fiscalité européenne a pourtant été marquée par des échecs, comme dans le cas des projets de directives relatives à le fiscalité directe de l’épargne, ou par d’importantes inflexions vis à vis des intentions initiales, comme dans le cas de la fiscalité indirecte.
Partant d’une triple décomposition des structures fiscales, le présent article se propose tout d’abord de montrer qu’il n’existe pas en la matière de modèle européen vers lequel convergeraient les Etats membres. Sur cette base, la question de l’harmonisation qu’il convient de distinguer de la convergence au sens du traité de Maastricht, sera examinée. On montrera ainsi qu’elle repose sur une double logique : atténuation des souverainetés nationales et application d’une politique libérale dans un cadre européen. A l’issue de cette seconde partie, trois propositions seront formulées qui forment autant de pistes d’une stratégie fiscale s’inscrivant dans une construction européenne alternative.

I – Il n’existe pas de modèle fiscal européen

Le modèle social européen figure fréquemment dans le discours économique standard. Par modèle social on entend à la fois l’Etat-providence qui s’appuierait notamment sur le développement de la protection sociale, et un mode de financement public assurant un niveau respectable de prestations ainsi que la mutualisation des coûts selon un mécanisme distinct du marché. On établit ainsi un lien étroit entre la croissance des dépenses sociales et l’expansion des prélèvements obligatoires.
Mais aujourd’hui, toujours selon le discours économique standard, le niveau des prélèvements obligatoires est devenu insupportable, tandis que les déficits publics et sociaux ne cessent de se creuser. C’est la raison pour laquelle deux propositions conjointes sont souvent avancées. Il s’agit d’une part de réduire le niveau des prestations publiques garanties par l’Etat-providence (protection sociale, services publics) à ce qui est essentiel par une forme de service universel généralisé, et de transférer le reste à la régulation marchande privée. D’un autre coté, on propose de diminuer les prélèvements obligatoires afin de restituer du pouvoir d’achat aux agents privés, et de leur permettre ainsi d’en user selon leurs préférences individuelles. Les prélèvements sont en effet analysés comme un mode de substitution des préférences publiques aux préférences individuelles par une forme de captation des ressources des agents privés, ce qui réduit l’efficacité globale du système.
Implicitement ou explicitement, le raisonnement est dans le cas des prélèvements obligatoires fondé sur la courbe de Laffer et l’appareil théorique de l’économie de l’offre. Après avoir légitimé depuis la fin des années 70 les politiques menées aussi bien par les gouvernements de Ronald Reagan que ceux de Margaret Thatcher, l’économie de l’offre a fait l’objet de nombreuses critiques. Le caractère à la fois rustique et atemporel du modèle a été amplement démontré, tandis que sa portée prédictive était réfutée[[Bruno Théret et Didier Uri, « La courbe de Laffer dix ans après : un essai de bilan critique », Revue économique, Vol. 39, juillet 1988, n° 4, pp. 753-808..
Pourtant certains auteurs ont cherché à contourner ces arguments, de sorte que la courbe de Laffer continue de donner lieu à des développements dans la littérature théorique. De nouvelles réfutations en ont été présentées[[Par exemple Joël Slemrod a testé l’existence d’un « effet Laffer » sur les plus hauts revenus, en considérant le fait que les catégories les plus aisées de la population perçoivent généralement à coté des salaires, des revenus du capital et différentes formes de revenus du travail qui peuvent se substituer aux salaires, mais sont taxés différemment comme par exemple les stocks options. Son étude empirique met en évidence l’absence de comportements significatifs au sens de Laffer en réaction aux taux d’imposition ; Joël Slemrod, « On the high-income Laffer curve », dans Joël Slemrod (ed.), Tax progressivity and income inequality, Cambridge University Press, 1994, pp. 177-210., mais la postérité de la courbe de Laffer semble inépuisable dans l’idéologie dominante.
Il reste que si l’on doit récuser les propositions dérivées de l’économie de l’offre, il convient également de s’interroger sur l’existence d’un modèle fiscal européen. L’analyse des structures fiscales montre à cet égard la diversité des choix nationaux au sein de la Communauté.

I – 1 Des structures fiscales très différentes en dépit de certaines évolutions

En dépit des critiques dont elles ont fait l’objet, et bien que les économistes ont depuis le renouveau de l’économie publique standard au début des années 70 orienté leurs travaux vers l’étude des facteurs de l’optimalité fiscale, les comparaisons internationales de structures fiscales sont toujours pratiquées. A côté des analyses utilisant les instruments auxquels l’économie publique a donné naissance depuis 25 ans, on étudie donc la répartition du produit des prélèvements obligatoires à partir de quelques critères pertinents (administration destinataire, assiette, agent verseur, répercussion économique immédiate…) qui constituent le contenu habituel de ces analyses de structures fiscales[[Voir notamment, Annie Vallée, Economie des systèmes fiscaux comparés, PUF, Paris, 1994..
L’étude des structures fiscales repose sur l’idée selon laquelle il existerait des relations de réciprocité entre certaines formes de structures économiques nationales et les spécificités des systèmes fiscaux nationaux qui permettraient de dégager des régularités[[Hubert Brochier, « Structures nationales et systèmes fiscaux », Revue de science et de législation financières, 1952, pp. 171-192.. Dans la période récente, de plus en plus de facteurs susceptibles d’influencer ces relations ont été décrits[[Voir par exemple : Jean-Marie Monnier, « Impôts, le souffle libéral », dans L’état de l’Europe, ouvrage sous la direction de François Féron et Armelle Thoraval, La Découverte, Paris, 1992, pp. 191-193.. Cela réduit certes l’intérêt des travaux reposant sur ces découpages et conduit pour réaliser ceux-ci à augmenter le nombre de critères. Mais l’examen de ces structures à différentes périodes de temps révèle cependant certaines caractéristiques générales des systèmes fiscaux sur le long terme, et les inflexions plus récentes. On peut donc les employer pour rechercher si dans les années ayant précédé l’ouverture du marché unique, un mouvement de rapprochement des fiscalités européennes a été engagé.
Si l’on reprend les trois décompositions des structures fiscales nationales utilisées en 1990 par l’équipe du CEPII et de l’OFCE dans leur étude de la fiscalité européenne[[Henri Sterdyniak, Marie-Hélène Blonde, Gérard Cornilleau, Jacques Le Cacheux, Jean Le Dem, Vers une fiscalité européenne, Economica, Paris, 1991., les évolutions notables quelques années plus tard sont rares. Les trois critères retenus, institutionnel avec la répartition selon l’administration perceptrice (tableau 1), fiscal avec la ventilation selon l’assiette (tableau 2), économique avec la distribution selon la répercussion immédiate des prélèvements[[Selon la méthode utilisée par cette équipe. Voir la présentation, ibid., p. 19-20. (tableau 3), donnent en 1993 comme en 1988[[1988 est l’année de référence des statistiques utilisées dans cette étude. l’image de la variété des structures fiscales.
En particulier, en 1993 comme en 1988, ces trois découpages montrent de manière complémentaire la diversité des choix opérés dans le financement de la protection sociale et l’amplitude des écarts. Dans les trois tableaux, ce sont les colonnes concernant ce financement qui différencient le plus les structures fiscales nationales. Pour autant, l’emploi privilégié d’une catégorie de recettes ne constitue pas la garantie d’un niveau plus élevé de protection sociale, ainsi que le démontrent différentes sources statistiques concordantes. En d’autres termes on ne peut associer une part plus importante d’une catégorie de prélèvements, les cotisations sociales notamment, à un degré plus élevé de satisfaction des besoins sociaux ce qui pourrait justifier certains choix nationaux.
Une évolution forte émerge cependant de la comparaison des structures fiscales de 1993 et de 1988 : la nette diminution de la part de l’impôt sur les société (impôt pesant sur le revenu des entreprises). Pour l’essentiel elle traduit la baisse des prélèvements dont ont bénéficié les entreprises durant cette période.
En dehors de ce phénomène, les structures fiscales restent très diverses. Tout se passe comme si chaque pays adoptait des solutions spécifiques dans la répartition des prélèvements et dans le recours aux instruments fiscaux dont ils disposent. Les objectifs de politique économique nationale, en particulier dans le domaine de la redistribution, restent dominants. Le cas de la France en fournit l’illustration.

I – 2 Une structure fiscale atypique : le cas français

Pour rendre compte de l’exception fiscale française à partir des structures fiscales que l’on vient de présenter, on peut en extraire deux critères. Le premier consiste à séparer dans le tableau 2 les impôts et taxes des cotisations sociales pour en calculer la part relative. On obtient ainsi le degré de fiscalisation des prélèvements obligatoires.




Avec moins de 56% des prélèvements obligatoires, les contributions fiscalisées représentent en France la part la plus faible de la Communauté européenne.
Sur la longue période, on constate que les pays qui au début des années 80 occupaient une position proche de celle de la France, ont eu plutôt tendance à s’en éloigner pour converger vers la moyenne européenne en 1990. Durant les trois années suivantes, on relève cependant les évolutions divergentes de certains pays, notamment l’Italie et l’Espagne. Elles manifestent une relative diversification des sources de financement de la protection sociale. Pour autant, ces changements ne bouleversent pas fondamentalement les structures fiscales de sorte que, bien que confrontés comme la France à une crise du financement de la protection sociale, ses principaux partenaires ne se sont pas engagés comme elle, sur la voie d’un recours massif aux cotisations sociales.
Le second critère consiste à observer conjointement la part de l’impôt sur le revenu et celle des cotisations sociales dans les prélèvements obligatoires. Une forme de complémentarité entre ces deux contributions se manifeste en effet fréquemment dans les finances publiques et sociales. C’est pourquoi, le critère proposé ici permet de clarifier les choix fiscaux des pays. La figure 1 positionne chaque Etat autour de la moyenne européenne. Outre certains éléments qu’il n’est pas possible de développer ici[[Voir Jean-Marie Monnier, Les prélèvements obligatoires, Economica, coll. Economie poche, à paraître., on constate que la France occupe une position extrême, à l’opposée de celle du Danemark. Elle se caractérise par la faiblesse de la part de l’impôt sur le revenu et l’importance de celle des cotisations sociales.
Avec ces deux critères, on voit apparaître l’un des deux termes de la spécificité fiscale française. En effet, lorsque l’on examine la règle fiscale proprement dite[[Il s’agit donc de la règle applicable notamment à l’impôt sur le revenu, mais pas aux cotisations sociales qui représentent pourtant près de 50% des prélèvements obligatoires. on constate que la France se distingue également par le recours à des moyens d’information et d’investigation en faveur de l’administration fiscale, plus sophistiqués et massifs que dans les autres Etats de la Communauté[[OCDE, Droits et obligations des contribuables, OCDE, Paris, 1990.. Pourtant, la part de la population n’acquittant pas l’impôt sur le revenu reste proche de 50%, et surtout, la redistributivité globale du système fiscal est très médiocre.
Selon le rapport Ducamin en effet, le système fiscal pèse relativement plus lourdement au début de l’éventail des revenus qu’à son extrémité supérieure en raison notamment du poids des prélèvements proportionnels ou régressifs (CSG, Cotisations sociales…). En outre le système fiscal repose principalement sur les actifs, et surtout sur les salariés. Ainsi selon le rapport Ducamin, seuls 47% des revenus de l’épargne ont donné lieu à imposition en 1992, le taux de prélèvement étant sur ces revenus inférieur de plus de 10 points à celui que supporte les revenus salariaux.
En fait, malgré le dispositif sophistiqué d’information et de contrôle[[La France est ainsi le seul pays de la Communauté dans lequel existe un système généralisé de déclaration par les tiers (banques, établissements financiers…) des revenus mobiliers perçus par les contribuables., l’accumulation des exemptions permet aux revenus non salariaux d’échapper massivement à l’impôt sur le revenu et réduit le poids de celui-ci dans la structure fiscale française. Quant à l’ampleur de la part des cotisations sociales, elle apparaît comme le résultat d’un transfert de la charge du financement de la protections sociale sur les salariés.

I – 3. L’absence de rapprochement des structures fiscales

Si le système fiscal français est un exemple d’une répartition spécifique des prélèvements obligatoires, d’autres pays auraient pu illustrer la recherche de solutions propres (sans référence à l’objectif communautaire) : le Danemark qui a déjà été mentionné, les Pays-Bas dont la réforme du financement de la protection sociale est sans équivalent etc.
Plutôt que d’additionner les cas particuliers on peut calculer un indicateur synthétique simple[[Dérivé d’une proposition de l’équipe du CEPII et de l’OFCE. du degré de rapprochement des structures fiscales européennes entre 1988 et 1993. I1 s’obtient en calculant pour chaque pays la somme de la valeur absolue des écarts entre la structure fiscale nationale et la structure moyenne communautaire (moyenne pondérée) telles qu’elles ressortent du tableau 3. On utilise ce dernier tableau parce qu’il permet de interprétations économiques des structures fiscales. Cet indicateur est sans doute grossier mais il facilite les comparaisons intertemporelles.
Si la référence est l’année 1988 pour laquelle on détermine les écarts entre les structures nationales et la structure moyenne, on peut comparer l’indicateur ainsi obtenu avec ceux qui résultent des écarts entre les structures nationales de 1993 et la structure moyenne des 1993, entre les structures nationales de 1993 et la structure moyenne de 1988[[Cela neutralise au niveau de la structure moyenne l’influence des évolutions nationales entre 1988 et 1993 puisque les modifications de la moyenne ne sont pas indépendantes des changements affectant chaque structure nationale..
En faisant abstraction du Portugal pour lequel quelques problèmes d’imputation statistiques rendent les résultats de 1988 non significatifs, on constate qu’il n’y a pas eu de réduction globale des écarts, quel que soit l’indicateur retenu (1993 par rapport à 1993 ou 1993 par rapport à 1988). Pour préciser l’analyse, on peut isoler deux groupes de pays :
– Le premier groupe comporte l’Allemagne, la Belgique, le Danemark, l’Espagne, la France, l’Irlande et le Luxembourg pour lesquels un rapprochement très modéré s’est opéré avec la moyenne européenne. Dans le cas de la Belgique, il s’agit plutôt du maintien d’un quasi statu quo, en attendant les conséquences fiscales de la réforme institutionnelle pour les prochaines années. En tout état de cause, les logiques nationales continuent comme en France ou au Danemark à dominer.
– Le second groupe comprend la Grèce, l’Italie, les Pays-Bas et le Royaume-Uni, pour lesquels les écarts ont eu tendance à se creuser. Dans le cas du Royaume-Uni, ce mouvement est de très faible ampleur. Pour les autres pays il est nettement plus marqué, les Pays-Bas connaissant l’évolution la plus importante. Dans ce dernier pays, l’explication doit être recherchée dans la réforme du financement de la protection sociale. Pour les autres, les explications sont plus variées : crise de l’ensemble des finances publiques en Italie, réorientation de l’incidence économique du système fiscal au Royaume-Uni par exemples. On peut en outre remarquer que depuis 1988 ces pays n’ont pas hésité à se démarquer de la construction communautaire, dans le domaine monétaire notamment. Au total, l’absence de rapprochement des structures fiscales nationales alors que l’ouverture du marché unique influait directement sur la principale source de recettes de l’Etat dans un grand nombre de pays européens, invite à s’interroger sur la nature de l’harmonisation des fiscalités.

II. L’harmonisation des fiscalités européennes : souverrainetés nationales atténuées et libéralisme

La marche vers l’Union économique et monétaire a introduit la convergence dans le vocabulaire communautaire. Elle y a supplanté l’harmonisation issue du marché unique. Pour autant, on ne peut dire qu’il existe une hiérarchie des termes utilisés car ils traduisent deux réalités complémentaires du processus de construction de l’UEM, de sorte que convergence et harmonisation ont tendance à se renforcer.
Le terme de convergence qui nous est plus familier aujourd’hui, doit être entendu comme une démarche de réduction des écarts constaté dans la situation des pays à partir d’un ensemble d’indicateurs. Elle impose donc aux Etats des obligations quantitatives qui contraignent leurs politiques économiques et sociales. Deux formes de convergence sont généralement décrites. La convergence réelle concerne les performances réelles de l’économie : revenus, emplois, croissance, etc. La convergence nominale qui porte sur les prix et sur les coûts a été privilégiée dans le cadre de l’UEM. Elle est appréhendée à partir de 5 critères, deux de nature budgétaire, et trois se rapportant plutôt à la monnaie[[Pour une étude récente de la question, voir Kim Nguyen, « La convergence réelle en Europe », Lettre de conjoncture de la BNP, février 1996..
L’harmonisation n’est pas une démarche vers un objectif quantitatif chiffré. Ainsi, même si un certain rapprochement peut être souhaité, l’uniformisation des structures fiscales ne peut être un objectif de politique économique. D’une part, la moyenne communautaire n’est pas une structure fiscale réelle, mais constitue un résultat provisoire éminemment fluctuant au gré des mouvements qui affectent chacun des termes employés pour la calculer. D’autre part, les structures fiscales nationales forment des ensembles composés d’éléments interdépendants qui traduisent des compromis locaux hérités du passé entre une variété d’objectifs parfois contradictoires. Bouleverser cet ensemble, même de manière partielle, conduirait nécessairement à remettre en cause ces compromis.
L’harmonisation doit alors être comprise comme une démarche visant à instaurer des règles communes dont la fonction est d’organiser un environnement collectif. Mais en introduisant des contraintes sur l’utilisation des instruments fiscaux, en particulier sur l’assiette et le taux de certains prélèvements, elle devrait modifier les recettes publiques des Etats et induire de ce fait un rapprochement des structures fiscales. Or comme on l’a vu, il n’en est rien, ce qui s’explique précisément par les modalités de l’harmonisation.

II. 1. Des souverainetés nationales atténuées

On a coutume de souligner l’ampleur des restrictions aux souverainetés nationales engendrées par la construction communautaire. Les transferts de compétences et les règles induites pour les mettre en application font des instances européennes des lieux de création d’un droit qui empiète sur celui des Etats membres. Depuis longtemps le domaine budgétaire et fiscal n’échappe pas à ce processus. En dehors des transferts de recettes au profit de la Communauté, l’intégration européenne et singulièrement l’harmonisation mise en oeuvre pour l’ouverture du marché unique ont limité les compétences nationales relatives aux taux et aux règles d’assiette de certains prélèvements. Quelques taxes ont même parfois été interdites[[Sur l’ensemble de ces questions, voir Florian Linditch, « La souveraineté budgétaire et l’Europe », Revue de droit public, 1993, n° 6, pp. 1671-1710..
Même s’ils sont importants, ces empiétements sont perçus au niveau communautaire comme les plus faibles possibles, en vertu de l’application du principe de subsidiarité tel qu’il a été défini en 1992 au sommet d’Edimbourg[[Marc Vanheukelen, « Fiscalité et UEM. A la recherche d’un équilibre entre concurrence et harmonisation », Economie et statistique, 1993-2/3, n° 262263, pp. 77-86.. C’est la raison pour laquelle la disparition des frontières fiscales devait en principe respecter les souverainetés nationales. En particulier la redistribution ou la perte de recettes fiscales devaient être prohibées[[Jean-Pierre Maublanc, « 1992 ou la mise en place du nouveau régime de la TVA sans frontières », Revue du marché commun et de l’union européenne, n° 367, avril 1993, pp. 335-342.. Mais en dépit de ces intentions l’harmonisation a entraîné aussi bien des pertes de recettes que des gains dans les Etats membres. La France a enregistré un coût net relativement élevé selon certaines estimations, mais aucun chiffrage précis n’a été établi.
L’harmonisation s’est cependant réalisée sur des bases minimales dans le cas des régimes de TVA et des accises. Sans que cela soit systématique, il en est résulté la sauvegarde de quelques marges de manoeuvre pour les gouvernements, de sorte que les transformations finales des structures fiscales sont de faible ampleur, et traduisent la pérennité des orientations fiscales nationales. Ainsi, si l’on observe l’évolution des taux de TVA des Etats membres sur plusieurs années depuis 1988, on constate une convergence qui s’explique par l’introduction de minima, et par la suppression des taux majorés. Mais une certaine dispersion demeure. Les pays qui comme la France, utilisaient des taux majorés ont perdu une part importante de leurs recettes, mais l’ont parfois compensée par une hausse des autres taux. Toutefois, la contrainte budgétaire s’est accentuée sur eux. Les pays qui n’appliquaient pas de taux majorés ont parfois profité de l’harmonisation pour augmenter leurs recettes fiscales grâce à une hausse de certains taux[[On estime ainsi que l’Allemagne pourrait avoir connu une augmentation de ses recettes fiscales de 10 milliards de mark par an grâce au passage de 14 à 15% de son taux normal le 1er janvier 1993.. Seuls les Pays-Bas dont la législation ne comprenait pas de taux majoré, ont connu une diminution nette de leurs taux (maintien du taux réduit et baisse du taux normal).
Surtout, cette atténuation des souverainetés nationales qui ne signifie pas une totale perte d’influence des nations, n’a pas été compensée par la création au profit de la Communauté de prélèvements obligatoires et d’un circuit autonome de financement soumis à un contrôle démocratique. En d’autres termes, la règle de droit issue de la construction européenne aboutit à contraindre les systèmes fiscaux des Etats membres, sans qu’aucune instance de niveau supérieur ne puisse compenser ou relâcher l’accentuation des contraintes par de nouveaux mécanismes. Cette option correspond à l’orientation libérale donnée à l’Union, dont dépend étroitement l’harmonisation des fiscalités.

II.2. Une harmonisation libérale

Dans bien des domaines, les modalités de fonctionnement de la Communauté font de l’autonomie et de la souveraineté nationales un instrument au service d’une politique libérale. La règle de l’unanimité permet ainsi à un seul pays d’imposer ses conceptions, comme ce fut souvent le cas avec la Grande Bretagne. Or ainsi que l’avait naguère souligné l’étude du CEPII et de l’OFCE il existe, si l’on exclut la centralisation des compétences, deux façons d’harmoniser les fiscalités : la concurrence et la coordination entre les Etats. Quelle que soit la solution finalement retenue, elle a débouché sur la mise en oeuvre du programme libéral, au nom de la suppression des distorsions géographiques[[André Fourçans, « Fiscalité européenne et efficacité économique », Revue française d’économie, Vol. VIII, n° 2, printemps 1993, pp. 41-73..
L’exemple le plus connu d’harmonisation par la concurrence fiscale est celui de la fiscalité des revenus de l’épargne et des placements financiers. Elle devait en effet faire l’objet de directives prévoyant l’instauration d’un prélèvement minimum assorti de règles de contrôle. Le refus des autorités luxembourgeoises et britanniques ont rendu impossible toute harmonisation concertée de sorte que la concurrence l’a emporté. En France sous la pression des rivalités sur les marchés financiers, il en est notamment résulté la légalisation des OPCVM de capitalisation et une forte diminution des taux du prélèvement libératoire et des prélèvements sur les gains de cession de titres.
De la même façon malgré les conclusions du Comité Ruding visant à une harmonisation minimale de la fiscalité des entreprises, la taxation des sociétés n’a subi que des retouches marginales. Bien qu’une certaine convergence des taux de l’impôt sur les sociétés soit observée au même titre que le rapprochement déjà noté dans l’importance des impôts sur les revenus des entreprises au sein des structures fiscales, la concurrence fiscale reste de mise. Elle permet d’accentuer la rivalité entre les Etats, certains pays européens cherchant à modifier les choix de localisation des entreprises en ajoutant le dumping fiscal à un régime légal et social allégé.
Quant aux harmonisations négociées, elles visaient avant tout à garantir une ouverture maximale des marchés. L’exemple de la TVA est à cet égard intéressant. Depuis la 6è directive de 1977, les régimes d’imposition comme les règles relatives au droit à déduction ont pour objectif l’élimination des distorsions dans les conditions de la concurrence. De la même façon, les activités exonérées (l’enseignement et la recherche par exemples) sont suspendues à l’évolution des conditions de la concurrence de sorte que les modifications récentes de la jurisprudence de la Cour européenne de justice ont conduit les pouvoirs publics français à étendre le champ d’application de la taxe. C’est ainsi que progressivement les universités se voient soumises à la TVA pour un très grand nombre de leurs activités en raison de la concurrence déloyale qu’elles livreraient aux entreprises privées de même nature[[Jean-Marie Monnier, « Les finalités économiques du système européen de TVA et les évolutions de la jurisprudence et de la réglementation », Revue juridique d’Ile de France, n° 37, mai-juillet 1995, pp. 95-103..
L’harmonisation de la fiscalité indirecte issue du marché unique, s’inscrit pleinement dans la démarche de réduction des distorsions de concurrence et d’ouverture maximale des marchés. L’allégement des capacités de contrôle des administrations fiscales et douanières a ainsi été considéré comme un abaissement des obstacles aux échanges, même si l’aggravation de la fraude en est également le résultat[[Voir notamment Alain Vernholes, « L’europe sans frontières fiscales », Le Monde, 30 décembre 1993, pp. 1 et 13.. Les nouveaux régimes fiscaux venaient compléter l’ensemble du dispositif adopté pour réaliser le marché unique qui constitue selon l’expression d’un conseiller auprès de la Commission “une politique d’offre «à
l’européenne»[[Michel Catinat, « Les conditions de réussite du grand marché intérieur », Economie et statistique, janvier-février 1989, n° 217-218, pp. 97-115..
Les règles issues de la construction communautaire, instaurent ainsi un système de contraintes intégrées au droit fiscal et pesant sur l’emploi des instruments fiscaux par les Etats membres. Elles sont désormais relayées par des contraintes de nature “externe”, mises en place pour la réalisation de l’UEM qui pèsent de leur coté sur l’enveloppe globale des finances publiques, et orientent les politiques publiques selon les préceptes du libéralisme.

III. Pistes pour une fiscalité européenne alternative

Après les premiers échecs d’une construction politique de l’Europe, la démarche des responsables européens s’est appuyée sur l’économie pour dépasser les niveaux nationaux de souveraineté, le politique devant suivre naturellement. La stratégie retenue a été décrite par Bruno Théret comme la mise en place d’une “monopolisation de la justice et de la monnaie centrale”[[Bruno Théret, « Finance, souveraineté et dette sociale », dans Bruno Théret (ed.), L’Etat la finance et le social, La Découverte, Coll. Recherches, Paris, 1995, p. 588. .
L’accaparement du juridique s’est opéré notamment par le poids grandissant de la Cour européenne de justice, bientôt prédominante sur les organes nationaux[[Mario Dehove, « La définition légitime de l’Etat par les juges de l’Etat et l’internationalisation de l’espace juridique français », Ibidem, pp. 154-191. et capable d’imposer une vision du droit centrée sur la primauté de la concurrence. La jurisprudence de cette cour en matière de TVA rapidement évoquée précédemment, en fournit une parfaite illustration. Quant à la monopolisation de la monnaie, elle est l’aboutissement d’un processus de construction d’un espace économique intégré, soumis aux impératifs des marchés, dans lequel la réorganisation des fiscalités assurait au coté de la déréglementation, l’ouverture maximale des espaces marchands nationaux.
Les conséquences des politiques mises en oeuvre pour assurer l’émergence de nouvelles régulations ont progressivement montré les limites de cette stratégie. Au fur et à mesure que se renforçaient les contraintes sur la protection sociale, et avec l’explosion du chômage de masse dans une crise que les décisions européennes accentuaient, la légitimité de la construction communautaire s’est amenuisée. C’est ainsi que face à des populations de plus en plus sceptiques, les étapes qui ont scandé l’application de ce projet ont été l’occasion de tenter de réactiver les promesses toujours déçues d’un mieux être lorsque l’éden libéral européen serait achevé. Pour mesurer la vanité des engagements pris, il suffit de se remémorer les gains de bien-être que les projections des économistes proches de la Commission annonçaient en conséquences de l’ouverture du marché unique : gain de 5 points de PIB européen, création d’emplois pouvant atteindre 5 millions[[Michel Catinat, op. cit….
Un projet alternatif de construction européenne ne peut donc que s’appuyer sur un renforcement de la légitimité politique de l’Union. Or, pour reprendre Bruno Théret, “dans le contexte économique et financier international actuel” la guerre est avant tout économique et appelle à une protection des populations contre le chômage de masse et l’étiolement de la protection sociale. Il s’agit donc “d’instituer une citoyenneté européenne de type social permettant d’aller vers une union politique véritable”[[Bruno Théret, « Finance, souveraineté et dette sociale », op. cit., p. 593-594., garantissant un haut degré de protection sociale dans les pays de l’Europe du nord comme dans ceux du sud. En soulignant l’incapacité actuelle de l’échelon européen à intervenir sur la situation conjoncturelle ou à mener une politique de redistribution, cet objectif pose directement la question des ressources communautaires et de la construction d’un circuit de financement public indépendant, comme outil de légitimation politique de l’Union. La fiscalité devient ainsi un enjeu central.
L’émergence de ce circuit suppose la création ou la superposition de prélèvements propres à l’Union, associés à des règles de collectage et de contrôle autonomes. Il doit en outre fournir les moyens d’intervention à la hauteur des défis de l’heure : relance de l’activité économique, maintien et extension des garanties sociales, lutte contre la dégradation de l’environnement, réduction de la durée du travail… S’il n’est pas possible dans un espace aussi réduit que le présent article d’avancer un projet fiscal très élaboré, on évoquera néanmoins 3 pistes afin de suggérer quelles directions il pourrait suivre.
La première piste est directement associée à 1″‘échec” de l’harmonisation négociée des fiscalités de l’épargne. Face à des taux excessifs, on impute le plus souvent à juste titre la responsabilité de cette situation pénalisante, aux politiques monétaires restrictives menées par des banques centrales désormais indépendantes. C’est cependant oublier un peu vite que la libre circulation des capitaux amplifie les contraintes sur les taux. Or l’absence de tout contrôle et la concurrence fiscale ont provoqué la création de circuits d’optimisation, transitant fréquemment par le Luxembourg devenu le paradis fiscal européen. Ces circuits favorisent le déplacement rapide de masses importantes de capitaux, et la recherche de profits spéculatifs. Il parait donc indispensable de taxer ce facteur mobile qui déstabilise les politiques nationales, et d’y associer un dispositif de contrôle efficace. Deux mesures simples pourraient être envisagées : la mise en place d’un prélèvement significatif au profit de la Communauté, sur les capitaux investis dans des placements spéculatifs au sein de l’Europe mais hors des frontières nationales de leurs détenteurs ; l’instauration d’un système généralisé de déclaration par les tiers dans la Communauté. Les sommes perçues pourraient être affectées à des projets de développement, notamment dans les pays du sud.
La seconde proposition marquerait significativement la nouvelle orientation de la Communauté. En juin 1992, la conférence des Nations Unies de Rio de Janeiro s’est conclue sur la mise en place d’un programme de lutte contre l’effet de serre et de réduction des émissions polluantes en l’an 2000 à leur niveau de 1990. La Communauté européenne était partie prenante de ce projet et a lancé quelques initiatives qui, bien que certainement insuffisantes n’en constituaient pas moins des avancées intéressantes. Parmi elles figurait l’idée d’instaurer une “écotaxe” d’un montant de 3 dollars le baril d’équivalent pétrole. Elle aurait respecté le principe de la neutralité fiscale ce qui signifie qu’elle aurait été perçue au profit des Etats membres en contrepartie d’une diminution de leurs prélèvements obligatoires[[On trouvera différents articles discutant des projets d’écotaxe dans le numéro de juillet-août 1994 de la revue Futurible.. Ce projet n’a pas abouti principalement en raison de l’opposition de la Grande Bretagne, pays producteur de pétrole, et du patronat européen représenté par l’UNICE. En instaurant une écotaxe au profit de la Communauté, c’est-à-dire sans réduction des prélèvements, une politique de défense de l’environnement et de lutte contre les émissions polluantes passant notamment par une transformation des modes de transport des marchandises (passage de la route au rail) pourrait être engagée au niveau européen.
Enfin la troisième suggestion consiste tout simplement à renforcer le dispositif de contrôle fiscal à l’échelle européenne. La fraude dont le budget de la Communauté est victime connaît actuellement une vive expansion, qu’elle concerne les recettes fiscales ou les budgets d’intervention. Selon une estimation manifestement sous-évaluée puisqu’elle ne prend en compte que les fraudes et les irrégularités découvertes, elles auraient porté en 1995 sur un montant de 1,1 milliard d’écus (1,4% du budget communautaire), soit une hausse de 15% sur 1994, dont 735 millions concernaient les recettes. Selon certains Etats membres elle s’élèverait en fait à 15% du budget communautaire[[Jacques Myard, « Combattre la fraude : un défi pour les quinze », Rapport d’information à l’Assemblée nationale, dixième législature, n° 2803, Journal officiel de la République française, Paris, 1996. . Bien évidemment, ces chiffres ne comprennent pas les fraudes et les irrégularités dont sont également victimes les budgets des Etats membres du fait de l’insuffisance et de la dispersion du dispositif de contrôle après l’ouverture du marché unique. Elles portent donc sur des masses très importantes.
Ces trois pistes sont de faible ampleur au regard des objectifs fixés. En outre, elles ne concernent pas le renforcement de la protection sociale des populations européennes qui nécessiterait de plus amples développements. Elles montrent néanmoins qu’il est possible de doter la Communauté de réels moyens d’intervention et de réorienter la politique actuellement suivie en utilisant l’instrument fiscal. Un nouveau modèle de fiscalité européenne fondé sur d’autres principes que les préceptes libéraux pourrait en résulter, tout en engendrant un circuit européen de financement public susceptible de renforcer le poids politique de l’Union et de lui conférer la légitimité dont elle manque aujourd’hui.